Éric Denécé, est un ancien analyste du renseignement français, docteur en Science Politique, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et auteur de nombreux ouvrages sur les questions de sécurité. Dans cet entretien exclusif pour Le Dialogue, il évoque le dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé, Renseignement et espionnage pendant la Première Guerre mondiale, préfacé par Alain JUILLET, ancien Directeur du renseignement de la DGSE et ex-Haut responsable pour l’intelligence économique auprès du Premier Ministre, publié aux éditions Ellipses.
Dans ce nouvel opus, d’une série d’ouvrages traitant de la guerre secrète à travers l’histoire, déjà présentés par le CF2R, il est question de la Première Guerre mondiale, premier conflit de l’ère industrielle, qui se caractérise par des conditions nouvelles : l’ampleur de l’affrontement, le gigantisme des armées, la diversité des théâtres d’opération terrestres et maritimes ou encore les multiples progrès techniques. Tous ces éléments décuplent les besoins en informations des gouvernements et des états-majors. Aussi, les services de renseignement des puissances belligérantes vont connaitre un développement considérable à partir de 1914.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
LE Dialogue : En quoi la Première Guerre mondiale représente-t-elle un tournant majeur dans l’histoire du renseignement ?
Éric Denécé : Indéniablement, la Première Guerre mondiale représente une importante mutation dans l’histoire du renseignement. En effet, à partir de juillet 1914, avec l’entrée en guerre de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, les services de renseignement des puissances belligérantes vont connaitre un développement considérable.
De plus, il convient de rappeler que le premier conflit mondial, première véritable guerre de l’ère industrielle, se caractérise par des conditions nouvelles :
- l’ampleur de l’affrontement, qui oppose deux coalitions composées de puissances européennes majeures ;
- la diversité des théâtres d’opération, car les belligérants, disposent tous de colonies ou de protectorats sur l’ensemble du globe et vont essayer d’entraîner à leurs côtés dans la guerre les États neutres ou indécis ;
- le gigantisme des armées – plusieurs millions d’hommes de part et d’autre – et leur déploiement sur de nombreux fronts et continents ;
- l’apparition et l’emploi de nouvelles armes – mitrailleuses, mortiers, artillerie à longue portée, gaz de combat, premiers chars d’assaut, cuirassés, sous-marins, aéronefs, etc. – au pouvoir de destruction accru, qui vont transformer cette guerre en véritable boucherie – notamment en raison du culte que des généraux formés à l’école clausewitzienne, vouent à l’offensive à outrance.
Tous ces éléments décuplent les besoins en informations des gouvernements et des états-majors terrestres et navals. Le conflit est en particulier marqué par de multiples progrès techniques qui donnent naissance à de nouvelles applications en matière de renseignement.
Tout cela va se traduire par un considérable développement des moyens et des effectifs du renseignement
Quelles sont les innovations majeures qui permettent le développement du renseignement technique avant et pendant le conflit ?
Il y en a principalement trois dans le domaine du renseignement : la photographie, les télécommunications et la cryptologie
Dans les années qui précèdent le conflit, les développements de l’aviation militaire et de la photographie aérienne confèrent une dimension nouvelle au renseignement. Les aéronefs des deux camps survolent et photographient, de jour, tous les points du front et permettent de tenir à jour les cartes de la situation de terrain. En complément, des ballons, dirigeables ou captifs, fournissent les renseignements que les reconnaissances de cavalerie légère ne peuvent plus obtenir. En conséquence, le renseignement aérien ne cessera de prendre de l’importance tout au long du conflit. Lors de la bataille de la Somme (1918), les Français se dotent ainsi d'une aviation de reconnaissance destinée à renseigner le commandement sur la situation d'ensemble ainsi que sur les arrières de l'ennemi. Le général de Castelnau, commandant du groupe d'armées du Centre, chargé par Joffre de la conduite de l'offensive, réunit des moyens aériens considérables. Sur un front de trente-cinq kilomètres, il engage 160 avions de reconnaissance. Chaque escadrille assure la couverture photographique d’une partie du front jusqu'à 25 kilomètres en arrière des lignes ennemies afin de déceler tout changement dans le dispositif adverse et déceler toute préparation d’offensive.
