C’est une énigme politique : pourquoi Poutine a-t-il pris la décision de faire transférer un opposant politique déjà physiquement diminué vers le cercle polaire, dans une colonie pénitentiaire de Kharp, plus précisément dans l’okroug d’Iamalo-Nenets, un arrondissement autonome du nord de la Russie ?
Ses détracteurs répondent immédiatement : pour le tuer, loin des regards. Ils connaissent Poutine et ses méthodes.
Pour un européen comme moi, le doute le dispute à l’horreur. Faut-il croire que c’est faux, alors que Poutine ne fait aucun effort pour s’en disculper ? Ou faut-il accepter que ce soit vrai, et acter que la Russie de 2024 est plus violente que l’URSS il y a cinquante ans ?
Si je cherche dans un premier temps à ne pas verser tête baissée dans l’interprétation la plus sordide, c’est parce que je raisonne en occidental, avec le primat de la logique.
Rappelons que le transfert de Navalny dans une colonie héritière d’un camp de travail du goulag soviétique a eu lieu en décembre 2023 et que l’opposant avait lui-même affirmé qu’il allait bien, ce qui tendrait à prouver que le pouvoir russe n’avait pas à ce moment de projet déterminé. On peut peut-être assumer qu’il s’agissait simplement de le couper de ses soutiens occidentaux alors que la Russie connaîtrait en 2024 des échéances électorales. En effet, la précédente prison se trouvait à 250 km de Moscou, ce qui fait que les avocats du célèbre opposant pouvaient le voir très facilement. Or, juste avant son transfert, Navalny avait lancé une campagne via sa Fondation anticorruption contre Poutine : elle avait financé des panneaux publicitaires dans plusieurs villes russes, avec les mots ‘Bonne année à la Russie’ et un code QR menant à un site Internet anti-Poutine.
Poutine n’avait cependant pas besoin de faire disparaître cette figure courageuse de la résistance. Certes, elle était indomptable et n’avait jamais plié devant la menace, mais elle ne représentait pas un réel danger pour le régime. L’éloigner suffisait.
En sens inverse, on aurait pu penser que la Russie avait plutôt intérêt à le garder vivant. La situation militaire de la Russie s’était améliorée en Ukraine (prise le 17 février 2024 du bastion d’Avdiivka) et Poutine avait donné une surprenante interview à un journaliste américain, destinée à expliquer sa vision au peuple occidental. Tous ces éléments positifs paraissent désormais comme effacés par la mort de l’opposant. La mort de Navalny a même embarrassé Trump, dont l’élection pourtant servirait les plans de Poutine !
Sur le papier, la mort d’Alexeï Navalny, qui purgeait une peine de dix-neuf ans pour « extrémisme », est dévastatrice pour l’image de la Russie et va renforcer son isolement international. Alors que les élections présidentielles russes se profilent, c’est une preuve supplémentaire de la mainmise de Poutine sur le régime, ce qui ne peut que renforcer la détermination de ses adversaires : Ioulia Navalnaïa, la compagne de Navalny, ou Ilia Iachine, son ami, ont annoncé qu’ils continuaient la lutte. Cela ne peut qu’également encourager les Européens (qui ont reçu Ioulia Navalnaïa) à faire bloc, même si le passé sulfureux de Navalny (notamment sa participation à des marches xénophobes) est passé sous silence. Même le président américain Joe Biden a annoncé que de possibles sanctions supplémentaires pourraient être prises.
Je serai donc tenté, dans un premier temps, de me rassurer en raisonnant en occidental et croire en un stupide accident. Pourtant les zones d’ombre sur cette affaire rendent l’interprétation d’un accident très improbable.
La mort de Navalny est survenue le 16 février, lors d’une promenade et a été décrite comme une forme de crise cardiaque. Pour un quadragénaire, voilà une mort subite qui interroge. Grâce à l'emploi de poison, des dizaines d'« exécutions » ont cependant été maquillées, depuis Lénine en crises cardiaques, suicides ou dépressions… Staline disait : « La mort est la solution à tous les problèmes. Pas d’homme, pas de problème ».
Par rapport aux autres poisons utilisés par les agents russes - polonium 210, thallium, dioxine, plomb… - si empoisonnement il y a eu, le suspect numéro 1 est le novitchok. D’abord parce qu’en 2020, l’opposant russe avait déjà fait l’objet d’une tentative d’assassinat au moyen de cette combinaison d’agents constituant un poison neurotoxique capable de bloquer la transmission nerveuse : la substance empêche une enzyme qui permet à notre système nerveux de communiquer avec les muscles. Ensuite, parce que les symptômes convergent. Les agents novitchok ont pour conséquence de faire perdre connaissance et de simuler une attaque : les muscles ne sont plus contrôlés, ce qui ralentit le rythme cardiaque, provoque des spasmes et peut aboutir à la mort par étouffement.
Les analyses de sang auraient dû permettre d’y voir clair. Or, première pierre dans le jardin du soupçon, on apprend que sa famille n’a toujours pas accès à son corps, et cette situation devrait se prolonger entre 14 et 30 jours. Voilà qui ne va pas du tout dans le sens d’une communication transparente qui aurait pu viser à prouver la bonne foi de la Russie. Celle-ci se donne les moyens de faire disparaître toute trace compromettante et l’assume. En 2020, les experts médicaux russes avaient d’ailleurs expliqué que Navalny n’avait pas subi d’empoisonnement : or, sans trace de poison dans l’organisme, pas d’empoisonnement…cela me rappelle le raisonnement imparable « Pas d’homme, pas de problème ».
