Accueil recherche MENU

Monde

(B)rule Otania

Julien Aubert
Julien Aubert

« Rule, Otania ! Otania rule the waves; Europeans never will be slaves ». C’est un peu ce que les signataires du traité de l’Atlantique Nord auraient pu chanter en chœur lorsque l’Alliance fut créée le 4 avril 1949. Il y avait là d’une part les États-Unis et le Canada, et d'autre part les signataires du Traité de Bruxelles de 1948 ou Traité de collaboration économique, sociale et culturelle et de légitime défense collective - Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas et Royaume-Uni - ainsi que le Danemark, l'Islande, l'Italie, la Norvège et le Portugal. L’OTAN était la première alliance militaire en temps de paix de l’histoire américaine, et voulait répondre au coup d’État communiste de février 1948 en Tchécoslovaquie en instituant un système de sécurité commune fondé sur un partenariat entre ces douze pays. 

 

C’était au siècle dernier.

 

Le partenariat transatlantique qui a commencé avec la générosité (presque…désintéressée) du plan Marshall (1948) tourne désormais au racket. Le torchon brûle entre les deux rives de l’Atlantique.  Les Européens redécouvrent en effet avec effroi la brutalité lucide de Donald Trump, probable prochain président des Etats-Unis. 

 

En meeting à Conway (Caroline du Sud), ce dernier a suggéré de laisser la Russie attaquer ceux qui ne contribuerait pas suffisamment au budget de l’Alliance. Il a prétendu restituer une discussion avec un chef d’État important, qui lui aurait demandé si les États-Unis protégeraient son pays en cas d’offensive de Moscou. « J’ai dit : “Vous n’avez pas payé ? Vous êtes des mauvais payeurs ? (…) Non, je ne vous protégerais pas. En fait, j’encouragerais [les Russes] à faire ce que bon leur semble” ». Poutine en homme de main de Trump pour faire raquer les récalcitrants ? Il fallait y penser. 

 

Dans une précédente tribune intitulée « Donald et Tigrou », j’avais expliqué que, lors de son premier mandat, Trump avait agi comme un révélateur. A des Européens, rêveurs de paix universelle par le droit, il avait révélé avec réalisme le monde tel qu’il est : une affaire de rapports de forces, pas celui de « Winnie l’Ourson ». Le « Tigrou » européen avait découvert qu’il était, au-delà des grillages de se réserve, entouré par la jungle et qu’un fou pouvait à tout moment découper les barbelés et ouvrir grande la porte aux prédateurs extérieurs. Trump avait déjà déclaré l’OTAN obsolète, ce qui avait poussé certains pays européens membres de l’OTAN tels que la Pologne, l’Italie ou les États baltes à de nouveau augmenter leurs dépenses militaires. 

 

L’analyse de Trump en termes de « retour sur investissement » de l’OTAN est le résultat d’une analyse lucide. Il faut dire que la mondialisation à l’ancienne ne satisfait plus les États-Unis : elle est devenue synonyme d’épuisement des classes moyennes, de chute du niveau de vie et de prise de conscience d’un certain déclin. Dans ce cadre, une politique étrangère vouée à changer le monde, voire à le sauver, est un luxe : c’est une chose que de faire des sacrifices pour défendre ses intérêts vitaux, ça en est une autre de payer ses idéaux avec des vies américaines et des dollars. La Guerre froide n’a pas débouché sur la paix kantienne tant attendue et le monde est devenu encore plus hostile aux Etats-Unis. La question migratoire est devenue un défi social et identitaire, même dans un pays fier de son melting pot. Trump s’est fait le principal porte-parole de cette contestation, en étant l’adversaire n°1 du consensus, face à la candidate de l’élite, Hillary Clinton et désormais Joe Biden, concentré de ce consensus américain traditionnel. 