Mais les avancées les plus significatives en matière de renseignement technique viennent du développement des interceptions et de la cryptologie qui donnent naissance au renseignement d'origine électromagnétique. Ces progrès sont liés à la généralisation de l’emploi, au cours des années d’avant-guerre, du télégraphe, de la radio et des câbles sous-marins, ce qui entraine un accroissement des communications civiles, diplomatiques et militaires à longue distance et le développement de nouveaux moyens les intercepter afin d’obtenir des informations sur les activités et les intentions de la partie adverse. Logiquement, la nécessité de protéger ces communications de la curiosité de l’ennemi – et parfois des alliés – entraine parallèlement le développement de la cryptanalyse.
IL s’agit donc de la véritable naissance de ce que les Anglo-Américains appellent le SIGINT, qui est devenu au XXIe siècle la première source de renseignement ?
En effet, entre 1881 et 1914, la cryptographie militaire française connaît une modernisation sans précédent. En 1883, Auguste Kerckhoffs publie La cryptographie militaire, ouvrage dans lequel il dresse un état des connaissances en la matière et fournit une définition très complète du chiffre militaire. Par sa clarté, la qualité de ses sources, la valeur des systèmes de chiffrement qui y sont exposés et la pertinence des analyses de l’auteur, La cryptographie militaire s’impose comme un ouvrage de référence, qui est à l’origine d’un véritable renouveau des études cryptographiques. Ainsi, l’armée française conduit les premiers travaux de décryptement et teste la radiotélégraphie pour la recherche du renseignement. Surtout, l’usage de la correspondance chiffrée se généralise et se perfectionne. La création, en juillet 1912, de la Section du chiffre au ministère de la Guerre marque une étape supplémentaire dans l’essor de la cryptographie militaire française. Cela fera de la France le pays le mieux préparé dans ce domaine lorsque le conflit éclatera.
Toutefois, malgré leur préparation, les Français ne découvrent véritablement, comme les autres belligérants, le potentiel exceptionnel des interceptions qu’au cours de la guerre. L’année 1915, marquée par la stabilisation des fronts et l’enterrement des armées dans des tranchées situées en vis-à-vis, voit une croissance spectaculaire du nombre des écoutes. Les interceptions des communications s’affirment très vite comme un moyen indispensable pour connaître les intentions et les plans adverses. Écouter la radio ennemie permet d’entendre ce qui se dit entre les états-majors, et le téléphone de tranchée donne des renseignements sur l’activité en première ligne. Les téléphonistes français découvrent qu’à l’aide d’appareils appropriés et à une distance réduite des lignes adverses, il devient possible d’intercepter les transmissions allemandes. Mais l’armée française ne dispose pas de service spécifique chargé des écoutes téléphoniques. Elle se hâte alors de remédier à cette lacune et organise de manière rigoureuse le travail d’interception.
Les écoutes téléphoniques fournissent dès lors quantité de renseignements immédiatement exploitables. Ils concernent la plupart du temps la vie de petites unités ennemies (régiments, postes d’artillerie, etc.). Le Deuxième bureau est alors en mesure de prévenir l’infanterie des attaques, des émissions de gaz ou encore des travaux de minage. Les commandements tactiques sont désormais informés du résultat de leurs attaques ainsi que de la connaissance que les Allemands ont de leurs projets.
D’où la nécessité parallèle de protéger ses propres communications. En août 1914, l’interception d’un ordre radio non codé en russe a permis aux généraux allemands von Hindenburg et Ludendorff de connaître les dispositifs ennemis en Prusse orientale. En effet, la sécurité des communications militaires russes en campagne était inexistante. Les Allemands ont ainsi pu redéployer leurs troupes et remporter la bataille de Tannenberg, provoquant la défaite de la Russie et le déclenchement de la révolution bolchévique. Mais à l’inverse, connaissant les codes navals allemands, la Grande-Bretagne va remporter sur Berlin de nombreux succès. La Royal Navy bloque toute sortie à la flotte de haute mer allemande. Surtout, l’entrée des Etats-Unis dans les hostilités, à ses côtés et à ceux de la France, est déclenchée par une de ces interceptions, le fameux télégramme Zimmermann.
