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Monde

Crises migratoires : L’évangile selon Saint François

Le Dialogue

La visite apostolique du Pape François, le 23 septembre 2023 à Marseille, avait pour but, depuis la cité portuaire méditerranéenne, qui accueillait cette semaine-là les Rencontres Méditerranéennes, de secouer les consciences à propos du drame humanitaire qui se joue en Méditerranée. En moins d'une décennie, près de 28 000 personnes migrantes ont perdu la vie en traversant la mer Méditerranée. Et le chiffre pourrait encore augmenter. Depuis janvier 2023, plus de 2 095 personnes ont perdu la vie sur cette route migratoire devenue la plus dangereuse au monde. 

 

Ses mots, qu’il n’a pas édulcoré ou mâché, ont eu le mérite de faire réagir la classe politique française. Ils méritent avant d’en établir le commentaire, d’en faire la retranscription fidèle, en combinant les nombreux verbatims pontificaux qui ont ponctué cette visite. 

 

Si le Saint Père a choisi de venir à Marseille (et non « en France »), c’est par rapport au symbole fort que représente cette ville métissée, véritable « porte portuaire » qui peut être ouverte ou fermée aux migrants. Sans surprendre, le Pape a estimé qu’il fallait accueillir les naufragés, parce qu’ils « n'envahissent pas » mais « cherchent hospitalité, cherchent la vie ». Dans son esprit, la Méditerranée est une miniature du monde actuel, avec ses rivages « où, d’un côté, règnent l'opulence, le consumérisme et le gaspillage et, de l’autre, la pauvreté et la précarité ».

 

Accueillir pour ne pas rejeter, c’est une responsabilité collective de l’Europe pour éviter un « naufrage de Civilisation ». François voit la fermeture comme un « retour au passé, une inversion de marche sur le chemin de l’histoire ». Il ne s’agit cependant pas d’une allusion aux années 30 mais d’une évocation de la traite des esclaves. Le Pape a ainsi pointé des cas graves où des migrants ont été renvoyés comme un "ping-pong"... Pour François, le drame des migrants est que si on les renvoie, ils tombent entre les mains de cruels trafiquants d'êtres humains.

 

Voilà pourquoi le Pape François en arrive au cœur de son message : « Contre le terrible fléau de l’exploitation des êtres humains, la solution n’est pas de rejeter, mais d’assurer, selon les possibilités de chacun, un grand nombre d’entrées légales et régulières, durables grâce à un accueil équitable de la part du continent européen, dans le cadre d’une collaboration avec les pays d’origine. Dire "assez" c’est au contraire fermer les yeux ; tenter maintenant de "se sauver" se transformera demain en tragédie ». En invoquant les « possibilités de chacun », en insistant sur les « entrées légales », François a instauré de la nuance dans ses propos, allant même jusqu’à évoquer des solutions alternatives à l’accueil : « Si tu ne peux pas l'intégrer dans ton pays, accompagne-le et intègre-le dans son pays », ce qui est évidemment très séduisant mais inapplicable en pratique (comment la France pourrait-elle aider un Nigérian à mieux s’intégrer au Nigeria ?)

 

 

Pour le Pape, il ne s’agit pas tant de le faire au nom d’un droit au partage de la richesse, mais du respect de la dignité humaine : « Le critère principal ne peut être le maintien de leur bien-être, mais la sauvegarde de la dignité humaine. Ceux qui se réfugient chez nous ne doivent pas être considérés comme un fardeau à porter : si nous les considérons comme des frères, ils nous apparaîtront surtout comme des dons ».

 

Là où cependant François s’est aventuré sur un terrain plus glissant, c’est qu’il s’est exprimé depuis un pays - la France - pour laquelle depuis Napoléon « Nul ne peut être naturalisé s'il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue française et des droits et devoirs conférés par la nationalité française. » (Article 21-24 du Code Civil). Marseille, ville composite et plurielle, n’est pas le reflet exact de la manière dont le pays se vit. 

 

Or, François a récusé la logique d’assimilation pour insister sur l’intégration. Il a ainsi affirmé : « Certes, les difficultés d’accueil sont sous les yeux de tous. Les migrants doivent être accueillis, protégés ou accompagnés, promus et intégrés. Dans le cas contraire, le migrant se retrouve dans l'orbite de la société ». Il a insisté en nuançant : « Accueillis, accompagnés, promus et intégrés : tel est le style. Il est vrai qu'il n'est pas facile d'avoir ce style ou d'intégrer des personnes non attendues ».

 

Intégration vs assimilation. Il ne s’agit pas d’un lapsus ou d’une mauvaise connaissance du français. D'un point de vue théorique, le concept d'assimilation renvoie à l'abandon total de la culture d'origine de l'immigrant, alors que le terme d'intégration admet la possibilité de rester attaché à sa culture d'origine en intériorisant les normes de comportement d'une société. Le Pape a clairement expliqué sa préférence envers l’intégration plutôt que l’assimilation : l’intégration, même des migrants, est difficile, mais clairvoyante : elle prépare l’avenir qui, qu’on le veuille ou non, se fera ensemble ou ne se fera pas ; l’assimilation, qui ne tient pas compte des différences et reste rigide dans ses paradigmes, fait prévaloir l’idée sur la réalité et compromet l’avenir en augmentant les distances et en provoquant la ghettoïsation, provoquant hostilité et intolérance. 

