Accueil recherche MENU

Editos

Quid de l’influence française au Sénégal ?

Forces anti-djihadistes
Forces anti-djihadistes au Sahel (G5). photo/Jean-Paul Louis

Au Sénégal, le scrutin présidentiel se déroulera le 25 février 2024. L'opposant principal du pouvoir, emprisonné depuis fin juillet, Ousmane Sonko, a fait déposer sa candidature à la présidentielle devant le Conseil constitutionnel malgré le refus de l'administration de lui livrer tous les documents nécessaires, a indiqué ce mardi Ousseynou Ly, un responsable de la cellule de communication de son parti.

Ousmane Sonko, 49 ans, député à l’Assemblée nationale de 2017 à 2022, maire de Ziguinchor et président du parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), avait engagé un bras de fer de plus de deux ans avec l'État. Accusé de viols (qu’il dénonce comme « une tentative de liquidation politique »), son arrestation l’été dernier avait provoqué plusieurs épisodes d’affrontements violents et meurtriers entre ses soutiens et la police. Le 1er juin 2023, il est acquitté des accusations de viol et de menaces de mort, mais il est cependant condamné à 2 ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse ». Sa candidature à la future élection présidentielle fait depuis l'objet d'une intense bataille judiciaire.

Mi-décembre, un juge avait relancé sa candidature en ordonnant sa réinscription sur les listes électorales, confirmant une décision rendue en octobre par le tribunal de Ziguinchor qui avait été cassée par la Cour suprême.

L'ancienne Première ministre Aminata Touré, autrefois proche de Macky Sall et qui avait ensuite rejoint l'opposition, a, elle aussi, annoncé le dépôt de sa candidature lundi.

 

Le Conseil constitutionnel devrait annoncer le 20 janvier la liste des candidats retenus à la présidentielle.

Quoi qu’il en soit, Bassirou Diomaye Faye, lui aussi en prison, est le plan de remplacement du parti d'Ousmane Sonko, le PASTEF – dissous fin juillet – pour le scrutin présidentiel de février.

 

Une lutte de pouvoir aux raisons plus profondes qu’on ne le pense

Pour l’africaniste Bernard Lugan : « Pour les médias français, l’explication de la crise que traverse le Sénégal est simple. Il s’agirait du rejet par la jeunesse d’un président (Macky Sall) tentant de se maintenir au pouvoir à travers un troisième mandat et qui, pour y parvenir, aurait fait disqualifier son jeune opposant épris de démocratie par une justice aux ordres. Le tout sur fond de crise économique et sociale. Affligeante de superficialité, une telle présentation fait l’impasse sur le mal profond qui mine le Sénégal. Longtemps exception en Afrique, ce pays voit en effet aujourd’hui son système politique arriver à la fin d’un cycle à travers l’essoufflement du mythe de l’État supra-ethnique. Et cela, les butors médiatiques français ne l’ont naturellement pas vu… ». Pour l’expert, fin connaisseur des Afriques, c’est surtout un retour en force des ethnies dont nous sommes témoins. Il ajoute : « À l’exception du séparatisme casamançais, et en dépit de sa vingtaine de groupes ethniques, cette « vitrine de la démocratie en Afrique » qu’est le Sénégal n’a pas connu de conflit ethnique. Or, actuellement, il rejoint peu à peu le lot commun continental, ses propres déterminismes y étant en passe de l’emporter sur l’État supra-ethnique patiemment constitué par ses dirigeants depuis la décennie 1960. Bannie de l’administration dès les indépendances, l’ethnie est désormais revenue en force dans le débat politique sénégalais. Paradoxe cependant, quoiqu’interdite politiquement, la réalité ethnique était régulièrement mentionnée à travers les recensements de la population afin de bien mettre en évidence la domination démographique des Wolofs, soit 40 % des Sénégalais. Cinq autres ethnies totalisent environ 52 %, à savoir les Sérères 16%, les Peuls 14 %, les Toucouleurs 10 %, les Diolas 8 % et les Mandingues 5 %. Les autres ethnies rassemblent 7% de la population sénégalaise. Une précision cependant, les Peuls et les Toucouleurs étant très proches, et comme ils sont associés dans la croyance populaire, leur poids est donc d’environ 25 % de la population sénégalaise totale. Dès les indépendances, conscients de la fragilité du pays, précisément en raison de sa mosaïque ethnique, les dirigeants sénégalais avaient cherché à mettre l’État en construction au-dessus des déterminismes ethniques, tout en reconnaissant l’existence de six langues. Or, de fait, ce fut l’une d’entre elles, le wolof qui, en raison du nombre de ses locuteurs, prit le dessus ».

