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Editos

La vision réaliste « westphalienne » et différentialiste de Henry Kissinger

Le Dialogue

Dans son ouvrage publié en 2016 et réédité en 2023, L’Ordre du monde (Fayard), le centenaire et non moins lucide Henry Kissinger, adepte d’un monde multipolaire avant l’heure – sur le modèle de l’équilibre westphalien –, explique que l’ordre établi par les pays occidentaux depuis les années 1945-1950 et qui en proclamaient l’universalité n’éveille « aucun consensus », surtout au sein du « Sud global » et du monde non occidental en général et pas seulement chez les ennemis ouverts des États-Unis et de l’Occident. Pour le stratège et diplomate, les notions de démocratie, de droits de l’homme ou même de droit international suscitent des interprétations si divergentes au sein des différentes nations et civilisations que les parties en conflit les invoquent régulièrement comme autant de slogans dans leurs luttes réciproques. Fort sévère vis-à-vis de l’influence et des effets concrets de l’occidentalisme universaliste-prosélyte, il dresse un bilan d’un quart de siècle de crises politiques et économiques (perçues dans le Sud global comme le fruit des Occidentaux) et constate l’implosion de l’ordre international libéral-occidentalo-centré au profit de logiques régionales chaotiques qui remettraient totalement en cause les hypothèses optimistes des premières années de l’après-guerre froide. Prenant l’exact contre-pied du postulat de Fukuyama sur la « fin de l’histoire » et sur le triomphe conjoint de la démocratie et du libre-échangisme économique, il affirme que l’essor de la démocratie et de l’économie de marché n’a pas engendré automatiquement un monde juste, pacifique et intégré, et qu’au contraire, « on a vu se manifester dans plusieurs régions du monde un élan en sens inverse, qui cherchait à construire des remparts contre la politique de l’Occident développé – certains aspects de la mondialisation compris – à laquelle on reproche d’être propice aux crises ». Cette idée, qui est le fil rouge et la thèse centrale du présent essai, a été développée depuis des décennies par le diplomate américain qui l’a d’ailleurs appliquée depuis 2014 au terrible conflit ukrainien, selon lui dû en grande partie à la dérive idéaliste-interventionniste de la politique étrangère américaine dans un sens totalement opposé au paradigme westphalien de l’équilibre qu’il prône depuis qu’il en avait fait le sujet de sa thèse de doctorat. Aujourd’hui, constate-t-il, « les organisations politiques et économiques mondiales sont en désaccord les unes avec les autres » et ce constat se double d’un autre en vertu duquel « le système économique international est devenu planétaire, mais la structure politique du monde repose toujours sur l’État-Nation[P1] [md2] ». Selon lui, la paix passe toujours par l’acceptation du fait que « tout ordre international doit, tôt ou tard, affronter la conséquence de deux tendances qui compromettent sa cohésion : une redéfinition de la légitimité ou une modification significative de l’équilibre des forces […]. Dans certains cas, l’ordre s’effondre parce que l’un de ses éléments essentiels cesse de jouer son rôle ou disparaît […] et c’est ce qui est arrivé à l’ordre international communiste vers la fin du xxe siècle avec la dislocation de l’Union soviétique […]. Dans d’autres cas, poursuit-il, « une puissance ascendante peut refuser le rôle que lui attribue un système qu’elle n’a pas conçu, et les puissances établies être incapables d’adapter l’équilibre du système pour tenir compte de son ascension. L’émergence de l’Allemagne a lancé un défi de ce genre au système dans l’Europe du xxe siècle, provoquant deux guerres catastrophiques dont ce continent ne s’est jamais entièrement remis. La place croissante de la Chine pose un problème structurel comparable au xxie siècle».

À la fin de sa démonstration, Kissinger applique sa théorie au conflit qui s’annonce entre, d’une part, les États-Unis (et leurs alliés et obligés), qui ne veulent pas remettre en cause l’ordre international qu’ils ont mis en place après la disparition de l’ex-URSS, et, d’autre part, non seulement la Russie poutinienne irrédentiste néo-impériale-revancharde, mais surtout la « puissance ascendante », la Chine de Xi Jinping, qui, à la différence de la Russie, a les moyens politiques, militaires et économiques, commerciaux, financiers et technologiques pour défier, à terme, l’ordre occidentalo-américain qui se cacherait derrière l’ordre international-libéral en place. Sa conclusion, qui est en fait une recette de paix, d’équilibre « westphalien » et de conjuration de chocs entre puissances émergentes et ascendantes, est à la fois sage et prophétique : « Établir un équilibre entre les deux composantes de l’ordre – la puissance et la légitimité – constitue l’essence de l’art de gouverner. Les calculs de pouvoirs sans dimension morale transformeront tout désaccord en épreuve de force, l’ambition ne connaîtra pas de repos et certains pays pourraient être poussés à se livrer à d’invraisemblables et insaisissables évaluations de la configuration changeante du pouvoir. D’un autre côté, des interdits moraux sans souci de l’équilibre entraînent des croisades ou une politique impuissante invitant aux provocations[1]. » La vision de Kissinger fondée sur le double équilibre – puissance-légitimité et non-ingérence entre nations souveraines – tient dans ce passage du livre du diplomate-stratège : « la pertinence universelle du système westphalien tenait à sa nature procédurale – c’est-à-dire neutre sur le plan des valeurs. Ses règles étaient accessibles à n’importe quel pays : non-ingérence dans les affaires intérieures des autres États, inviolabilité des frontières, souveraineté nationale, encouragement du droit international. La paix de Westphalie incarnait un jugement de la réalité – plus particulièrement des réalités de pouvoir et de territoire – sous forme d’un concept d’ordre séculier supplantant les préceptes de la religion ». Cette vision d’équilibre, cette conception réaliste-relativiste des relations internationales et des modèles géopolitiques et géocivilisationnels, était partagée en France par le général et stratège Pierre Marie Gallois, à qui nous dédions cet ouvrage, et qui était l’interlocuteur privilégié et ami de Kissinger. Ces deux réalistes-pessimistes, tout comme Benjamin Barber et Graham Allison – qui constatent eux aussi la rébellion des nations et civilisations du Sud et de l’Eurasie multipolariste sino-russe, contre les États-Unis et « l’Occident global » McWorld –, ont été hélas moins contredits par les faits que les idéalistes, notamment concernant le risque de retour des guerres de haute intensité en Eurasie et en Europe du fait de l’incapacité de l’Amérique interventionniste et de l’UE « moraliste » à penser les relations internationales autrement qu’en vertu d’un prosélytisme universaliste pandémocratique souvent d’ailleurs intrusif (« droit d’ingérence ») et en fin de compte hypocrite, en ce qu’il cache souvent une forme de néo-impérialisme cognitif à portée belligène


 


[1]. Ibid.