Ce conflit concerne les Européens au premier plan, car le pays qui a poussé à la guerre la Turquie, membre de l’Otan et candidat à l’intégration dans l’UE, est lui‐même au bord de la guerre avec deux pays membres de l’Union, Chypre et la Grèce, ainsi qu’avec des pays arabes qui partagent avec la Grèce, Chypre ou la France des intérêts géoénergé‐ tiques (voir infra). Le conflit du Haut‐Karabagh confirme, tout comme celui en Ukraine, l’échec du multilatéralisme, manifestation parmi tant d’autres, du fait que la mondialisation, plus dangereuse et complexe que l’on croit, n’a supprimé ni les motifs de conflits, ni les identités nationales et civilisationnelles.
La confrontation armée entre l’Azerbaïdjan et les Arméniens du Haut‐Karabagh, qui s’est déroulée du 27 septembre au 10 novembre 2020 et qui se poursuit depuis lors avec des accrochages de plus en plus directs entre Arménie et Azerbaïdjan, n’est que le énième épi‐ sode d’un antagonisme géopolitique violent qui date des années 1988‐1991 : l’Arménie chrétienne ex‐soviétique est non seulement enclavée mais surtout prise en tenailles entre Turcs musulmans sunnites à l’Ouest et Azéris musul‐ mans chiites à l’Est (turcophones également), et n’a de bons rapports qu’avec les Russes et, dans une moindre mesure, avec les Perses voisins, eux‐mêmes concurrents des Turcs et des Russes et méfiants vis‐à‐vis de l’irrédentisme azéri dans le nord de l’Iran... Bienvenue dans le Cau‐ case ! Dès la disparition de l’Union soviétique, un conflit ouvert éclata entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Haut‐Karabagh (ou Nagorno‐Karabakh) que les Arméniens nomment « Artsakh ». De fait, il n’est que la dramatique suite des relations singulièrement ten‐ dues, depuis des générations, entre ces deux nations qui viennent d’accéder alors à l’indépendance. Ces tensions, qui remontent au début du xviie siècle, sont renforcées à partir de la guerre russo‐persane de 1804‐1813 qui voit la Transcaucasie passer sous le giron russe. Elles entraînent de douloureuses conséquences régionales, comme les dépla‐ cements forcés d’Arméniens de Turquie et d’Iran vers les horizons du Caucase. Ces relations s’illustrent, au crépus‐ cule de l’Union soviétique, par une guerre sourde et stric‐ tement localisée. Cet événement, du côté des Arméniens de la région, appuyés par Erevan, a permis à l’époque de qualifier le conflit de « lutte de libération nationale » et non de guerre interétatique entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Deux principes de légitimité s’opposent :
Rappelons que le Nagorno‐Karabakh, historiquement arménien depuis deux millénaires (et peuplé à 80 % d’Ar‐ méniens à la veille du conflit), avait été octroyé par Sta‐ line en 1921 à l’Azerbaïdjan, voisin dans le cadre de la politique soviétique de divide et impera, mais aussi pour gagner le soutien du pouvoir kémaliste en Turquie alors en guerre contre les alliés franco‐britanniques. Entre 1988 et 1990, en vue de l’affaiblissement de l’URSS, comme tant d’autres Républiques ex‐soviétiques, les Arméniens du Haut‐Karabagh ont invoqué le droit à l’autodétermi‐ nation, comme l’Azerbaïdjan, vis‐à‐vis de l’URSS. Mais les Azéris, invoquant les accords d’Helsinki et le principe d’intangibilité des frontières existantes, ont rétorqué que le Haut‐Karabagh est partie intégrante de son territoire depuis 1921 et que l’Azerbaïdjan, devenu indépendant et reconnu par l’ensemble de la communauté internationale dans ces frontières de 1921, ne pouvait accepter la séces‐ sion des Arméniens du Karabagh, et encore moins leur rattachement à l’Arménie. Du coup, la région autonome s’est autoproclamée indépendante le 2 septembre 1988 non pas vis‐à‐vis de l’Azerbaïdjan, mais du pouvoir central soviétique. En 1988 et 1990, des pogroms antiarméniens ont éclaté dans la ville de Sumgaït, puis à Bakou et Kirovabad, en Azerbaïdjan, faisant des centaines de victimes et provoquant d’importants mouvements de populations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
