Le Hezbollah déplace des armes le long de la frontière avec Israël (c) Photo Jean-Paul Louis Ney.
Depuis le début du conflit à Gaza, les raids israéliens se sont multipliés sur le sol syrien. L’armée israélienne cible notamment les convois d’armes iraniennes en direction du Hezbollah libanais. Depuis plusieurs années, l’Iran tisse une influence pluridimensionnelle avec l’aval de Damas.
Selon un décompte de l'Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), Israël a mené depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre plus de 45 frappes sur le territoire syrien, entraînant la mort de 14 soldats syriens, 22 combattants du Hezbollah, neuf miliciens syriens et 32 membres des milices pro-iraniennes stationnés en Syrie. Le 8 janvier, en début de soirée, l'armée israélienne a annoncé avoir éliminé Hassan Akkacha, un « responsable des tirs de roquettes du Hamas depuis la Syrie vers Israël », dans une opération menée à Beit Jinn, ville située au sud-ouest de la capitale syrienne.
Les autorités israéliennes ne commentent que rarement les frappes en Syrie, mais l’aviation de l’État hébreu cible les casernes, les entrepôts, les convois d’armes iraniennes à destination du Hezbollah libanais et également des cadres de la force Al-Qods, véritable armature de la politique étrangère iranienne au Moyen-Orient. C’est d’ailleurs ce qu’Israël a fait le 25 décembre dernier en éliminant Reza Moussavi dans le quartier de Sayeda Zeinab, au sud de Damas. Commandant de l’ombre particulièrement actif en Syrie et au Liban, Razi Moussavi était notamment responsable du transfert et du transport d’armes de l’Iran, via l’unité 2250 qu’il dirigeait, vers ces deux pays, ainsi que vers l’Irak, le Yémen et les territoires palestiniens. L’Iranien a joué un rôle crucial dans la livraison de missiles balistiques sol-sol iraniens de classe Fateh au Hezbollah, selon des sources citées par Amwaj. Il était également un proche collaborateur de Qassem Soleimani, chef de la force Al-Qods jusqu’à son assassinat par un drone américain à Bagdad le 2 janvier 2020. Reza Moussavi était sur le terrain depuis les années 1980.
Une myriade de milices
Pour Thierry Coville, chercheur à l’Iris et spécialiste de l’Iran, « sa mort va entraîner certainement une petite période de flottement dans l’appareil sécuritaire iranien, mais il ne faut pas oublier que Téhéran a conçu un système organisé, donc même si une tête tombe, elle sera rapidement remplacée ». En effet, la présence iranienne en Syrie remonte à plusieurs décennies. A l’avènement de la République islamique iranienne en 1979, le pouvoir central syrien d’Hafez el-Assad avait fait le choix d’un alignement géopolitique sur Téhéran. Les deux régimes sont pourtant antinomiques, l’un est une théocratie chiite l’autre est une république nationaliste. Les deux pays avaient néanmoins le même agenda géopolitique et les mêmes adversaires régionaux, à savoir l’Irak de Saddam Hussein et Israël.
Partageant une racine chiite avec le pouvoir central de Damas, l’Iran va ainsi justifier son intervention militaire auprès des troupes de Bachar el-Assad pour la protection des lieux saints de cette branche de l’islam. En effet, dès le début du conflit, la présence du Hezbollah est des Iraniens est attesté dans les faubourgs de Damas, là où se trouve le sanctuaire de Sayyida Zeinab (fille de l’imam Hussein). Ce lieu de culte est un véritable pèlerinage pour les chiites. D’ailleurs deux minarets, offerts par l’Iran, ornent le mausolée. Très rapidement, Téhéran va mettre au pas une milice, la brigade Abu Fadl al-Abbas, composée de forces spéciales libanaises, irakiennes, syriennes et iraniennes pour défendre le site. Mais la raison officieuse de l’intervention iranienne en Syrie réside dans « la crainte de voir l’acheminement des armes vers le Hezbollah libanais mis à mal » par les différents groupes djihadistes sur le terrain, explique l’auteur du livre L’Iran une puissance en mouvement aux Éditions Eyrolles. Cet appui aux forces syriennes a permis à l’Iran de tisser un large réseau de milices aux quatre coins du territoire. Le Hezbollah libanais s’est rapidement impliqué dans le conflit dès 2013. Téhéran a également pu embrigader des brigades afghanes (Liwa el-Fatimiyoun) composées d’environ 3500 combattants et les brigades pakistanaises (Liwa el-Zaynabiyoun). De surcroît, l’Iran a pu compter sur les milices irakiennes chiites à l’instar Liwa ‘zul-Fiqar (du nom de l’épée du prophète), Liwa ‘Ammar Ben Yasser, l’organisation Badr ou encore le Harakat al Nujaba. Cette présence hétérogène est pilotée par la force iranienne Al-Qods.