Les affirmations culturelles des ethnies minoritaires ont dès lors commencé à s’exprimer face à l’exclusivisme du wolof. Puis, cette revendication se transforma naturellement en quête du pouvoir. « Cette évolution fut cachée par le rejet du président Abdoulaye Wade qui coalisa contre sa personne toutes les oppositions politiques et ethniques. C’est ce qui permit d’ailleurs l’ascension du Peul Macky Sall qui rompit en 2008 avec le président Abdoulaye Wade jusque-là son mentor, et dont il était le Premier ministre. Il remporta ensuite les présidentielles de 2012, battant le sortant Wade grâce à une très large coalition, le Benno Bokk Yakkar, ce qui signifie en wolof « unis pour le même espoir », rappelle Bernard Lugan. « En 2015, le non-dit des ethnies et des castes surgit subitement au grand jour quand l’ancien président Wade, furieux de l’inculpation de son fils Karim dans une affaire d’« enrichissement illicite », déclara que le président Macky Sall était « un descendant d’esclaves dont les parents étaient anthropophages (et que) dans d’autres situations, je l’aurais vendu en tant qu’esclave (…) ». Ces attaques insensées n’empêchèrent pas Macky Sall d’être réélu au premier tour des élections présidentielles de 2019 avec plus de 58 % des voix, allant donc au-delà de sa base ethnique, celle des Alpulars – ceux qui parlent le pulaar, le peul – et de celle de sa femme qui est d’ethnie sérère. Sans oublier qu’il a bénéficié du soutien de la puissante confrérie des mourides ».

 

Depuis cette élection, son opposition joue très clairement la carte ethnique pour tenter de l’affaiblir en vue du prochain scrutin de 2024.

Pour l’africaniste français, Ousmane Sonko, l’un des principaux opposant à Sall, présenté par les partisans du président sortant comme « un libidineux » et comme un « jouisseur arrogant », « a perdu le soutien d’une grande partie de l’opinion sénégalaise en commettant une faute politique majeure quand, au mois de février 2022, il déposa plainte contre son propre pays devant la Cour pénale internationale (CPI), ne craignant pas d’accuser l’État sénégalais de discrimination et de génocide (!!!) contre les Casamançais (Diolas, Mandingues, Soninkés et Manjaques), et également en raison des « préjugés les empêchant d’accéder à des postes importants ». Cette plainte aussi insolite qu’irrecevable fut très naturellement invalidée par la CPI, mais Ousmane Sonko continua à souffler sur les braises de l’ethnisme en déclarant que le président Macky Sall considère les Diolas « comme des paresseux qui passent leur temps à boire de la bière à base de riz ». Lugan poursuit : « comme il déteste la France, qu’il ne cesse de la dénoncer, elle et le CFA, ainsi que les entreprises françaises installées au Sénégal, les médias français ont donc les « yeux de Chimène » pour Ousmane Sonko qu’ils présentent comme le candidat de la jeunesse et du renouveau, de la démocratie et du progrès. Ce faisant, ils ne voient pas, ou pire encore, ils ne veulent pas voir qu’il agit en pyromane. En allumant sans cesse des incendies ethniques pouvant à tout moment devenir incontrôlables, Ousmane Sonko et ses partisans accélèrent la fin de l’exception politique sénégalaise. Espérons pour ce pays ami que cela ne se terminera pas par une nouvelle tragédie africaine ».

