* Ce texte a été également publié sur le média Billet de France
Année 1957. À Alger, dans la Casbah, forteresse aux murs sans fenêtres et aux terrasses formant des passerelles entre elles, c’est le silence qui règne en maître depuis que le Front de Libération Nationale a imposé sa loi : interdiction formelle de fumer, de boire de l’alcool, d’écouter la radio ou de mettre la musique, ou encore de jouer. Les réfractaires au mot d’ordre, pris la main dans le sac ou dénoncés, sont immédiatement sanctionnés au moyen de la mutilation.
Arrive un groupe d’hommes, vêtus de bleus de chauffe, portés par les jeunes Algériens. Ils entrent dans un café, et lorsque le tenancier, sur leur demande, refuse d’allumer la radio au prétexte de ne pas contrer la loi du Front, il se voit administrer une magistrale paire de gifles. “A partir de maintenant, tu sauras que ce n’est pas le Front qui commande, c’est lui”, et de désigner Paul-Alain Léger, militaire issu du SDECE (ancêtre de la DGSE) et revenant d’Indochine. Ceux qui le suivent sont des parachutistes français, accompagnés de leurs nouvelles recrues issues de la rébellion et retournées contre le FLN. Lorsqu’ils quittent le café, la musique et les jeux ont repris. Le premier succès de Léger et son commando est psychologique et porte un coup non négligeable à la loi du FLN et à la crédibilité de ce dernier. Ce n’est que le début d’une opération bien plus vaste qui va permettre de remporter la bataille d’Alger, et marquer la primauté du renseignement militaire dans cette nouvelle guerre : la Bleuite. On l’appelle ainsi en raison des bleus de chauffe (uniformes de travail souvent portés dans la Casbah) revêtus par les hommes de Léger pour cette mission
d’infiltration, et de l’espionnite aiguë découlant des actions du GRE, poussant le FLN à purger ses propres rangs.
Les renseignements militaires, une réponse au terrorisme algérien
La bataille d’Alger a lieu à partir de l’année 1957, ensanglantée par des attentats répétitifs commis par le FLN contre la communauté européenne de la ville. Déposées dans les cafés, les discothèques, ou en pleine rue, les bombes viennent briser brutalement la sérénité d’Alger, causant plusieurs centaines de morts, hommes, femmes et enfants confondus. Ce déferlement de violence engendre alors des actes de vengeance européens de plus en plus fréquents. Le général Massu est réclamé par le pouvoir politique, qui lui fixe la mission d’éradiquer le terrorisme urbain, mission relevant pourtant habituellement de pouvoirs de police. Si les débuts sont laborieux, le capitaine Paul-Alain Léger et ses hommes vont se distinguer par leur redoutable système de renseignement.
Afin d’obtenir des informations sur le groupuscule terroriste d’Alger, le capitaine Léger créé le Groupement Renseignement Exploitation (GRE). Celui-ci vient assurer un renfort auprès du Dispositif de Protection Urbaine, qui quadrillait la ville d’Alger en plusieurs quartiers placés sous le contrôle d’un régiment. Si le DPU avait pour mérite d’éviter la dispersion des terroristes, notamment en les maintenant regroupés dans la zone musulmane, sa fonction renseignement se trouvait limitée. Il ne permettait en effet pas de recueillir suffisamment d’informations pour aller jusqu’à démanteler le réseau terroriste. Parmi les membres du G.R.E, on trouve des officiers et sous-officiers parachutistes, mais aussi d’anciens terroristes ou soutiens des réseaux terroristes d’Alger, que le capitaine Léger a retourné contre le FLN. Les musulmans, comme l’explique Léger dans son livre Aux Carrefours de la guerre, devaient absolument être à la base de tout recrutement pour optimiser l’efficacité du G.R.E et favoriser l’infiltration chez l’ennemi. Ainsi, “estimant qu’une des solutions envisagées pour juguler le terrorisme était de noyauter son organisation, je pensais que l’action souterraine de rebelles retournés et réinjectés dans le circuit était la meilleure façon d’y parvenir”. Cette infiltration dans la Casbah portera ses fruits, grâce aux jeunes recrues anciennement rebelles. Progressivement, arrestation sur arrestation, Léger et ses hommes parviennent à remonter jusqu’aux origines du réseau terroriste d’Alger.
