En quelques jours, la République séparatiste du Haut-Karabagh s’est effondrée, écrasée militairement par les armées azéries. En prononçant son auto-dissolution, la province en rébellion contre Bakou a clôt un chapitre ouvert il y a plus d’un siècle. Cette enclave montagneuse, berceau de la civilisation arménienne et peuplée à 95% d’arméniens, avait été rattachée en 1921 par le pouvoir soviétique au territoire azerbaïdjanais, mais avait réussi à arracher une forme d’autonomie. Profitant de la chute de l’URSS, elle avait ensuite déclaré unilatéralement son indépendance - quelques jours avant l’Arménie du reste - par peur de perdre son statut au sein de la nouvelle République d’Azerbaïdjan. Elle avait ensuite été le théâtre de deux guerres entre les anciennes républiques soviétiques que sont l'Azerbaïdjan et l'Arménie : l'une de 1988 à 1994 – faisant 30 000 morts – et l'autre à l'automne 2020 – faisant 6 500 morts.
Cet effacement de la carte s’est fait en quelques jours, jetant sur les routes près de 100 000 arméniens du Haut-Karabagh qui se sont enfuis en Arménie. Erevan n’a pas tenté d’empêcher Bakou de mettre la main sur la province, traumatisée par la déculottée militaire qui lui avait été infligée en 2020. L’Azerbaïdjan, qui avait été vaincu militairement en 1994, a remonté la pente. Aidé de plus en plus ostensiblement par la Turquie et dopé par la vente d’hydrocarbures, Bakou a progressivement pris l’avantage, obtenant d’Erevan - lâchée par les Russes - la reconnaissance du rattachement du Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan en mai dernier. L’Arménie a en effet fini par prendre peur pour sa propre intégrité territoriale, après que les armées azéries avaient occupé 150 km de territoire arménien après 2021.
La victoire politique et militaire de Bakou n’est donc pas une surprise : elle ne fait qu’acter l’affaiblissement progressif de l’Arménie qui s’est reposée sur la Russie pour assurer le statu-quo territorial, puis a cherché d’autres appuis en Occident, ce qui a sans doute mécontenté Poutine. La victoire revient au camp le plus résolu et le mieux équipé, celui des turcs et des azéris, face aussi à la pusillanimité des occidentaux.
La facilité avec laquelle Bakou a réglé le problème territorial en dit cependant long sur l’état de déliquescence du système onusien.
Déjà, lors de l’invasion de l’Ukraine, violation évidente du droit international par la Russie, l’ONU est restée aux abonnés absents, obligeant l’Assemblée générale à contourner le Conseil de sécurité paralysé. Ainsi, il a été fait application de la résolution Acheson (377/V dite Union pour le Maintien de la Paix) qui permet de mobiliser l’Assemblée générale des Nations Unies pour se saisir d’un sujet intéressant la paix. Le 2 mars 2022, plus d’une semaine après le déclenchement des hostilités, l’assemblée générale des Nations Unies avait fini par adopter, par 141 voix pour, 5 voix contre, et 35 abstentions, une résolution qualifiant l’invasion de l’Ukraine d’agression et demandant à la Russie de mettre un terme immédiatement à son intervention armée. Si ce sursaut d’orgueil, au travers du recours à l’Assemblée générale, était une première pour l’ONU depuis 40 ans, il est cependant resté largement déclamatoire. L’ONU n’est pas allé au bout de sa logique, en ne décidant aucune sanction et ne recommandant même pas aux États membres de l’ONU d’en prendre. Sans doute le consensus international était à ce prix…
Sur le sujet du Haut-Karabagh, le problème juridique est plus complexe car s’affrontent deux normes de droit : le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et le principe de l'intégrité territoriale.
