Des membres d'un « bataillon sibérien » nouvellement formé au sein des forces armées ukrainiennes participent à un exercice d'entraînement militaire à l'extérieur de Kiev le 24 octobre 2023, dans le contexte de l'invasion russe de l'Ukraine. Un « bataillon sibérien » nouvellement formé au sein de la Légion internationale au sein des forces armées ukrainiennes est composé de Russes venus lutter contre leurs concitoyens. Il s’agissait d’un groupe varié : à la fois des Russes de souche ayant des opinions d’opposition de longue date et des membres de groupes ethniques minoritaires. Photo : Genya SAVILOV / AFP.
Après 18 mois de guerre, il est important de tirer les premiers enseignements stratégiques et tactiques de ce conflit afin d’adapter notre posture militaire aux nouveaux défis technologiques et humains d’une potentielle guerre de haute intensité en Europe si nous souhaitions être en mesure d’y participer.
L’enseignement stratégique
Une puissance nucléaire dispose d’une liberté d’action quasi-totale dans les régions qu’elle est la seule à considérer comme vitales.
La guerre d’Ukraine est la première guerre menée à ses frontières depuis Hiroshima par la première ou la seconde puissance nucléaire du monde qui a déclaré qu’elle le faisait pour protéger ses intérêts essentiels. La Russie dispose de ce fait d’une liberté d’action stratégique presque totale en Ukraine. En effet, les dirigeants des Etats-Unis et de la France ne sont pas prêts à prendre le risque nucléaire pour protéger Kiev[1]. C’est ce qu’affirme The Economist dans sa livraison du 4 octobre 2023 : « Joe Biden, America’s president, set objectives at the start of Russia’s invasion : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia. » C’est ce que m’avait dit en termes militaires un général américain de mes amis : « we give Ukraine enough to survive but not enough to win ».
Les enseignements tactiques
La conséquence tactique de ce principe, déjà mis en lumière dans les années 1970 quand la France a disposé enfin en 2ème frappe d’une dissuasion nucléaire crédible,[2] a conduit les Etats-Unis et l’OTAN à refuser d’instaurer au-dessus de l’Ukraine une « no fly zone » ou une « zone d’interdiction aérienne » comme l’a demandé dès le début du conflit le Président Ukrainien Zelensky alors même qu’ils l’avaient décrété en Irak lors de l’opération « Southern Watch » ou en ex-Yougoslavie. Ce refus s’explique par le risque, inacceptable pour les Etats-Unis, l’Ukraine n’étant pas un enjeu vital pour eux, que les aviateurs des deux principales puissances nucléaires s’affrontent au-dessus du ciel ukrainien avec l’escalade qui pourrait en résulter.
On ne peut gagner une guerre de haute intensité sans supériorité aérienne.
Je l’ai affirmé dès les premiers jours du conflit où la Russie a détruit au sol, par surprise, la moitié de l’aviation ukrainienne ce qui a conduit en avril 2023 le général Cavoli qui commande les forces de l’OTAN à déclarer : « The russian Air Force has lost very little, they’ve lost 80 planes. They have another 1,000 fighters and fighter bombers ».
Cette supériorité aérienne s’acquiert par un ensemble de mesure passives et offensives
Les mesures passives visent à protéger les aéronefs au sol ce qui suppose leur dispersion sur de nombreuses bases aériennes dans la profondeur et leur protection dans hangars bétonnés. Il faut mettre en place autour des bases aériennes une défense anti-aérienne efficace et désormais électro-magnétiques contre des essaims de drones. Ces mesures de protection passives doivent aussi concerner tous les centres d’entrainement et logistiques, dépôts de munitions et couloirs logistiques.
Les mesures actives portent sur le nombre de pilotes et d’appareils de supériorité aérienne et d’appui au sol et aussi de munitions en nombre suffisant dont des missiles air-sol de longue portée qui mettent à l’abri l’aviation de la défense AA ennemie sans l’empêcher de tirer (comme l’innovation des bombes planantes et les missiles hypersoniques sol-sol et air-sol russes).