La méthode Léger, intoxiquer tout le réseau du FLN
Le Capitaine Léger est la pièce maîtresse de ce dispositif bien rôdé. Habitué des méthodes d’infiltration, il connaît les ressorts psychologiques de ceux qu’ils retournent contre le FLN. Ainsi, Ouria, une femme musulmane à l’éducation européenne, est un exemple d’agent acquis à la cause française. Internée par son mari pour protéger sa maîtresse, elle est rendue libre par Léger en échange de ses services pour l’armée. Mine d’informations pour le GRE, se faisant passer pour une rebelle auprès du FLN, elle permet la saisie conséquente de stocks d’armes et d’explosifs. Progressivement, l’infiltration menée par les militaires français et leurs recrues fait son œuvre, jusqu’à arriver au démantèlement complet du réseau terroriste. Yacef Saâdi, chef du réseau, et son second, Ali la Pointe, sont retrouvés et tués ou faits prisonniers. Le nombre de morts liés aux attentats ne fait alors que diminuer, jusqu’à devenir nul. L’objectif initial est donc atteint. Cependant, le capitaine Léger ne compte pas s’arrêter là. Voyant la grande efficacité de sa méthode, il décide de l’étendre aux autres wilayas (régions administratives d’Algérie), et va monter une véritable opération d’intoxication.
Entretenant une correspondance régulière avec le chef de la région de Kabylie, le colonel Amirouche, Léger va se faire passer pour un homme du FLN. Pour cela, il s’est procuré les tampons officiels du Front, et convainc Amirouche que l’organisation terroriste est toujours active. Ce dernier en vient à désigner Léger comme le représentant officiel du FLN dans la zone d’Alger, sans se douter le moins du monde que c’est en réalité à l’armée française qu’il confie cette mission. Le GRE improvise alors de vrais-faux attentats : ici et là, des bombes explosent, à la différence près qu’elles ne font aucun mort. Cette ruse permet à Léger de récupérer des armes et des munitions qui lui sont fournies pour sa pseudo activité terroriste. Lorsque le colonel Amirouche, voyant le manque d’efficacité des attentats, menace Léger de ne pas lui fournir des explosifs particulièrement puissants, ce dernier s’aperçoit que sa ruse arrive en bout de course. Enfilant à nouveau les fameux bleus de chauffe, il décide d’aller avec son commando chercher directement le matériel au PC de la Wilaya III.
Les revers d’un espionnage à grande échelle
C’est le début d’une spirale de violences inouïes dans les rangs du FLN. Amirouche, dupé, est persuadé de l’existence d’un traître ayant travaillé pour la France, croyance que va exacerber Léger. Une jeune femme, prénommée Roza, sera le vecteur direct de ce virus de la bleuite. Prétendant vouloir rejoindre le camp français, elle se présente au capitaine Léger, qui ne se laisse pas duper. La laissant seule dans son bureau le temps de passer un appel bienvenu, il l’observe du coin de l’œil se pencher sur de fausses correspondances de responsables du maquis supposément retournés contre le FLN. Mémorisant les noms imaginaires, la jeune femme disparaît pour délivrer les fausses informations volontairement données par Léger, à l’un des chefs des wilayas. Passée sous la torture par le second d’Amirouche, Ahcène Mahiouz, qui veut en savoir plus, la jeune femme s’autoaccuse sous la douleur de traîtrise et donne d’autres noms, cette fois-ci réels. Convaincu de la présence de traîtres et d’espions dans le maquis, Amirouche organise une purge monumentale : c’est plus d’un millier d’hommes qui passent sous la torture, avant d’être exécutés. Les jeunes étudiants venant d’Alger et les plus lettrés sont la cible principale de cette paranoïa destructrice, qui se répand dans toutes les wilayas, puis dans la population. Le FLN s’auto fragilise jusqu’à un point de non-retour. Aucun chiffre officiel n’a pu être donné pour connaître le nombre de morts liés à cette “espionnite aiguë » qu’est la Bleuite.
Si cette opération demeure une victoire tactique indéniable pour l’armée française, elle n’en demeure pas moins un traumatisme, expliquant en partie le délaissement de l’armée française de ce type d’opérations, qui connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt.