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Editos

Jacques Baud : « L'Ukraine n'a plus son armée, l'Occident a porté un coup stratégique à son image. Les conditions des négociations seront dictées par la Russie »

Le Dialogue

Jacques Baud, ancien colonel de l'armée Suisse, analyste stratégique et spécialiste du renseignement et du terrorisme, qui a également participé aux missions de l'OTAN en Ukraine de 2014 à 2017, a partagé sa vision de l'évolution du conflit ukrainien dans un entretien vidéo pour Le Dialogue.

 

L'expert militaire estime que la Russie a déjà réalisé trois fois la démilitarisation de l’Ukraine : la première fois en hiver 2022, la seconde en été 2022, lorsque les forces armées ukrainiennes ont transféré des armes d'Europe de l’Est, la troisième fois en été 2023, lorsque même les armes d'Europe occidentale et des États-Unis n'ont pas aidé Kiev à atteindre les objectifs de la contre-offensive. Jacques Baud est convaincu que l'Ukraine n'a plus de ressources pour mener la guerre et que l'Occident a épuisé son propre potentiel d'aide.

 

« Il n'est pas nécessaire d'être un grand expert pour comprendre que la contre-offensive ukrainienne va s'étouffer. Cela a été vu à l'été de cette année. Dans le même temps, je ne pense pas que les russes veulent aller au-delà des “frontières linguistiques” en Ukraine. Parce que s'ils avancent, ils devront peut-être faire face à une sorte de guérilla. La Russie restera dans sa ”zone de confort" - dans la partie russophone de l'Ukraine. Cela correspond à l'un des deux objectifs de Poutine : le premier - la dénazification, le second - la démilitarisation. En fait, en mai-juin 2022, les Ukrainiens ne possédaient plus l'armée qu'ils avaient en février 2022. À partir de ce moment, les politiciens ukrainiens ont ouvertement déclaré que dans cette guerre, ils dépendaient désormais entièrement de l'Occident. Autrement dit, l'armée de Kiev, au sens normal du terme, a cessé d'exister. Ensuite, la “deuxième armée ukrainienne” a été créée, elle a reçu des chars, des munitions. Ce sont principalement des armes de l'époque soviétique provenant d'entrepôts de pays d'Europe de l'est. Cette technique n'a duré que jusqu'à la fin de 2022. La Russie a redémilitarisé l'Ukraine. En 2023, l'Ukraine a demandé un soutien armé à l’Occident : elle a reçu des armes, des avions et des chars d'Europe occidentale et des États-Unis. Depuis l'été de cette année, la Russie détruit méthodiquement tout le matériel envoyé. Le calcul de l'Occident était que cette aide militaire allait vaincre la Russie et amener l'armée ukrainienne à la mer d'Azov, mais cela n'était pas destiné à se réaliser. 

 

Le principal résultat négatif de la guerre ukrainienne pour l'Europe est la perte de l'image de l'Occident. En imposant des sanctions contre la Russie et en gelant ses avoirs, l'Occident a envoyé un signal ambigu au reste du monde. L'Europe et les États-Unis ont démontré qu'ils ne sont plus des partenaires fiables. 

 

« La guerre ukrainienne a de nombreuses conséquences négatives pour l'Europe. Premièrement, l’Union Européenne a démontré sa faiblesse diplomatique. La diplomatie européenne n'existe pas. Tout au long de la guerre, la diplomatie occidentale espérait que le reste du monde suivrait l'exemple de l'Europe. Mais le "reste du monde” s'est rendu compte que cette guerre avait une “mauvaise âme”. Le monde entier s'est rendu compte que la Russie avait été forcée d'envahir, car la situation dans laquelle se trouvait la population du Donbass était terrible. Le Donbass a été “pris en sandwich” entre la Russie, avec laquelle il a de nombreux liens ethniques et culturels, et le gouvernement de Kiev, qui n'a pas accordé suffisamment d'attention à la région. Le premier échec de l'Europe est donc diplomatique. Le deuxième échec est économique. L'Europe dépend des ressources énergétiques de la Russie, elle a été notre partenaire vital. Nous avons créé nous-mêmes un ennemi sans avoir un réel intérêt. Nous avons utilisé ces ressources énergétiques pour notre industrie et notre infrastructure, mais nous devons maintenant nous tourner vers des sources d'énergie de qualité inférieure et plus chères. Mais notre erreur est également que, outre l'imposition de sanctions contre la Russie, nous avons imposé des sanctions contre ses actifs. Par cela, l'Occident a montré au monde entier qu'il n'était plus un partenaire fiable. Nous avons porté un coup stratégique à notre propre image ». 

 

L’expert faisant autorité est convaincu que la prochaine erreur profonde de l'Occident était la promesse d'une victoire rapide à l'Ukraine. Après avoir inspiré ce récit à Kiev, les politiciens européens et ukrainiens se sont retrouvés déconnectés de la réalité. Maintenant que l'attention de l'Occident se tourne vers le Moyen-Orient, l'Ukraine plonge progressivement dans l'isolement.

 

« Depuis le début de la guerre, l'Occident a avancé le récit que la Russie avait déjà perdu et que l'Ukraine avait gagné. Le problème est que nous avons convaincu les Ukrainiens eux-mêmes, qui croyaient qu'ils gagneraient la guerre. Ils croyaient avoir un soutien global de l'Occident, ce qui serait suffisant pour gagner. Cependant, la réalité est que les ressources de l'Occident sont limitées, en particulier en Europe. L'Occident peut fournir des armes, mais pas des personnes. Nous sommes arrivés à la limite de nos propres capacités, l'Ukraine reste en fait seule. Depuis le début du conflit au Moyen-Orient, nous avons commencé à réorienter nos ressources de l'Ukraine vers cette région. Nous avons promis la victoire à l'Ukraine, mais c'était une farce. Nous nous concentrons maintenant sur Israël et lui donnons la priorité ». 

 

Jacques Baud estime que les conditions de paix ne seront pas avantageuses pour l'Ukraine, qui s'est elle-même limitée en refusant de négocier avec la Russie. Il n'y aura pas de répétition des propositions faites en mars dernier. 

 

« Zelensky lui-même interdit de négocier avec la Russie tant que Poutine est au pouvoir. Dans le même temps, il y a des problèmes à l'intérieur de l'Ukraine. Zelensky a annulé les élections, mais une grande partie de la classe politique est mécontente. Beaucoup dans l'élite ukrainienne ne voudrait pas voir encore Zelensky à la tête de l'État. Le prochain point est le comportement de l'Occident. Les Américains comprennent que la guerre est dans une impasse et qu'ils doivent trouver une solution. Une solution possible est la négociation. Dans le même temps, ils ne veulent pas négocier avec les russes, en essayant d'utiliser les Ukrainiens pour cela. Au printemps de 2022, Zelensky était prêt à négocier avec la Russie : les républiques du Donbass avaient reçu un statut spécial, l'Ukraine s'était engagée à ne pas adhérer à l'OTAN. Mais les Américains lui ont interdit d'aller plus loin, en faisant du chantage qu'ils ne l’aideraient plus dans ce cas. Aujourd'hui, les conditions russes seront beaucoup moins favorables pour l'Ukraine. A en juger par la façon dont la Russie agit sur le champ de bataille, c'est elle qui dictera les conditions des négociations de paix ».