Russes et Iraniens n’ont pas les mêmes objectifs en Syrie
L’idée sous-jacente avec l’implantation de cette myriade de groupuscules affiliée à Téhéran est de sanctuariser un corridor terrestre allant du territoire iranien à la Méditerranée en passant par l’Irak et la Syrie. « C’est une stratégie qui est appliquée patiemment par l’Iran depuis des années », précise Thierry Coville. Cette intervention s’est également matérialisée par la présence de nombreuses bases militaires. A ce propos, le site saoudien Al-Majalla a répertorié près de 530 sites militaires appartenant à l’Iran et à ses alliés. Ces sites regroupent aussi bien des entrepôts, que des casernes, voire des bâtiments non officiels. Ils se situent à Abou Kamal, à la frontière syro-irakienne, à Deir ez-Zor, à Damas et dans sa banlieue, à Alep, sur le littoral, à Masyaf, à Homs, à Hama mais également proche du Golan occupé militairement par Israël depuis 1981 avec la présence de bases vers Souëida, Deraa et Quneitra. Outre l’aide au Hezbollah libanais, le but « est d’établir un rapport de force avec Israël, en faisant monter la pression sur l’ennemi », ajoute le chercheur.
Cette présence militaire iranienne sur le sol syrien fait donc face aux raids réguliers de l’aviation israélienne. Cette politique de bombardements en Syrie a été lancée par Benyamin Netanyahou. Depuis l’intervention russe aux côtés des troupes de Bachar Al-Assad en septembre 2015, la Russie est un acteur incontournable aux portes d’Israël. Tel-Aviv s’est donc empressé de s’entendre sur des paramètres sécuritaires. Le premier ministre israélien avait multiplié les déplacements à Moscou pour obtenir des garanties du Kremlin. L’équation syrienne est complexe ; la Russie, qui est alliée sur le terrain avec les forces syriennes et iraniennes, a également de bonnes relations avec l’État hébreu. En effet, un accord tacite stipulerait que les Russes ne s’opposeraient pas aux frappes israéliennes contre les forces iraniennes en Syrie. Ayant la maîtrise du ciel syrien, le système de défense antiaérienne russe S-400 n’intercepte pas tous les missiles de l’État hébreu. Tsahal, au moyen d’une campagne militaire de basse intensité, mène ainsi « une guerre entre les guerres » (Milkhama ba milkhamot en hébreu). Dans un rôle d’arbitre, pour empêcher une militarisation de la présence iranienne non loin du Golan, Moscou était en 2018 chargé de faire respecter la démilitarisation d’une zone de 85 kilomètres — ligne Bravo — autour du plateau syrien.
Russes et Iraniens ont permis au régime syrien de reprendre près des trois quarts du territoire. Qassem Soleimani, le général des Gardiens de la révolution assassiné par un drone américain en janvier 2020, était allé lui-même à Moscou en août 2015 convaincre Vladimir Poutine d’intervenir militairement pour sauver son allié Bachar Al-Assad. Les deux pays avaient leurs propres agendas sur le terrain, mais la finalité était la même : sauver le régime syrien. Il y avait indubitablement une convergence des luttes sur le terrain militaire. Aujourd’hui, l’Iran et la Russie participent conjointement au processus d’Astana qui vise à résoudre la crise syrienne en passant outre le système onusien.
L’absence d’un retour sur investissement
Mais depuis 2019 et la relative pacification de la « Syrie utile », on est entré dans une nouvelle phase. Les alliés d’hier se positionnent dans une dynamique de concurrence économique. Moscou et Téhéran convoitent donc tous deux les dividendes de la paix en Syrie. Les deux pays cherchent à étendre leurs zones d’influence respectives. Alors que Moscou entreprend la refonte de l’armée syrienne sur un modèle multiconfessionnel, les milices iraniennes optent pour une logique pan-chiite. Plusieurs régiments de Bachar Al-Assad sont contrôlés par Moscou, la cinquième division par exemple ; les Iraniens quant à eux, seraient proches de la quatrième division, contrôlée par Maher Al-Assad, le frère du président syrien.
Compte tenu des investissements militaires, en hommes et en armes, estimés à plus de 105 milliards de dollars sur une décennie, « les Iraniens pensaient voir des retombées, mais les contrats et les échanges ne sont pas à la hauteur des espérances initiales », explique le spécialiste de l’Iran. Téhéran obtenu l’exploitation des mines de phosphate d’Al-Charqiya et Khunayfis. Ils ont également construit plusieurs centrales électriques à Banyas et à Alep et gèrent le port de Lattaquié depuis 2019. Les autorités iraniennes ont comme projet d’augmenter les échanges au sein du bloc Iran, Irak, Syrie et Liban en créant notamment une ligne de chemin de fer partant du port Imam Khomeiny dans le Golfe persique pour atteindre Damas et Lattaquié, sur le littoral syrien, en passant Basra, Bagdad et Abou Kamal.
Pour l’heure, les desseins économiques prônés dans l’ouvrage de l’homme politique iranien Amir Jahanshahi Le Grand Iran aux Éditions Grasset sont bien loin de la réalité. L’auteur de ce livre a pensé un avenir commun entre Beyrouth, Damas, Bagdad et Téhéran autour d’une union douanière avec une monnaie commune, des échanges culturelles, universitaires et financiers dans lequel chaque pays aurait un rôle déterminant.