 

Alors, l’OTAN peut-elle mourir ? L’histoire montre qu’une alliance disparaît lorsque les intérêts originels des membres fondateurs se mettent à diverger. Exemple : les alliances de Bismarck, écartelées entre la Russie et l’Autriche-Hongrie.

Néanmoins, la particularité de l’OTAN est que les Etats-Unis ne sont pas un simple membre, mais le pivot du système. Pour le comprendre, il faut faire un détour par la théorie de la stabilité hégémoniqueIl s’agit d’une théorie aux sources d'inspiration multiple, développée par des universitaires américains dans les années 70, et particulièrement par Kindlerberger (1973, 1978), Krasner (1976, 1983), Kehoane (1984) et Gilpin (1975). 

 

Leur analyse s’inscrit clairement dans la tradition de réflexion sur la puissance : le pouvoir putatif ou capacité d’influence est extrêmement importante, la puissance n’est pas fongible. L’hypothèse de départ est que les régimes stables (particulièrement en termes de relations économiques internationales) dépendent d’une puissance hégémonique/État leader capable d’établir des normes et des règles et de les réguler dans leur fonctionnement par sa capacité d’influence sur les autres puissances. La puissance hégémonique est capable de créer des incitations pour ceux qui perpétuent la hiérarchie et qui restent dans le système.

 

La stabilité du système international est conditionnée par la production de biens collectifs internationaux. Les acteurs sont le pays leader et les autres États. Un État leader a trois caractéristiques :  la capacité de créer des normes internationales et de les faire respecter ; la volonté de le faire ; une prédominance décisive dans les domaines économiques, technologiques, et militaire

 

Ces théoriciens citent deux exemples : le Royaume-Uni du XIXème siècle, en tant que principale place financière, avait un intérêt majeur à ce que le système économique fonctionne bien. Dès lors, les britanniques ont imposé leurs propres règles commerciales, par exemple en interdisant l’importation de textiles indiens ou en faisant pression sur la Chine. De même, les États-Unis après 1945 ont agi comme prêteur de dernier ressort, et fait en sorte de garantir que les marchés restent ouverts avec un soutien à la demande mondiale. 

 

Dans le cas de l’OTAN, on a affaire à un régime hybride entre une alliance et un système de sécurité collective. L’alliance a été établie dans le cadre de l’article 51 de la Charte des Nations Unies où est réaffirmé le droit naturel des États indépendants à la légitime défense, individuelle ou collective. Néanmoins, l’OTAN obéit à une logique d’alliance, c’est à dire de pacte entre plusieurs Nations, qui peut être soit un engagement à se prêter main-forte mutuellement en cas d’attaque, soit qui peut être dirigé contre un autre État ou coalition d’États. 

 

Ce régime « offre » un bien collectif à ses membres : la sécurité. Or, si j’en crois les théoriciens cités plus, l’incitation du leader à offrir ce bien collectif même s’il en supporte le coût, tient au fait qu’il est lui-même un gros consommateur de ce bien. Voilà pourquoi, depuis le début de l’histoire de l’Alliance, Washington porte à lui tout seul 50% des dépenses globales de l’Otan, en dépit de l’accord selon lequel aucun membre ne doit supporter plus de la moitié du fardeau à lui seul.

En d’autres termes, ce que Trump dénonce est en réalité la logique même du régime que Washington a mis en place, un système où les petits États exploitent le grand État. Qu’il se penche sur le fonctionnement de l’OPEP et il verra que ce régime fonctionne parce que l’Arabie Saoudite accepte de se faire truander par ses partenaires sur les quantités de pétrole extraites et de réduire sa propre production pour garantir le maintien d’un système de contrôle de stabilité des prix. Parce que son intérêt premier est que la renté pétrolière soit stable.