Le développement du renseignement d’origine électromagnétique s’accompagne de l’apparition de nombreuses spécialités : linguistes, administrateurs, personnel de bureau, opérateurs d'interception, codeurs, déchiffreurs, etc. Le travail lui-même est organisé en plusieurs tâches distinctes faisant appel à des compétences spécifiques : interception, analyse du trafic, cryptanalyse, production du renseignement, etc.
Quel rôle a joué le renseignement humain à l’occasion du conflit ? A-t-il été négligé ou limité par la guerre des tranchées ?
Si le renseignement humain apparait secondaire face au développement de la technique, il n’en est pas négligé pour autant. Entre 1914 et 1918, agents et espions sont présents sur tous les théâtres d’opération car il faut pouvoir acquérir des renseignements et neutraliser les réseaux adverses.
Dès la déclaration de guerre, le colonel Walter Nicolaï, qui a pris en main le renseignement allemand en 1913, double ses effectifs ; il reçoit carte blanche et des fonds importants pour intensifier ses opérations d’espionnage. Il étend ses réseaux dans toute l’Europe, ainsi qu’en Amérique et au Moyen-Orient. Mais ses succès sont limités. Ses agents en Angleterre sont arrêtés dès le début de la guerre car le contre-espionnage britannique a intercepté les messages entre Berlin et l’ambassade allemande de Londres, à partir de laquelle opèrent les clandestins de Nicolaï.
Au cours du conflit, le renseignement est confronté à une situation inédite : la nature quasi hermétique du front, symbolisé par les tranchées, rend caduque les méthodes classiques d’infiltration. Pour obtenir des informations sur l’ennemi, il faut pourtant introduire des agents chez lui et rester en contact avec eux. Les services résolvent le problème en déposant clandestinement leurs agents par avion derrière les lignes ennemies, ou en passant par les pays neutres voisins (Suisse – où le renseignement français est particulièrement actif –, Pays-Bas, Espagne, pays scandinaves, etc.). Le plus souvent, les communications clandestines des agents se font par pigeons voyageurs. Et fait nouveau et important, de nombreuses femmes participent activement aux opérations et y jouent un rôle majeur.
Charles Lucieto, un agent français, parvient ainsi à entrer en Allemagne au cours de guerre sous une identité fictive pour rechercher des informations. Au cours d’une de ses missions, il assiste à un essai d’armes chimiques. Grâce aux renseignements qu’il recueille, les masques à gaz français seront fabriqués avant l’offensive de Verdun, sauvant la vie de milliers de poilus. La guerre secrète s’étend aussi au Moyen-Orient. Afin de lutter contre l’Empire ottoman, les Britanniques peuvent compter sur deux officiers intrépides : le capitaine T.E. Lawrence soulève les tribus arabes à partir de 1916 et y gagne son surnom de Lawrence d’Arabie ; et le major Saint-John Philby assure la mainmise d’Ibn Saoud sur ce même pays. A leurs côtés sur ce théâtre d’opération, les capitaines français Pisani et Depui, de la Mission militaire française en Égypte, ne sont pas en reste.
Le conflit voit aussi l’exploitation systématique de la presse adverse, ce qui permet d’y trouver des informations sur les mouvements des troupes ennemies et sur leur moral. Le renseignement économique fait également son apparition, car il convient de surveiller les développements industriels et technologiques de l’adversaire et ses démarches pour s’approvisionner en matières premières stratégiques.
Parallèlement, le contre-espionnage se structure et assure la sûreté des armées, la censure et le contrôle postal. L’interrogatoire des prisonniers de guerre se généralise et se professionnalise. Et la guerre psychologique ainsi que les premières opérations spéciales se développent.
Quelle attitude adopte les principaux belligérants à l’issue du conflit ? Le renseignement est-il désormais reconnu comme une structure permanente des États, doté des moyens nécessaires ?
Pas vraiment. En fait, le sort des services de renseignement après-guerre varie selon les pays.