L’ONU n’a pas toujours pondéré de la même manière ces deux exigences : le Kosovo, berceau du peuple serbe, mais majoritairement peuplé d’albanais, s’est affranchi de la Serbie et proclamé son indépendance en 2008. Si l’ONU n’a pas admis le Kosovo comme État en son sein, la Cour internationale de justice a rendu, en juillet 2010, un avis consultatif qui confirme sans ambiguïté la conformité au droit international de la déclaration d'indépendance du Kosovo, et nulle action n’a été prise pour garantir l’intégrité territoriale de la Serbie ; A l’inverse, l’ONU a condamné par la résolution 68/262 de l'Assemblée générale des Nations unies adoptée le 27 mars 2014 le caractère invalide du référendum de mars 2014 dans la république autonome de Crimée et à Sébastopol, compte tenu de la non-reconnaissance de sa légalité par l'Ukraine, malgré le fait que cette province soit majoritairement peuplée de russes.
Sur le problème du Haut-Karabagh, il n’est donc pas facile de décider qui est dans son droit. En revanche, le symbole est fort. En effet, l’offensive azérie a eu lieu le 19 septembre 2023, le jour-même où l’Assemblée générale des Nations Unies débutait son débat général annuel de haut niveau, centrée sur les objectifs de développement durable en faveur de la paix, de la prospérité, du progrès et de la durabilité !
Malgré les protestations occidentales, absolument rien ne s’est passé : le conseil de sécurité a réclamé l’arrêt des violences, mais n’a adopté aucune mesure coercitive (chapitre VII), ni mesure non coercitive (chapitre VI). Il est vrai qu’aucun des cinq membres du Conseil de Sécurité, à l’exception des États-Unis, n’était représenté au plus haut niveau à cette session de l’AGNU.
Certains responsables internationaux ou arméniens ont parlé de génocide, rappelant que ce qui est aujourd’hui l’Arménie n’est en réalité qu’un reliquat de la Grande Arménie. Celle-ci était au moment du génocide de 1915 partagée entre deux entités : deux tiers dans l'empire ottoman sous le nom d’Arménie occidentale, et un tiers dans l'empire russe et l’empire perse, l'Arménie orientale. La première partie a été éradiquée et ce qui subsiste, l’Arménie orientale, est menacée de disparition culturelle et politique. Il s’agirait selon eux de la continuation du génocide entamé au XXème siècle.
Je serai plus nuancé car attaché à la signification des mots, et aux conséquences juridiques qu’ils emportent. Sans nier les souffrances infligées aux arméniens, l’État azéri n’a pas pour autant procédé à une planification programmée des habitants arméniens du Karabagh. Néanmoins, en chassant l’intégralité de cette population, on assiste de facto à un nettoyage culturel et politique. De plus, certains actes commis comme la fermeture du corridor reliant le Haut-Karabagh à l’Arménie ou la perpétuation de crimes de guerre justifieraient pleinement que le monde se mobilise pour éviter qu’un second drame ne frappe l’Arménie.
Au lieu de cela, l’ONU, qui a envoyé sur place une Mission, a réagi beaucoup trop tardivement. A quoi bon venir protéger un peuple déjà chassé de chez lui ? Sur ce point, il est éloquent de constater qu’alors que le dernier conflit azero-armenien date de 2020, l’ONU n’a jamais imaginé y déployer une force de maintien de la paix. La dernière en date remonte à 2014 (MINUSCA), il y a quasiment dix ans. Elle a au contraire préféré privatiser la paix en confiant à la Russie, responsable du cessez-le-feu de 2020, le soin de déployer un contingent de soldats de la paix russes. C’était évidemment une erreur car la Russie est tout sauf neutre dans le jeu régional, et fluctuante sur la question du droit.
L’âge ouvert avec la guerre du Golfe, celui du triomphe de la Charte de San Francisco, s’est refermé en Ukraine ; celui ouvert avec les grandes interventions humanitaires au Liban ou en Palestine vient lui aussi désormais de se refermer avec la passivité mondiale sur le Haut-Karabagh. Cela traduit la mise en coma de l’ONU, comme avant elle celle de la SDN, mais la raison est plus profonde : les règles du jeu mondiales, écrites par la diplomatie occidentale, sont contestées de toutes parts par les nouveaux rapports de puissance.
Francis Fukuyama parlait de fin de l’Histoire, avec un grand H, en 1992. Voilà qu’elle vient de redémarrer, tragiquement.