 

En critiquant volontairement ou involontairement la culture française d’assimilation républicaine, le Pape François a commis une triple erreur. 

 

La première est de s’aventurer sur le champ politique, ce qui relève de la loi et de la démocratie, a fortiori sur le territoire d’un pays qui a érigé un mur - la laïcité - entre le religieux et le temporel. Certes, François ne s’adresse pas spécifiquement aux Français mais à tous les peuples européens. Certes, il le fait depuis Marseille, en insistant que dans son esprit ce n’est pas une visite « en France ». Reste que Marseille est une ville française et que son auditoire était largement français. 

 

La seconde est de plaquer sur l’Europe une approche latino-américaine. François a beau être pape, il n’en est pas moins très intimement modelé par son substrat culturel. L’Amérique du Sud, comme je l’avais expliqué dans une précédente tribune du Dialogue, se conçoit comme « une réalité géographique avec une mosaïque indescriptible de contenus », une et plurielle. Sa force est que sa diversité a permis de converger en une synthèse qui, dans une variété de sens, est capable de la projeter en une histoire commune. La maison commune est habitée par un métissage complexe et une pluralité ethnique et culturelle. La différence est que l’Amérique du Sud n’a vécu ni les invasions arabes, ni les croisades, ni la Reconquista, ni les guerres de Religion, car elle est à 95% chrétienne. C'est même grâce à ce continent que le catholicisme reste la première religion du monde à égalité avec l'islam (1,4 milliards de fidèles en 1995.

 

La troisième est de faire totalement l’impasse sur le défi culturel et religieux associé à l’immigration subsaharienne et africaine, comme si c’était un paramètre secondaire. Le Pape précédent, profondément européen, avait une approche foncièrement différente. Ratzinger avait rappelé que pour le Christianisme, héritier de la pensée grecque, « Dieu agit avec logos. Logos désigne à la fois la raison et la Parole – une raison qui est créatrice et peut se donner en participation, mais précisément comme raison », puis que la sécularisation de la pensée occidentale avait renforcé cette approche rationnelle. Dans son discours de Ratisbonne, subtil et pourtant tant caricaturé, il avait mis en avant les différences d’appréciation de part et d’autre de la Méditerranée sur Dieu : « Dans le monde occidental domine largement l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de la philosophie qui en dépendent sont universelles. Mais précisément, cette exclusion du divin hors de l’universalité de la raison est perçue, par les cultures profondément religieuses du monde, comme un mépris de leurs convictions les plus intimes. Une raison qui est sourde au divin et repousse les religions dans le domaine des sous-cultures est inapte au dialogue des cultures ». La question de la liberté individuelle en matière religieuse est justement pierre d’achoppement en France, l’opinion publique considérant notamment le port du voile comme une soumission des femmes aux hommes. 

 

La raison pour laquelle en France l’opinion publique est rétive à accueillir des étrangers venus d’Afrique est liée à la crise du moteur de l’assimilation. Nous avons aujourd’hui 2,5 millions de personnes en situation d’illettrisme, 4,1 millions de personnes mal ou non-logées, et un taux de chômage plus élevé pour les immigrés africains que les immigrés européens (16% au lieu de 6%). Certaines zones du territoire deviennent des no man’s land républicains, où la population immigrée de première, seconde ou troisième immigration devient majoritaire. 

 

Sur ces problèmes objectifs s’additionnent des problèmes d’insécurité liés à la mauvaise intégration (cf. le Stade de France, théâtre de violences contre les supporters anglais par des jeunes délinquants de quartiers difficiles, ou encore les dernières émeutes enregistrées cette année), des problèmes de radicalisation religieuse et même de terrorisme. Sur les 22 attentats aboutis qui ont endeuillé le pays, on compte 13 étrangers et 20 Français, parmi lesquels des naturalisés et des binationaux. Les étrangers représentent donc 39% des auteurs de ces attentats aboutis. Ils ont été particulièrement impliqués dans les attentats de novembre 2015 (4 étrangers parmi le commando de 10 personnes) et depuis 2020, où 5 attentats ont été commis par des étrangers et 2 par des Français.

 

Enfin le communautarisme musulman se développe. La polémique sur le port des abayas à l’école n’est que le bout émergé de l’iceberg. 

 

Le Pape François, en contournant ce fait, a posé sur la table un problème moral sans donner des clés de réflexion pour faire face au défi de fond. C’est ce qui sans doute fait que si chacun peut accepter l’injonction humanitaire, le reste de son diagnostic est tombé un peu à plat. Eddy Mitchell avait écrit une chanson satyrique sur un curé obligé de trouver les mots pour dire aux fidèles de pratiquer l’abstinence sexuelle avant la prière du soir, comme l’avait demandé le Pape. L’un des passages de la chanson résonne cruellement en écho à la situation actuelle : « Maintenant, tout est fait, tout est dit mais nos fidèles sont partis. Dieu, on reste seul dans ta maison. On a l'air, mais le dire, à quoi bon ? »