Le 6 décembre dernier le président Vladimir Poutine a effectué une tournée éclair dans le Golfe persique, aux Émirats arabes unis puis en Arabie saoudite avec plusieurs enjeux au sommaire : stabilité du cadre OPEP+, logistique internationale, relations économiques et sécurité régionale. Accueilli en grande pompe et plus que chaleureusement, Poutine, avec cette visite, confirme son influence croissante dans la région comme je l’avais annoncé dans mon ouvrage, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020)…
Elle démontre également, et encore une fois, que la Russie est loin d’être isolée comme nous l’annonçent certains « experts » depuis près de deux ans et son « opération spéciale » en Ukraine. Certes, le président russe et son pays sont des parias en Occident soit seulement 1/5e de la planète et surtout dans les « illusions désirés » des observateurs occidentaux les plus naïfs, pour ne pas dire les plus idiots, ou encore chez les autres, les plus « malins », à la solde de la propagande atlantiste !
De fait, les déplacements à l’étranger du maître du Kremlin sont devenus beaucoup moins fréquents depuis le début de sa guerre en Ukraine à cause du mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Or Poutine prouve toutefois à son opinion publique, avec cette visite, sa liberté de mouvement puisque ni l’Arabie saoudite, ni les Émirats arabes unis ne sont signataires du Statut de Rome, comme la Chine d’ailleurs, où le président russe s’est rendu à l’automne.
Dans le Golfe, Moscou possède des intérêts stratégiques croissants depuis la fin des années 2010, et paradoxalement et plus encore depuis le début de la guerre en Ukraine.
D’où l’importance de cette dernière tournée dans le Golfe persique de Poutine, accompagné d’une délégation de haut niveau – outre Sergueï Lavrov, était présent le vice-Premier ministre Alexandre Novak, le ministre de l’Industrie et du Commerce Denis Mantourov, le vice-ministre des Affaires étrangères Sergueï Verchinine, le chef de la Tchétchénie Ramzan Kadyrov et enfin, la gouverneure de la Banque centrale Elvira Nabioullina.
Cet épisode s’est poursuivi dans la capitale russe le 7 décembre avec la visite du président iranien Ebrahim Raïssi, puis avec celle, moins remarquée, du prince héritier du Sultanat d’Oman, dans la capitale russe, le même jour.
Dans le Golfe, comme le rappelle le spécialiste de la Russie, Igor Delanoë : « En deux jours, Vladimir Poutine s’est entretenu avec les chefs d’État de pays clefs pour l’accord OPEP+. Cette visite est survenue moins d’une semaine après que le cartel pétrolier élargi a annoncé le 30 novembre que certains de ses membres avaient décidé de volontairement consentir à une réduction cumulée de leur production quotidienne de l’ordre de 2,2 millions de barils. Cette coupe vient s’ajouter à celle déjà appliquée par la Russie depuis cette année (environ 500 000 barils/jour). À Riyad, Mohammed ben Salman et Vladimir Poutine ont appelé, dans un communiqué commun, tous les membres de l’OPEP+ à jouer le jeu de la réduction de leur production. Le maintien de cet accord apporte une relative stabilité au marché pétrolier et donc une forme de prévisibilité concernant les rentrées sur lesquelles Moscou peut tabler pour son budget, et donc pour le financement de ses opérations en Ukraine. En ce sens, à travers l’accord OPEP+, la zone du golfe Persique s’insère dans le périmètre des intérêts stratégiques russes. La série des entretiens réalisés en moins de deux jours par Vladimir Poutine a ainsi servi à consolider politiquement l’accord OPEP+ qui existe depuis 2016, mais dont la pérennité est cruciale pour le Kremlin ».
