Le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian (à droite) accueille le chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) Rafael Grossi dans la capitale Téhéran le 5 mars 2022. (Photo par ATTA KENARE / AFP)
Le 14 juillet 2015, un accord historique était signé à Vienne pour encadrer le nucléaire iranien et le restreindre à un usage civil, mettant ainsi un terme officiel à un programme clandestin de nucléarisation militaire repris aux alentours de 2006 par une partie de la classe politique de la République islamique. Le plan d’action conjoint, signé entre Téhéran, l’Union européenne, les membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU (Chine, Russie, Etats-Unis, France, Royaume-Uni) et l’Allemagne est entré en vigueur le 16 janvier 2016. Il établit que le respect de la contrepartie iranienne consistant à limiter son programme nucléaire sous le contrôle de l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) doit mécaniquement engager une levée progressive de sanctions internationales frappant le pays, par salves, depuis plusieurs décennies.
Ces accords – et c’est notamment ce que leur rapprochent certains signataires comme les Etats-Unis – n’encadrent que le nucléaire, ce qui explique que les sanctions, plutôt que d’être purement levées au fil des années, ont en fait été neutralisées par la transposition d’autres embargos relatifs, eux, à la triade droits de l’homme/ développement du programme de missiles balistiques/ aides à des organisations terroristes. La fragilisation du plan d’action conjoint aura ensuite été rendue plus manifeste avec le retrait unilatéral de Washington. Le « very bad deal », signé sous Barack Obama – qui, au demeurant, avait déjà lourdement contribué à la transposition de sanctions sans lien avec le nucléaire – a donc été déchiré le 8 mai 2018 par l’administration Trump. Suite à cela, les spécialistes de la question envisageaient trois scénarios : soit l’Iran tentait de faire survivre les accords en s’appuyant sur les signataires Russes et Chinois, aux reins plus solides économiquement pour faire face à l’extraterritorialité des sanctions américaines, soit le pays revenait à un statu quo ante comparable à celui de la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, soit encore, Téhéran opérait une sortie pure et simple des accords, doublée, disaient certains, d’une prise de pouvoir par les très puissants gardiens de la révolution.
Pour l’heure, les Iraniens se sont lancés dans un désengagement progressif prévu par les accords eux-mêmes en cas de non-respect de la contrepartie des autres signataires, en enrichissant son uranium et en augmentant la quantité d’eau lourde. Des rencontres ont pu faire montre d’une volonté de maintenir des négociations : on pense notamment aux discussions d’avril 2021 avec le Président américain Joe Biden ou encore à des déclarations optimistes formulées en février 2022, avant d’observer un affaiblissement des volontés d’accord coïncidant, dans le temps, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Le 30 mars 2022, les Etats-Unis ont transposé de nouvelles sanctions financières à des fournisseurs du programme de missiles balistiques conduit par Téhéran. Le 8 juin, Européens et Américains ont fait adopter une résolution pour rappeler l’Iran à l’ordre, ce à quoi la République islamique répondit en débranchant des caméras que l’AIEA avaient fixées sur ses sites, voilant ainsi le champ de contrôle des activités par l’agence. La logique d’escalade conduisit alors, deux semaines plus tard, les Etats-Unis à transposer de nouvelles sanctions visant le secteur pétrochimique iranien, action à laquelle des pourparlers qui se tinrent au Qatar ne permirent aucune issue satisfaisante. Pour sauver les accords, la diplomatie européenne soumit un projet de compromis en juillet 2022 et le 4 août, l’ensemble des parties (les Etats-Unis de façon indirecte du fait de son retrait) était convié à Vienne pour se prononcer sur un « texte final ». Après de nombreux examens par les différents signataires, de consultations, de dénonciations de manque de coopération, les négociations semblent au point mort. Contre la promesse de campagne de Joe Biden, les Etats-Unis ne sont jamais redevenus signataires, et l’Iran s’affranchit de plus en plus de ses engagements, sur fond de discours conservateurs de plus en plus décomplexés et de moins en moins favorables au dialogue avec l’Occident, depuis l’arrivée d’Ebrahim Raïssi à la présidence le 3 août 2021.
La politique de « pivot vers l’Est », déjà perceptible avant le retour des durs à l’exécutif ne fait que se renforcer et le soutien logistique porté à Moscou par Téhéran n’est qu’un élément visible parmi d’autres de cette grande tendance vouée à être durable. On peut rappeler, par exemple, la multiplication des partenariats engagés entre Iran et Russie d’une part, et Chine et Iran d’autre part. Les coopérations conclues sont politiques, culturelles, scientifiques, bancaires, universitaires, militaires, sanitaires, sans oublier celles relatives au renseignement (à cet égard, on pense à la construction d’une base de renseignement en cybersécurité chinoise en Iran). Le pacte de coopération stratégique de vingt-cinq ans, signé entre Pékin et Téhéran, comprend notamment des accords bancaires visant la possibilité d’un contournement du dollar dans les échanges. Ces aspirations tournées vers l’Asie sont largement dues, dans l’accélération de leurs investissements du moins, à la politique des sanctions qui ne semblent pas, pour l’heure, avoir d’effet réel sur la possibilité d’un infléchissement iranien. La stratégie d’isolement, loin d’esseuler, pousse au contraire la République islamique à affermir, voire à créer, d’autres alliances.
Cet état de fait entre dans le cadre de ce que le guide suprême nomme l’« économie de la résistance » (eqtesad-e moqawamati), formule notamment employée après le retrait unilatéral de l’administration Trump des accords sur le nucléaire, même si l’expression faisait son apparition dans des discours bien antérieurs. Elle désigne de fait toutes les décisions prises par la République islamique en matière d’économie, sa teinte idéologique laissant peu de doute sur sa vocation à assurer la pérennité du régime. La formule intègre donc naturellement les questions liées aux embargos et désigne d’une part le bien-fondé des manœuvres iraniennes pour contourner les sanctions notamment en réorganisant les circuits commerciaux et d’autre part, justifie la volonté de Téhéran de faire fi des protestations du peuple souffrant de la crise. En d’autres termes, l’« économie de la résistance » légitimerait le maintien d’une politique sourde aux contestations et les sanctions ne sauraient donc constituer un moyen de pression pour infléchir la posture de Téhéran, sauf à désirer un « regime change » dont rien n’indique avec certitude qu’il aura lieu. Robert Malley, envoyé spécial de Washington aux affaires iraniennes, disait d’ailleurs des sanctions, en juin 2019, qu’elles étaient « à tous les niveaux illogiques, contre-productives, ou au mieux inutiles ». L’effet de la politique d’embargo est donc paradoxal : en témoigne encore la récente annonce du chef de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, Mohammad Eslami, révélant une augmentation de l’enrichissement de l’uranium à 60% dans l’usine de Fordo (après des déclarations présentant les mêmes chiffres pour le site de Natanz en avril).
Les actuels mouvements de protestation qui parcourent le pays depuis septembre, sans impact sur la raideur des positions iraniennes relatives aux accords, agitent classe médiatique et chancelleries qui peuvent avoir tendance à invoquer l’argument sécuritaire pour persister dans une politique de compromis minimal : signer un texte qui permettrait une levée de sanctions contre l’Iran renforcerait un régime n’hésitant pas à réprimer les manifestations dans le sang. La solution diplomatique n’est pas enterrée officiellement, mais apparaît, pour l’heure, encore bien hors de portée.