 

Ce que nous dit la théorie, c’est que cette générosité finit toujours par se tarir. Même si le leader remplit sa fonction, à terme il déclinera car le coût supporté par celui-ci et le comportement de passager clandestin des autres États impliquent une baisse de sa richesse. Ainsi, pour les britanniques l’hégémonie sur le système commercial international a duré 30 années après l’abolition des lois sur le blé (1846) et pour les américains, l’hégémonie financière a sérieusement commencé à disparaître après la fin du Gold Exchange Standard.

 

Dans le cas de l’OTAN, le régime a duré bien plus longtemps car il a été aidé par un phénomène externe. L'existence d'une hégémonie ne suffit pas à maintenir l'ordre et la hiérarchie interne : il faut aussi qu’elle soit aussi intériorisée. Or, la peur de l’URSS puis, après 2000, celle de Poutine a conditionné les pays européens à s’en remettre à Washington et à accepter son leadership. 

 

J’en veux pour preuve que sur les onze pays membres européens qui respectent l’engagement des 2% du PIB consacré au militaire - c’est à dire ceux qui ne veulent surtout pas que l’OTAN disparaisse - neuf sont très proches de la Russie et souvent issus de l’ancien bloc soviétique : la Pologne (3,9%), la Grèce (3%), l’Estonie (2,7%), la Lituanie (2,5%), la Finlande (2,5%), la Roumanie (2,4%), la Hongrie (2,4%), la Lettonie (2,3%), la Suède (2,3%), le Royaume-Uni (2,1%) et la Slovaquie (2%).

 

Le problème est que Trump, lui, n’a pas la pression de Poutine, et refuse d’être la banque de réassurance du système. Je ne choisis pas ce terme à l’aveuglette : le vocabulaire utilisé au XIXème siècle pour parler d’alliance - on parlait de traités d’assurance ou de contre-assurance - illustrait bien la notion d’assurance qui y est attachée. 

 

Pire, Trump déconnecte la question de la grandeur de l’Amérique et son rôle de leader mondial déterminé à transformer le système. Au-delà du discours, il épouse l’idée de l’équilibre des forces (il érige néanmoins la primauté du rapport de forces), cher aux réalistes, et en tire les conséquences : réduction de la présence américaine dans le monde, prudence dans les crises, utilisation rare de l’outil militaire, réduction de l’engagement en faveur de la démocratie. Trump se présente avec une attitude pragmatique et inflexible vis-à-vis de l’Europe, neutre et pragmatique avec la Russie, indifférent au Proche-Orient. 

 

Se laissant guider par son pragmatisme entrepreneurial érigé en doctrine, Trump tend à combiner intuitivement réalisme politique classique (avec sa focalisation sur les intérêts nationaux), abandon de la question des valeurs et de l’ordre mondial et néoréalisme (avec sa lecture de la dynamique des rapports de forces dans le monde). Présenté comme un isolationniste à cause de son slogan de campagne initial, Trump doit plutôt être vu comme un réaliste nationaliste, prêt à utiliser la force si nécessaire sur le modèle de Reagan. En effet, même s’il n’affiche aucune position claire en politique étrangère, Trump s’est toujours positionné en rupture totale avec le paradigme diplomatique américain.

 

Trump ne fait que répéter ce qu’il a toujours dit. A l’Ouest, rien de nouveau, donc. 

 

Poutine, qui pense et agit avec une vision longue de l’Histoire remontant aux tsars, s’entend naturellement bien avec Trump, qui lui réfléchit en businessman en se souciant comme une guigne du legs de ses prédécesseurs : on ferme les unités qui coûte trop cher. L’interview de Poutine par Tucker, présenté comme un putatif vice-président pour Trump, a démontré cet incroyable décalage entre deux cultures et pourtant une forme de connivence. Il semblerait que le guerrier qui parle comme un commerçant (Poutine) et le commerçant qui éructe comme un guerrier (Trump) puissent nouer une forme d’alliance tacite pour faire tomber l’OTAN car c’est l’intérêt de chacun. Espérons que l’Europe ne termine pas comme la Pologne.