Deuxième élément de soupçon : Trois jours plus tard, coïncidence ou affront, on a appris que Poutine avait promu par décret plusieurs hauts-responsables du ministère de la Justice : le directeur adjoint du service pénitentiaire fédéral, Valery Gennadievich Boyarinev, a ainsi été élevé au grade de colonel-général. Ce même décret a également promu la directrice adjointe du Service fédéral des huissiers de justice (FSSP), Olga Pomigalova, et le chef adjoint du comité d’enquête, Sergueï Goryainov, tous deux élevés au même grade. Ces organismes sont respectivement chargés de l’application des lois et des enquêtes judiciaires au sein du ministère de la Justice.
Tout ceci démontre que non seulement Poutine se contrefiche complètement de noircir son image en Occident, mais qu’il semble même prendre un certain plaisir à narguer les occidentaux, tout en se jouant des soupçons ou des alarmes des chancelleries. Le message est : je suis brutal et implacable, je l’assume. Cela rappelle la manière dont MBS avait réglé le problème de Jamal Khashoggi.
En fait, loin de voir une suite de coïncidences, je suis convaincu que tout ceci résulte d’une stratégie mûrement réfléchie.
Le premier axe de cette stratégie est méthodologique : souffler le chaud et le froid pour paraître imprévisible. Poutine a ainsi enregistré une interview inédite avec Tucker Carlson pour un exercice de communication qui se voulait une offensive de charme destinée au monde occidental. Pourtant on se souvient que lors de l’interview, il avait alterné des phases de considération avec des tacles à destination d’un journaliste qui, pourtant, lui servait la soupe. Contre-pied de cet exercice de com’, la mort de Navalny survient quinze jours après comme un rappel au monde : Poutine parle comme un américain, et enchaîne en agissant comme un russe.
Tout se passe en fait comme si Vladimir Poutine prenait un malin plaisir à déstabiliser ses adversaires. Un autre exemple peut être apporté en soutien à cette analyse. Quelques jours plus tard, sans doute conscient que les intérêts de Trump et les siens apparaissaient de manière trop évidente convergents, Poutine s’est même payé le luxe de souhaiter la réélection … de Biden, car « il est plus prévisible ». C’était aussi un aveu de faiblesse : lui qui est passé maître dans l’art de changer de pied reconnaît en Trump son équivalent.
Le second axe stratégique est dans l’effet recherché. La mort de Navalny est une arme de dissuasion majeure dans l’arsenal de Poutine. Le mépris pour la vie, et notamment celui d’une idole occidentale est inconcevable en Occident parce qu’il désacralise un tabou profond. Poutine sait que la faiblesse occidentale dans le soutien à l’Ukraine tient au fait que les sociétés modernes ne veulent plus être confrontées à la mort. L’Occident croit en la victoire finale de la démocratie, une approche morale et spirituelle de l’Histoire. Poutine leur rappelle que la force brute est toujours plus efficace que la force de la volonté. Il faut interpréter cette exécution exactement comme nous aurions réagi à un essai de missiles russes au-dessus de Paris : une démonstration de force.
Poutine instrumentalise ainsi nos faiblesses. Depuis la seconde moitié du XXème siècle, sans doute par imprégnation des tendances éducatives à la mode aux Etats-Unis au lendemain de la guerre, les démocraties occidentales sont devenues émotionnelles. Les Russes savent que notre sensibilité au respect de la vie, notre peur de la mort, notre fragilité mentale sur un terrain compassionnel constituent notre talon d’Achille. A l’inverse, Poutine aime valoriser les valeurs « masculines » de la Russie.
Ces deux axes sont mis au service d’une stratégie de conquête et de négociation. Le britannique Harold Nicholson considérait qu’il y avait deux types de négociateurs : le guerrier et le commerçant. Le premier joue la montre pour gagner du temps et une position plus forte. Le commerçant essaye de bâtir la confiance, de modérer les demandes de chacun et de trouver un accord mutuellement profitable.
Bruxelles, Biden sont des commerçants, alors que Poutine ou Trump sont des guerriers. Les premiers réfléchissent en gains absolus, les seconds en gains relatifs. Poutine est en train de renforcer sa position militaire en Ukraine mais le moment de négocier n’est pas venu : il faut encore que la situation s’enlise et que le soutien à l’Ukraine s’étiole. Dans ce calendrier, Poutine a tout intérêt à ce que les élections américaines se passent et que Trump soit élu, car - guerrier contre guerrier - il ne veut pas d’accord mais un divorce à l’amiable. Pour le moment, sa priorité est donc de passer ses propres élections internes.
La mort de Navalny sert donc trois objectifs :
1/ Elle rend impossible de facto les négociations de paix, en provoquant une réprobation mondiale, alors que l’interview de Tucson semblait ouvrir la porte à une telle approche. Poutine renvoie donc à l’an prochain la phase diplomatique ;
2/ Elle renforce politiquement Poutine et musèle les opposants au régime ;
3/ Elle impressionne les occidentaux en leur rappelant le prix à payer d’un affrontement avec la Russie : Poutine ne recule devant rien. Le quart d’heure munichois des chancelleries européennes approche…