En septembre 1991, l’Assemblée nationale du Haut‐ Karabagh réitéra sa déclaration d’indépendance, ratifiée par le référendum du 10 décembre, avec une écrasante majorité de « oui », mais elle n’a jamais été reconnue par aucun État..., pas même par les Nations unies ou d’autres organisations internationales intergouvernementales qui ne veulent pas compromettre leurs relations avec l’Azerbaïdjan riche en pétrole et bien plus prospère que la petite Arménie enclavée, et sous embargo turco‐azéri... Pour rétablir leur contrôle sur le Haut‐ Karabagh, les autorités azerbaïdjanaises envoyèrent des troupes. Entre 1990 et 1992, une véritable catastrophe humanitaire eut lieu dans cette région à la suite du blo‐ cus imposé par l’Azerbaïdjan. Les Arméniens du Haut‐ Karabagh, appuyés par l’Arménie voisine, repoussèrent les Azéris venus rétablir leur souveraineté. Les affron‐ tements inhérents à cette guerre de libération, qualifiée de « séparatiste » par Bakou, feront de nombreuses vic‐ times. La médiation internationale de plusieurs groupes, comme l’OSCE, ayant échoué à trouver une solution au conflit qui satisfasse les intérêts des deux côtés. Au début de l’année 1993, les forces arméniennes, qui avaient l’avantage militaire, pénétrèrent en territoire azéri et occupèrent une zone qualifiée de « périmètre de sécurité » autour du Haut‐Karabagh, soit 8 000 km2 de terres azerbaïdjanaises. À l’issue du conflit au terrible bilan (plus de 40 000 morts, un million de réfugiés azéris, 400 000 Arméniens fuyant l’Azerbaïdjan, occasionnant d’effroyables massacres, comme celui de Khojaly6), 20 % du territoire azéri fut désormais contrôlé par les forces locales arméniennes : le Haut‐Karabagh et 7 districts voisins, ceux de Fuzuli, d’Agdam, de Djebrail, de Goubadly, de Lachine, de Kelbadjar et de Zangelan.
Comme Israël dans ses différentes guerres avec les pays arabes, entre 1948 et 1973, les Arméniens de la région autonome profitèrent de leur avantage militaire pour non seulement reprendre leur province arménienne en terri‐ toire du Karabagh officiellement azéri, mais également pour s’emparer des territoires du Haut‐Karabagh (bor‐ dures sud) peuplés d’Azéris, dans une logique d’acquisi‐ tion d’une zone tampon entre eux et leur voisin ennemi. Ce sera là, près de trente ans plus tard, la source du revan‐ chisme des dirigeants azéris et de leurs alliés turcs, décidés à laver cet affront : durant toutes les années 1990 et 2000, puis de façon plus nette encore depuis 2010‐2018 avec un appui politique et militaire turc croissant, Bakou s’est préparé à la revanche, en achetant des armes à tous les pays capables de lui en fournir : Turquie, Israël, Italie, Grande‐Bretagne, Allemagne, France... et même la Russie, pourtant officiellement protectrice des Arméniens. En réalité soucieuse de vendre ses armes à tous et de mainte‐ nir un équilibre dans un Caucase et une zone Caspienne turcophone extrêmement stratégique et riche en hydro‐ carbures, Moscou entend rester présente en ménageant toutes les parties.