 

Quid de l’influence française et main de l’étranger ?

Les relations entre le Sénégal et la France sont historiquement solides, marquées par des liens économiques, politiques et culturels étroits. Toutefois, l'émergence (ou le retour) de nouvelles influences, comme celle des Etats-Unis, de la Chine et surtout de la Russie, en Afrique, peut potentiellement impacter ces relations. La Russie, dont la France s’est fait un ennemi depuis 2013 en mordant à chaque fois la main tendue par Moscou et son suivisme atlantiste et européiste stupide depuis la guerre en Ukraine, cherche à élargir sa présence sur le Continent noir au détriment de Paris dont il était son pré-carré historique, notamment par le biais d'accords commerciaux, d'assistance militaire et de diplomatie. Cela peut introduire de nouveaux éléments dans les relations sénégalo-françaises, mais l'impact spécifique dépendra largement des décisions prises par les gouvernements et des priorités nationales en 2024.

Moins par l’action des Russes que par les erreurs politiques et géostratégiques consternantes et à répétition d’Emmanuel Macron et de ses équipes, Paris a perdu une grande partie de son influence en Afrique. Comme on l’a vu avec la série de coups d'État militaires dans des pays de son ancienne sphère d’influence, tombés les uns après les autres comme un château de cartes. La France soutient fermement la démocratie au Sénégal et elle espère protéger le pays de Léopold Sédar Senghor des coups d’État. Tâche on ne peut plus difficile dans le contexte géopolitique global actuel. La Russie est bien sûr très attentive sur l’issue de l’élection sénégalaise de février. Selon certaines sources, Sonko, dont hostilité à l'égard de la France et des pays occidentaux est assumée, serait soutenu par Moscou (et le Qatar !) et aurait eu des contacts avec des hommes de la société militaire privée russe, Wagner

Quoi qu’il en soit Sonko n’est pas encore élu et les Russes ont l’habitude de ne jamais mettre leurs œufs dans le même panier. Le Sénégal, comme de nombreux autres pays africains, lorgne déjà du côté du Kremlin. Souvenons-nous simplement du projet de partenariat entre la ville sénégalaise de Thiès et celle de Sébastopol, en Crimée, en pleine guerre d’Ukraine !

Et surtout, rappelons que Dakar est le deuxième partenaire commercial de Moscou en Afrique subsaharienne après l’Afrique du Sud. En 2022, les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint 513,30 milliards de FCFA, soit quelque 784 millions d’euros. En 2018 déjà, le Sénégal faisait partie des dix premiers partenaires commerciaux de la Russie sur le continent africain. Le partenariat russo-sénégalais s’est depuis et de plus en plus développé, et a gagné en volume, en dépit des sanctions occidentales visant la Russie pour sa guerre contre Kiev. Ainsi, la Russie est l’un des principaux fournisseurs du pays en produits pétrochimiques, en engrais, en blé (40 % du blé consommé au Sénégal vient de la Russie) et même dans le domaine du numérique (service digitalisé russe pour les taxis sénégalais, de la marque «Yango», depuis 2022).

 

Bref, quel que soit l’issue du scrutin le 25 février prochain, nous ne pouvons qu’être inquiets quant à l’avenir de l’influence française dans ce pays pourtant historiquement proche de la France. Et, comme je l’ai déjà expliqué dans une précédente tribune, non pas en raison de l’agressivité ou de l’efficacité de nos adversaires géopolitiques mais plutôt à cause de l’incompétence abyssale et la véritable politique de gribouille dont nous ont habitués malheureusement les dirigeants parisiens actuels pour défendre les intérêts français en Afrique comme ailleurs…

 

Cet article a été initialement publié sur Al-Ain.com le 27 décembre 2023