Il poursuit : « Le commerce, les investissements et les projets industriels communs constituent le troisième intérêt russe à l’égard de ces pays. Les Émirats arabes unis sont le premier partenaire commercial de la Russie parmi les pétromonarchies du Golfe, le premier partenaire commercial russe dans la zone du golfe Persique depuis 2019 (devant l’Iran), et le premier partenaire arabe de la Russie dans la région Afrique du Nord – Moyen-Orient depuis 2021. Si les flux commerciaux entre Russes et Émiriens s’établissaient à environ 1 milliard de dollars en 2010, en 2022, ils ont atteint 9 milliards de dollars, et étaient en augmentation pour la 4ème année consécutive (ce qui constitue une exception remarquable pour le commerce russe au Moyen-Orient). Selon le Kremlin, les flux commerciaux bilatéraux se sont établis à 8,8 milliards de dollars à l’issue des trois premiers trimestres de 2023, ce qui signifie qu’ils ont pratiquement déjà atteint le volume des échanges bilatéraux de 2022. Concernant les investissements, d’après Mohammed ben Zayed, les Émiriens ont augmenté de 103% leurs injections de capitaux dans le secteur pétrolier russe l’an dernier. L’Iran consent également des investissements, mais plutôt dans des projets modestes situés dans le sud de la Russie (agriculture, chaînes logistiques, zones portuaires, constructions navales) en lien avec le corridor Nord-Sud. L’établissement « dans un avenir proche » d’une zone de libre-échange entre l’Iran et l’Union économique eurasiatique figurait d’ailleurs à l’ordre du jour des entretiens entre les présidents Poutine et Raïssi à Moscou. Enfin, le prince héritier omanais a évoqué la nécessité pour son pays de favoriser les investissements en Russie. Même si l’attraction d’investisseurs arabes constitue un objectif poursuivi depuis de longues années par la Russie, celui-ci revêt un intérêt supérieur aujourd’hui dans le contexte de « l’opération spéciale ». La dédollarisation des échanges, supposée soutenir le commerce bilatéral, constitue à cet égard un axe de travail dans lequel Russes et Iraniens se sont déjà bien engagés. La volonté de la Russie d’avancer dans cette direction avec les Émiriens et les Saoudiens explique la présence d’Elvira Nabioullina à Abu Dhabi et Riyad. Enfin, le communiqué commun russo-saoudien mentionne l’atome civil et pacifique comme champ de coopération pour les deux pays. Rappelons ici que l’Arabie saoudite souhaite se doter d’un parc de centrales nucléaires, et que la Russie – avec son opérateur atomique Rosatom – est l’un des leaders mondiaux dans ce domaine. Tandis que la construction d’une nouvelle tranche en Iran par la société russe est en cours, la Russie fait partie des fournisseurs d’uranium pour les centrales émiriennes ».
Au-delà de ces considérations commerciales et économiques, les discussions avec Poutine à Riyad et Abu Dhabi ont assurément traité également du conflit à Gaza et surtout de l’après-Hamas. Les trois pays, qui ont certes condamné du bout des lèvres la réplique brutale israélienne après le 7 octobre dernier (Moscou discutant aussi avec le Hamas et ne voulant surtout pas entamer sa popularité acquise depuis une décennie dans les opinions publiques arabes), savent très bien que les jours des dirigeants du Hamas sont à présent comptés et que les deux pétromonarchies et la Russie seront, à n’en pas douter, au cœur des pourparlers (en accord avec les Israéliens) à propos de l’entité et les hommes qui remplaceront l’organisation terroriste et pourquoi pas, l’Autorité palestinienne dans l’avenir… Moscou, Riyad et Abu Dhabi, veulent, comme beaucoup d’autres capitales arabes, passer rapidement à autre chose et revenir, realpolitik oblige, à des relations normalisées avec l’État hébreu…
Les autres raisons de ce rapprochement important
Comme je l’expliquais déjà en 2020 dans mon livre Poutine d’Arabie, si la Fédération russe possède près de 2 500 km de frontières avec l’islam, c’est aussi, comme je l’ai dit plus haut, l’évolution identitaire même des musulmans de Russie qui préoccupe le Kremlin. Éviter la fragmentation sociale et préserver la paix de l’une des plus anciennes sociétés multiculturelles de la planète seront le principal défi de Moscou dans les décennies à venir.