Du rôle de la communauté internationale
Dès le milieu de l’année 1992, la communauté inter‐ nationale tente de mettre un terme à la guerre, via la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE)7. Le 24 mars 1992, la CSCE officialise la création d’un « Groupe de contact pour le Haut‐Karabagh », rapi‐ dement appelé « Groupe de Minsk8 », qui recense onze participants, dont la France et les États‐Unis, rejoints en 1994 par la Russie de Boris Eltsine. Cette triple prési‐ dence France‐États‐Unis‐Russie est en fait le seul forum multilatéral où diplomates russes, américains et français ont travaillé ensemble. Avant l’intégration de la Russie au Groupe, ce dernier suggère dès avril 1992 la mise en place d’une force de maintien de la paix « Otan/CEI » pour vérifier la pérennisation du cessez‐le‐feu et pour protéger les convois humanitaires. Mais Moscou va s’op‐ poser à cette initiative, refusant le déploiement sur le territoire concerné d’une force comportant des combattants de l’Otan. Et pour cause, nous verrons dans le chapitre suivant que le principal motif de l’antagonisme persistant entre l’Occident et la Russie postsoviétique est justement la pénétration des dispositifs atlantistes et occidentaux dans une zone « réservée » que Moscou nomme son « étranger proche » (Caucase, Ukraine‐Crimée, Biélorussie, Géor‐ gie, républiques turcophones – et autres ex‐soviétiques d’Asie centrale/CEI). Au cours de l’année 1993 (année cruciale), l’ONU tente de reprendre les choses en main : à la demande du Conseil de sécurité, son secrétaire géné‐ ral, Boutros Ghali, valide un rapport sur la situation du Haut‐Karabagh. Il y rappelle « que les combats dans le Haut‐Karabagh constituent une menace pour le maintien de la Paix et de la sécurité internationale dans toute la Transcaucasie ». L’ONU adoptera quatre résolutions (fort inefficaces) au cours de cette seule année 1993. Cependant, le conflit reste latent, comme le montrent les nom‐ breux incidents de frontières (2006, 2008, 2010, 2012, 2013, avril‐été 2016, été 2020), qui ont fait chaque fois craindre le retour d’une guerre ouverte que chacun savait inévitable depuis 2016. Le Groupe de Minsk propose un règlement par étapes de la question du Haut‐Karabagh. Quatre suggestions seront émises, convergeant vers l’obtention d’un compromis qui comprend la restitution de l’ensemble des territoires occupés par les Arméniens et le droit au retour, en échange d’une véritable autonomie accordée à la communauté arménienne résidant sur ceux‐ci.
En juin 2016, le Groupe de Minsk présente des propo‐ sitions concrètes, reposant sur :
– le retrait complet des forces arméniennes des sept districts occupés ;
– la démilitarisation du Haut‐Karabagh et le déploie‐ ment d’une force multilatérale de paix et de sécurité ;
– la réinstallation des personnes déplacées et le finan‐ cement de la reconstruction des villes et des villages détruits par la guerre ;
– in fine, le référendum sur le statut du Haut‐Karabagh.
Depuis cette date, plusieurs documents, appuyés ultérieurement par l’ONU, sont validés par l’Otan, l’OSCE, le Conseil de l’Europe et l’Organisation de la coopération islamique (OCI), pour résoudre le problème conformément au droit international. Certes, on peut nuancer cette impartialité par le fait que deux membres de l’OCI, Turquie et Pakistan, sont des alliés indéfectibles de l’Azerbaïdjan... Toujours est‐il que le multilatéralisme a échoué à régler le conflit qui éclate à nouveau.
Le retour de la guerre dans le Caucase
Le 27 septembre 2020, une nouvelle guerre éclate dans le Haut‐Karabagh, lancée cette fois‐ci par l’Azerbaïdjan avec, ce qui est nouveau, un appui et une coopération stratégiques turcs officiels et déterminés, cela après de multiples incidents survenus depuis 2016. Cette nouvelle guerre, intense mais localisée dans le Haut‐Karabagh, va durer bien moins longtemps que les précédentes, deux mois seulement, mais elle sera particulièrement meurtrière : au moins 7 000 à 8 000 morts du côté arménien, et 4 000 à 5 000 côté azéri, d’après les services de renseignements russes et britanniques. Mais cette fois‐ci, les forces azéries ont l’avantage pour trois raisons :
1/ Elles sont bien mieux armées et équipées que dans les années 1990, car elles se sont préparées en utilisant l’argent de la manne pétrolière qui a permis d’ache‐ ter des armes et les drones de haute technologie aux Turcs, aux Israéliens, aux Italiens et à d’autres pays de l’Otan dont la France11.