En France, l’entre-deux guerres est une période de recul pour les services d’espionnage et de contre-espionnage. Après quatre années d’un conflit particulièrement sanglant, le renseignement français a pourtant connu une évolution considérable : ses moyens se sont développés, notamment en matière technique (interceptions et photographie aérienne) et il a acquis une solide expérience. Cependant malgré ces progrès, l’institution militaire ne perçoit toujours pas qu’il constitue désormais un élément essentiel dans la conduite de la guerre. Il ne parait plus indispensable une fois la paix revenue et est donc négligé. Le renseignement demeurera le parent pauvre des armées, manquant de ressources et de prestige ; surtout, ses alertes ne seront guère prises en compte par le Haut commandement conduisant au désastre de 1940.
Rien de tel du côté britannique, ou autorités politiques et états-majors sont convaincus de son utilité. Après l'armistice, le gouvernement de Sa Majesté se dote d’une nouvelle organisation et crée, en complément des renseignements militaires et navals, deux agences spécialisées sur l’étranger et le contre-espionnage. De même, la Russie soviétique et l’Allemagne renforcent leurs services de renseignement et de sécurité. Pour faire triompher la révolution, la première se dote un redoutable appareil d’espionnage extérieur et de surveillance interne. Mue par une forte volonté de revanche, l’Allemagne agit de même et prépare dans le secret le conflit suivant.
Finalement, force est de constater qu’après la guerre, hormis en France, le renseignement s’installe comme une composante permanente des armées et des États et ne va cesser de se développer jusqu’à nos jours.
Comment se présente votre ouvrage ? Quels thèmes aborde-t-il ?
Ce quatrième tome de l’Histoire mondiale du renseignement, couvre la Première Guerre mondiale et une partie des années qui la précédèrent et la suivirent. En effet, dès 1905 s’observent les signes des tensions internationales qui vont conduire au conflit.
Afin d’offrir aux lecteurs une couverture aussi exhaustive que possible de la guerre secrète pendant ce conflit, nous avons choisi de la présenter en une douzaine de thèmes couvrant ses principaux aspects.
Les trois premières parties sont consacrées au renseignement français, qui connut un développement tout à fait remarquable à l’occasion du conflit.
Nous nous devions d’aborder ensuite ce que furent deux des grandes nouveautés du conflit en matière de renseignement : le développement des interceptions et de la cryptographie.
Les six thèmes suivants sont consacrés aux autres acteurs de ce conflit, alliés de la France, adversaires ou neutres. Le renseignement britannique, qui n’en est alors qu’à ses débuts et le renseignement allemand font l’objet d’un intérêt tout particulier compte-tenu du rôle majeur qu’ils ont joué pendant la Grande Guerre. Bien que moins connu, le renseignement italien est également mis à l’honneur Nouveau venu dans cette guerre de l’ombre, le renseignement américain est ensuite évoqué. En effet, il fait ses premières armes au cours de ce conflit qui marque le véritable début de son histoire moderne,
En raison du caractère mondial du conflit et parce que la guerre de l’ombre se poursuit en territoire neutre, en Europe mais aussi en Asie, l’ouvrage aborde également les actions secrètes qui se sont déroulés en Irlande, en Espagne et dans l’Empire Ottoman, mais aussi en Chine et au Japon, car les États neutres furent de véritables nids d’espions durant la Grande Guerre
Les deux dernières parties sont consacrées à des majeures en matière de renseignement observées pendant le Premier conflit mondial. Tout d’abord, le rôle important joué par les femmes dans la guerre de l’ombre. Avec la Grande Guerre, elles entrent de plain-pied dans le « Grand jeu ». Ensuite, le conflit a vu le développement dans toutes les armées, de la propagande et de l’action psychologique d’une part, des opérations spéciales et des actions clandestines d’autre part. Ces deux nouveaux registres de la guerre, ne cesseront de voir leur rôle se renforcer par la suite, jusqu’à occuper un rôle majeur aujourd’hui.
Bien sûr, cet ouvrage ne saurait prétendre à l’exhaustivité de nombreux autres aspects eussent mérités d’être développés, notamment, les services russes et austro-hongrois. Néanmoins, les nombreuses contributions que le lecteur va découvrir dans ce livre dressent déjà un tableau très riche du renseignement au cours du conflit.
RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE,
Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), sous la direction d’Éric Denécé, Ellipses, Paris, 2023, 576 pages, 29,50 €.