Sur fond de guerres sanglantes et d’extension de la misère partout sur la planète, la Légion étrangère continue au 21ème siècle de recruter des hommes de bonne volonté victimes des bouleversements géopolitiques, jetés sur le pavé, poussés sur les routes de l’exil et condamnés à l’errance[1]. Mais entre la Légion fantasmée et la réalité de la vie légionnaire, un gouffre béant persiste.
Il y a une vingtaine d’années, l’auteure Marie Larroumet avait mis en lumière, à travers l’étude de la littérature, de la chanson et du cinéma, le décalage entre d’une part, la manière dont le grand public imagine les légionnaires et d’autre part, la perception que la Légion étrangère, créée par Louis-Philippe en 1831, se fait d’elle-même et donc du profil d’hommes qu’elle recrute[2]. Depuis les années 1920, plus d’une cinquantaine de films et des centaines de livres et d’études lui ont été consacrés, véhiculant principalement l’image de héros mythiques romantiques ou de mercenaires sans foi ni loi. Des films tels que Beau geste (1926), Les Hommes sans nom (1937), Casablanca (1942), Un Taxi pour Tobrouk (1961) ou Dien Bien Phu (1992) de Pierre Schoendoerffer, ont durablement marqué les esprits. Les anciens légionnaires que furent les écrivains Arthur Koestler, Ernst Jünger, Alan Seeger, mais aussi le joailler Fred Samuel, l’écrivain Blaise Cendrars, le cinéaste Frédéric Rossif, le jazzman Cole Porter, le peintre Nicolas de Staël, ou l’homme d’affaires Simon Murray – tous sous-officiers ou militaires du rang – ont contribué à susciter l’admiration du grand public pour la Légion.
La réalité au-delà du mythe
S’il est indéniable que cette fascination a permis à l’institution légionnaire, forte de quelque 9000 hommes, de disposer d’un large vivier de recrues venues des quatre coins du monde (un candidat sur 10 en moyenne est retenu), le revers de la médaille est évidemment l’arrivée massive de candidats dont les attentes sont en complet décalage avec les besoins de cette unité d’élite.
Dans son ouvrage intitulé Ne jamais baisser les bras[3], l’ancien légionnaire Danilo Pagliaro bat en brèche les idées reçues et les clichés amplifiés sur internet et tente de dissuader les candidats inopportuns que sont « les mythomanes et les exaltés » de se présenter aux portes de la Légion. Alors que l’âge moyen des nouvelles recrues de la Légion est de 23 ans, l’auteur s’est engagé tardivement à l’âge de 36 ans. Il y a passé plus de deux décennies. Il distille ses conseils aux potentiels candidats à l’engagement, mais tient à leur enlever toute illusion. Il avertit : « Prenez garde à ces garçons très sportifs mais obsédés par leur petit confort et par l’ordinateur : de grands gamins qui vivent aux frais de papa et maman et qui jouent les matamores dans les forums en discutant avec beaucoup d’aplomb des armes, des techniques militaires, des corps d’élite et qui s’enflamment en pensant à la guerre (…) Méfiez-vous des fanfarons de la tranchée et des poètes du barbelé (…) La guerre, ce n’est pas comme dans les jeux vidéo. C’est surtout une abomination ».
Le visage hideux de la guerre
Car, comme l’écrivait Ernst Junger dans Orages d’acier : « On ne connaît pas un homme avant de l’avoir vu au danger ». L’effroyable réalité des combats, Danilo Pagliaro l’a connue dans les conflits en Bosnie et en Centrafrique. « Le vrai légionnaire sait qu’il devra combattre. Vivre la guerre est terrible, la raconter aussi ». Et le retour en force de la guerre en 2023 sur différents théâtres d’opérations appelle inexorablement à sortir de toute fiction pour faire face à la sordide réalité.
