Au cours du dernier demi-siècle, ma vie, mes expériences et mes idées s’étaient liées aux diverses orientations culturelles de manière à me permettre de mettre en évidence les divers déséquilibres manifestés dans la structure de la formation cognitive et culturelle de la plupart des dirigeants des courants islamistes quelque soient leurs niveaux. Pour jeter la lumière sur cette grave perturbation, il nous faut bien définir la formation cognitive contemporaine équilibrée avant de traiter sa forme antagoniste. Pour ce qui est de la première forme, elle doit regrouper des exemples de la pensée humaine dans divers domaines de la connaissance ancienne et contemporaine. L’Egyptien cultivé est celui dont l’esprit a parcouru toutes les disciplines : l’Histoire de l’humanité, la pensée politique, la philosophie, la psychanalyse, les lettres, les arts antiques et modernes, la sociologie, la gestion et autres. Cette connaissance pourrait avancer en parallèle avec d’autres disciplines de spécialités soit dans les arts appliqués ou les sciences sociales ou humanitaires. Il est en fait inconcevable que le bagage cognitif d’un directeur quelconque dans notre société contemporaine soit dépourvu d’un savoir du genre des exploits des anciennes civilisations égyptienne, babylonienne, assyrienne et grecque ou qu’il n’ait aucune idée des chefs d’œuvres de l’époque de la Renaissance ou du rôle joué par les représentants français du siècle des Lumières comme Voltaire, Diderot, Rousseau et Montesquieu qui ont préparé le terrain pour les systèmes et institutions politiques et constitutionnels contemporains dans les sociétés civilisées ; de même, il doit avoir une connaissance des fruits de la créativité humaine dans d’autres domaines des sciences appliquées, sociales et humaines au cours des deux derniers siècles. Je ne veux pas dire par là que la formation du directeur contemporain doit être identique à celle du spécialiste dans ces mêmes domaines; mais il doit avoir une formation cognitive suffisante et être au courant de la marche de l’histoire de l’humanité dans les temps anciens et modernes. Mon contact étroit avec la mentalité des dirigeants des courants islamistes a révélé - dans la plupart des cas- des mentalités de formation mono-disciplinaire. Ils ont une plus ou moins large connaissance de la littérature islamiste dans les divers domaines mais leur savoir est défaillant et manque d’équilibre comme je viens de mentionner. Tous les dirigeants de ces tendances manquent d’interdisciplinarité. Ils savent- à des degrés divers- les études coraniques, la biographie du prophète et la jurisprudence. Ils savent les chefs d’œuvres de toutes ces disciplines. Mais la formation de la large majorité d’entre eux est lacunaire; les éléments cognitifs font défaut à la mentalité de l’homme cultivé contemporain. Bien plus, ma connaissance de centaines de ces dirigeants- tout le long de ma riche expérience- a montré que les groupes islamistes nourrissent la tendance à ne pas perturber les esprits et les mentalités de leurs adeptes par des œuvres non-islamistes. La plupart des islamistes avec qui j’ai eu affaire m’ont dit qu’ils interdisent à leurs adeptes de lire les grandes œuvres de la philosophie, de la littérature, des lettres grecques anciennes et les écrivains français du siècle des Lumières qui ont frayé la voie à la Révolution française et les œuvres des grands philosophes de l’humanité depuis l’an V avant J.C. et jusqu’à nos jour. C’est leur politique fondamentale de formation des dirigeants et des prédicateurs islamistes. J’avise le lecteur de consulter à cet effet l’œuvre de Sarwat Al-Kharabawi au sujet de la politique des Frères musulmans.
La preuve la plus probante que la formation cognitive de la plupart des islamistes ne comporte aucune trace des divers étapes du parcours de la connaissance humaine est qu’ils n’établissent aucune distinction entre « la vérité religieuse » et la « vérité scientifique»: le première n’ayant que le texte religieux comme seule référence; quant à la seconde, elle diffère, de par sa définition établie par Auguste Comte (le fondateur du positivisme), de la vérité religieuse par le fait qu’elle est susceptible d’être confirmée par des preuves positivistes (scientifiques).
La vérité religieuse est respectée par celui qui porte une croyance aux textes fondateurs ou autres identiques à condition qu’elle reste uniquement au niveau de la croyance personnelle; mais la vérité scientifique est soumise aux règles de la preuve scientifique comme à la critique. On compte parmi les conséquences de la formation cognitive unipolaire et la non différenciation entre les deux vérités précédentes , les positions « statiques éternelles » des islamistes à l’égard d’un grand nombre de questions telles : la femme, les arts, la liberté d’expression intellectuelle, littéraire et artistique et la liberté de religion, etc… Nul dirigeant islamiste ne reconnaît le droit d’aucune personne dans sa société à être bouddhiste ou bahaïe, ni ne considère le ballet comme une danse artistique admise, ni n’accepte la musique, le chant, la photographie, le dessin ou la sculpture ; et s’il les autorise, c’est au prix de conditions draconiennes qui étouffent l’esprit de l’art et de la créativité. Bien plus, tous les dirigeants islamistes conçoivent de la même manière Cheick Omar Abdel Rahman, Khaled Islambouly et autres.
Je ne pense pas que nous pourrions un jour parler d’un « esprit islamique modéré » avant que le courant islamiste ne subisse un choc immense - comparable à celui enduré par l’église chrétienne en Europe au cours des siècles postérieures à la Renaissance qui ont connu les efforts déployés par les représentants du siècle des Lumières en vue de propager les valeurs de la glorieuse civilisation humaine qui ont rayonné à travers le monde après avoir bâillonné les intellectuels au bagage cognitif déstabilisé et banni leur orientation des sociétés. Un tel esprit ne peut jamais avoir raison tant qu’il est lacunaire et unidimensionnel et ne peut jamais affronter la réalité multidimensionnelle dont les problèmes et les dilemmes exigent des cadres humains d’un savoir équilibré, multidisciplinaire, capable de traiter avec toutes les réalités du monde contemporain et de prendre de l’élan en partant des sciences appliquées et sociales les plus sophistiquées.
L’histoire européenne nous apprend que c’est à l’instant même que les gens à esprit unidimensionnel ont été banni de la gestion des sociétés que l’esprit créatif a fait ses bonds spectaculaires pour présenter à l’humanité entière, en uniquement quatre siècles, des exploits scientifiques, du progrès et une amélioration de la qualité de la vie humaine qui dépassent de loin ses réalisations mises au jour au cours des siècles antérieures. L’esprit unidimensionnel ne peut guère ouvrir la voie à la créativité dans tous les domaines parce qu’il est arriéré et préoccupé, en permanence, par des questions dénotant la dégénérescence mentale.
Je me souviens à cet effet des paroles réitérées par le grand prédicateur égyptien qui martelait ses mots en disant: « Je n’ai lu au cours des quarante dernières années que le livre d’Allah. » A vrai dire, je ne sais pas si ce souvenir est une anecdote drôle ou triste mais elle servira de conclusion à mon article.