C’était, on l’oublie souvent, l’une des raisons essentielles de l’intervention russe en Syrie à partir de septembre 2015 : la lutte contre le terrorisme islamiste et la propagation de l’islam politique. Ainsi, les Russes se sont très vite rangés du côté de l’Entente contre-révolutionnaire et anti-islamique Arabie saoudite-EAU-Égypte. Au passage rappelons le renforcement du partenariat entre cette dernière et la Russie.
Rappelons aussi que dans les partenariats actuels entre Moscou et la Turquie d’Erdogan puis la République islamique d’Iran, figure également le deal concernant la fin des ingérences politico-religieuses de ces derniers dans les régions musulmanes de Russie, dans le Caucase ou dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale…
De même avec le succès de sa guerre en Syrie, les Russes avaient un message très clair pour les autocrates de la région : « Gérez vos pays comme bon vous semble, mais nous ne voulons pas d’islamistes, “modérés” ou pas, au pouvoir ; en échange et en cas de besoin, vous pourrez toujours compter sur notre fidélité et notre soutien ! ».
Ceci n’est pas tombé dans les oreilles d’un sourd, surtout pas celles de Sissi, MBS ou MBZ… Ces derniers ayant tous depuis, des yeux de Chimène pour le « Tsar » Poutine, qui a démontré avec Assad, qu’il était un allié fiable, solide et sérieux, en cas de besoin et si les choses venaient à tourner mal pour eux en interne…
Déclin de l’Occident et nouveau monde multipolaire
Pour en revenir à la récente visite de Poutine dans le Golfe et l’accueil du président iranien à Moscou qui a suivi, ces deux séquences sonnent comme un pied-de-nez, voire un véritable bras d’honneur, adressé aux Occidentaux puisqu’elles surviennent en même temps que la COP 28 qui se tenait à Dubaï, à quelques kilomètres de l’accueil en grande pompe du président russe !
Sans parler des diverses réceptions plus que modestes dans la zone des responsables européens et surtout, l’accueil froid et humiliant du président américain en juillet 2022 !
Comme je l’ai déjà écrit, les dirigeants de la région MENA ont tous résisté aux pressions américaines et à l’extraordinaire propagande atlantiste qui inonde et sature les médias occidentaux, à propos de la guerre russe en Ukraine.
Les ayant vu à l’œuvre en Syrie (même si les deux conflits sont de nature différente), ils n’ont jamais cru en une défaite des Russes ni même à la chute de Poutine. Et au vu de l’actualité récente, du fiasco de la fameuse contre-offensive ukrainienne et de l’impuissance du soutien occidentale à Kiev, les chefs arabes ont eu plus de nez que nos inconséquents dirigeants américains et européens !
Pour les pays de la zone, l’Occident est en train de se désagréger de l’intérieur et a entamé son inexorable déclin au profit d’une Russie résiliente et surtout d’une Chine à la puissance hégémonique de plus en plus flagrante. Pour eux, le futur ordre mondial sera multipolaire et désoccidentalisé.
Pas étonnant dès lors que l’Iran mais surtout l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (trois pays alliés historiques des Etats-Unis !) s’apprêtent à intégrer les BRICS+.
Les BRICS qui sont loin de n’être qu’un « gadget » comme veulent encore le croire certains observateurs. Surtout avec la puissance financière des deux pétromonarchies qui devrait bénéficier fortement à la Banque des BRICS…
Bref, le contraste entre le respect profond dévolu au président russe lors de sa dernière tournée et au contraire, le mépris répété et grandissant des dirigeants de la région pour les responsables occidentaux est saisissant et ne vient que confirmer le formidable basculement historique et géopolitique en cours…