« Le vrai légionnaire n’aime pas la guerre », assène-t-il aux rêveurs. « Il combat certes, mais tout simplement parce que c’est son boulot. Celui qui a été vraiment sur un champ de bataille porte au fond de lui le lourd fardeau du deuil. Aucun plaisir à en parler, surtout avec ceux qui n’étaient pas avec lui. La guerre, ce n’est pas un match de foot : pas de commentaires en direct, pas de possibilité de revoir les images au ralenti, pas moyen de revenir en arrière ». Et comme l’exhorte l’article 7 du Code d’honneur du légionnaire : « Au combat tu agis sans passion et sans haine, tu respectes les ennemis vaincus, tu n’abandonnes jamais tes morts, ni tes blessés, ni tes armes ».
C’est ainsi que reviennent à l’esprit les exhortations de l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, récipiendaire du Prix Nobel de littérature en 2015, dans son ouvrage La Guerre n’a pas un visage de femme, à cerner la réalité de la guerre dans toute son horreur et, avant tout, l’omniprésence de la Grande faucheuse et le caractère diabolique des atrocités récurrentes, telles que la torture, le viol, les meurtres d’enfants et même le cannibalisme, en plus du froid ou de la fournaise, de la faim, de l’épouvante, et évidemment, de la douleur sous toutes ses formes (physiologique, psychologique, spirituelle…).
Quel avenir pour la Légion étrangère ?
Pour Danilo Pagliaro, « inutile de se voiler la face : les temps changent. La Légion est en train de changer, l’armée est en train de changer, la société entière est en train de changer… ». Il redoute le laxisme et l’affadissement de l’esprit de corps, comme conséquences de l’individualisme des sociétés occidentales. Sans doute a-t-il raison. Cependant, la principale menace que l’on pourrait entrevoir concernant la disparition de la Légion étrangère nous semble avant tout liée au sort de la France dans l’Union européenne. En effet, au vu des évolutions soudaines et des votes historiques récents et à venir concernant la réforme institutionnelle de l’UE (vote inédit au Parlement européen le 22 novembre 2023; le 1er décembre 2023, vote à l’Assemblée nationale de la première étape du nouveau Traité européen), la transformation de l’UE – non plus en une UE fédérale comme on aurait pu le penser – mais en un véritable État européen centralisé à Bruxelles, avec un noyau de personnalités non élues par les peuples au sein du nouvel Exécutif (gouvernement de l’UE avec un président puissant), aurait des conséquences inédites sur la souveraineté de la France et évidemment sur ses forces armées. Comment imaginer en effet qu’une organisation aussi procédurière et tatillonne que l’UE, capable de légiférer à l’infini sur des détails tels que l’interdiction des boîtes à camembert françaises sous de fallacieux prétextes écologiques, puisse tolérer les particularités juridiques de l’institution légionnaire, au premier rang desquelles la mise sous anonymat (identité déclarée) des légionnaires !? Il me semble que la Légion ne puisse perdurer qu’à condition que la France conserve sa souveraineté…
Quoi qu’il en soit, « si le citoyen n’est pas capable de relever la tête, avec un sursaut d’orgueil digne de son passé et de ses traditions, nous succomberons. Nos symboles, nos étendards, les souvenirs de nos batailles, des sacrifices consentis et du sang versé, tout cela tombera dans les oubliettes de l’histoire. Et la Légion avec », signale Danilo Pagliaro.
Après la Légion, l’ancien brigadier-chef n’est pas retourné vivre en Italie. Il a entrepris des études de lettres puis d’histoire à l’université d’Avignon, obtenant une licence, puis un master, avant de se lancer dans des études doctorales sur l’histoire de l’architecture navale à Venise. Son livre relatant son expérience personnelle à la Légion est un « page turner » comme disent les Américains : on le dévore d’une seule traite. L’institution légionnaire lui saura peut-être gré d’avoir dissuadé les moins aptes des potentiels candidats à se présenter à ses portes.
[1] Ana Pouvreau : Le Système Légion – Un modèle d’intégration des jeunes étrangers, Paris, L’Esprit du Livre, 2008.
[2] Marie Larroumet : Mythes et images de la Légion étrangère, Paris, L’Harmattan, 2004.
[3] Danilo Pagliaro : Ne jamais baisser les bras, Paris, Mareuil Editions, 2023.
- Cet article a été publié sur Causeur.fr le 10 décembre 2023