2/ Vladimir Poutine a laissé faire, au départ, la reprise de territoires anciennement azéris du Karabagh acquis par les Arméniens dans les années 1990, tout en stop‐ pant l’avancée azérie in extremis, ceci dans une logique d’équilibre mais aussi pour « punir » les Arméniens d’avoir mis au pouvoir, en Arménie, en mai 2018, un Premier ministre antirusse, Nikol Pachinian...
3/ La Turquie d’Erdoğan envoie des armes, des drones, appuie diplomatiquement l’offensive azérie, puis envoie des mercenaires djihadistes arabes et turkmènes de Syrie exfiltrés et entraînés par la société de mercenaires Sadat du général Adnan Tanriverdi. Ce proche d’Erdoğan a recruté depuis 2019 des milliers de combattants islamistes et djihadistes cantonnés, depuis l’échec de Daesh et de la rébellion sunnite anti‐Assad, dans le nord‐ouest de la Syrie, en zone sous contrôle turc (zone officialisée en vertu des accords turco‐russo‐ iraniens de désescalade en Syrie signés lors des rencontres d’Astana et de Sotchi entre 2016 et 2018).
Les Arméniens perdent la guerre. Ils doivent capituler et restituer nombre de territoires azéris du Haut‐Karabagh et même un peu plus, avec le corridor reliant l’Azerbaïdjan à la Turquie via le Nakhitchevan (République autonome de 400 000 habitants, peuplée d’Azéris mais jadis d’Arméniens qui en ont été expulsés), tout cela dans le cadre de négociations entre la Russie et la Turquie, pour la première fois présente dans l’étranger proche russe (la Russie dispose de son unique base militaire dans la région en Arménie, à Gumri).
On remarquera en passant que, dans le cadre de ce monde multipolaire en voie de constitution, ce n’est pas le Groupe de Minsk, cité précédemment, qui a fait avaliser le cessez‐le‐feu du 10 novembre 2020, mais une entente tripartite fort cynique entre l’Azerbaïdjan, la Turquie et la Russie, excluant soigneusement des termes de l’accord les parrains occidentaux du Groupe de Minsk (France, États‐ Unis) : Erevan s’engage à rétrocéder à Bakou les districts d’Aghdam et de Kelbadjar ; un corridor est aménagé à Lachine ; le retour des personnes déplacées sera effectué sous le contrôle de l’ONU ; et, plus concrètement encore, dès le lendemain de la signature de l’accord, deux mille soldats russes sont déployés le long de l’ancienne ligne de front.
En fait, l’un des objectifs de guerre de long terme des Azéris, au‐delà de la récupération des territoires azéris pris par les Arméniens en 1993, visait l’obtention, extrême‐ ment importante sur le plan stratégique et idéologique, du fameux « passage de Meghri », une bande large de dix kilomètres permettant de relier le territoire azéri à l’enclave azérie du Nakhitchevan, située à l’intérieur du territoire de l’Arménie. L’accord de cessez‐le‐feu prévoit donc la création d’un corridor, en terre arménienne, qui reliera l’enclave azérie du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan. C’est une victoire pour les Azéris, car, géographiquement, cette région n’avait de frontière qu’avec la Turquie, l’Arménie et l’Iran, mais aucune continuité territoriale avec le reste de l’Azerbaïdjan. De facto, avec ce droit de passage, le rêve des panturquistes, qui, depuis le génocide arménien de 1915, ont toujours voulu faire la « jonction » entre turco‐ phones de Turquie et du Caucase, est sur le point d’être réalisé, la continuité territoriale étant désormais possible et extensible. D’évidence, la question du Haut‐Karabagh n’a pas fini d’envenimer l’ensemble du Caucase, sur fond de nationalismes irrédentistes et de géoénergie.