Cette bulle de protection comprend les tirs de contre-batterie pour protéger le corps blindé mécanisé du feu aérien et terrestre ennemi et lui permettre de mener des offensives.
La défensive l’emporte sur l’offensive en l’état actuel de la technique à condition d’une puissance de feu suffisante.
Les défenses classiques datant de la seconde guerre mondiale conservent tout leur intérêt d’autant plus que les forces peuvent désormais de tout voir sur le champ de bataille. C’est le cas des tranchées protégées par des champs de mines ou des habitations transformées en blockhaus. C’est aussi le cas des tirs de barrage massifs d’obus qui neutralisent par leurs éclats les chenilles des blindés. Les Russes ont tiré en moyenne 20 000 obus par jour alors que les occidentaux ont été incapables d’en fournir le tiers à l’Ukraine qui consommait en un jour ce que les Etats-Unis produisaient en un mois et la France en un an au début de conflit. Et cette situation sera encore pire en 2024, les stocks occidentaux ayant atteint un seuil critique.
Le rôle nouveau des drones pour l’observation et l’attaque avec un coût-efficacité remarquable. Ils permettent l’observation permanente du théâtre d’opérations jusqu’au au niveau de l’unité élémentaire. Bien plus, ils deviennent des armes meurtrières : un drone coutant quelques milliers d’euros comme le « Lancet » Russe peut neutraliser un char coutant 100 fois plus. Ou encore un drone de longue portée coutant 1 million d’euros peut détruire un aéronef non protégé 100 fois plus cher.
L’importance des stocks de matériels et de munitions et de capacités importantes de remise en état des matériels
Les dommages causés aux matériels blindés par les drones qui suffisent à leur faire perdre leurs capacités opérationnelles sans les détruire complétement met en lumière la nécessité de disposer de capacités de réparation et de production en sommeil importantes ainsi que de stocks de munitions de tout calibre, de roquettes et de missiles de toutes sortes.
Conclusion pour la France
La France dispose d’une position privilégiée en Europe. Elle est, parmi les pays de l’UE, non seulement géographiquement la plus éloignée du conflit actuel mais elle est la seule à avoir sanctuarisé son territoire grâce à la crédibilité de ses forces nucléaires.
Mais si elle veut aider significativement un de ses alliés en participant hors de ses frontières à une guerre à haute intensité, elle manque d’un peu de tout alors que la Bundeswehr qui a compté jusqu’ici sur les Etats-Unis pour sa défense manque de tout[3]comme je l’ai écrit le 20 mars 2023 sur le site de GEOPRAGMA.
En effet les deux premières puissances européennes n’ont pas fait depuis trente ans l’effort financier suffisant mais aussi les bons choix en matière d’armement et de munitions. Et ce n’est pas les 3 milliards de plus par an à partir de 2024 qui lui permettront à la France de rattraper son retard dans tous les domaines. Ainsi, par exemple, rien qu’en matière d’avions de combat, elle ne possède que 90 rafales, alors l’armée de l’air estime nécessaire d’en disposer de 250 soit un effort de l’ordre de 25 milliards en comptant les munitions, les pièces de rechanges et les infrastructures nécessaires. Et c’est partout la même chose nous n’avons que 4 régiments blindés possédant seulement 200 chars Leclerc qui ont besoin d’être rénovés et sans parler de la condition militaire qui conduit nos unités à être en sous-effectif et rend presque impossible l’accroissement des effectifs dont nous aurions besoin sans un effort considérable.
[1] Les Etats-Unis et la France qui soutiennent militairement et ouvertement l’Ukraine sont seules à disposer en toute indépendance de leurs forces nucléaires, ce qui n’est pas le cas de la Grande-Bretagne
[2] Voir mes mémoires, l’esprit guerrier, éditions Baland, 2023, 488 pages, pages 158 et 159
[3] https://geopragma.fr/la-bundeswehr-manque-de-tout-et-larmee-francaise-na-quun-peu-de-tout/