Cette semaine, Alexandre del Valle fait le point sur la crise franco-italienne qui a éloigné ces deux pays voisins ces derniers mois, avec Francesco de Remigis, journaliste spécialiste des questions internationales, de la politique française, des migrations et du monde arabe. Il est notamment correspondant pour le Moyen-Orient et la France du grand quotidien italien Il Giornale,
Vous suivez en permanence depuis des années la politique française pour le quotidien italien Il Giornale et vous êtes un des meilleurs connaisseurs transalpins des relations entre nos deux pays « cousins ».... mais souvent à couteaux tirés et ayant une vision négative de l’autre. La crise entre les deux pays provoquée par les déclarations étonnement peu diplomatiques et frisant l’ingérence de M. Darmanin est-elle résolue et laissera-t-elle des traces?
Elle a laissé quelques traces, mais au nom du pragmatisme nécessaire pour faire face au phénomène migratoire, du moins depuis Rome, la Première ministre Giorgia Meloni s'est engagée à aller au-delà de la forme pour aller au fond. Et je pense que le président Emmanuel Macron a également intérêt à soutenir certaines propositions italiennes. Je pense d’ailleurs que tel est le cas
Mes interlocuteurs à Rome et ailleurs en Italie, même les plus francophones et francophiles, me disent souvent que la France et les Français sont assez mal perçus outre-Alpes et sont vus comme arrogants envers le « cousin » italien pourtant si proche mais méprisé : êtes-vous en ’-partie d’accord avec cela?
Question de tons. Lorsqu’un pays ami s’immisce dans la politique nationale, c’est toujours désagréable. Et les hommes politiques français ont hélas ce vice. Parfois avec des mots qui ne respectent pas l’alphabet institutionnel le plus élémentaire..., ils sont parfois offensants. Je pense à l'époque où Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement de l'époque, avait déclaré que l'Italie était « répugnante » à l'égard des migrants. Puis il l'a répété récemment, en tant que ministre, et il a, comme d'autres, exprimé des jugements de mérite sur les politiques nationales, peut-être parce lui et d’autres qui visent l’Italie ignorent une réalité qui ne les a touchés qu'une seule fois, en France, je pense à l'arrivée de navires d'ONG à Toulon, le seul et unique en France, tandis qu'en Italie on en voit débarquer deux, trois ou quatre par jour dans les périodes les plus chaudes. Sans parler de ce qu'a raconté l'ancien président Nicolas Sarkozy, qui, dans son dernier livre, reconnaît avoir monté une opération pour faire démissionner le premier ministre italien Silvio Berlusconi en 2011... Il est clair que certains Italiens n'aiment pas certaines ingérences. Un peuple sous le jugement d'une autre nation est une attitude colonialiste et erronée, hier comme aujourd'hui. Je crois que chacun doit effectuer son travail, sans ingérence.
De leur côté, les Français perçoivent souvent les Italiens comme joyeux , des « Français qui sourient », des champions de l’art, de l’esthétique et de la culture, mais aussi des gens pas très sérieux, des magouilleurs, voire des mafieux ou des crypto-fascistes .... et le gouvernement de Giorgia Meloni a été dépeint par Paris comme un pouvoir postfasciste, populiste-réactionnaire aidé par le milliardaire bunga bunga Berlusconi et les « racistes » de la Ligue de Matteo Salvini .... Que répondez-vous à ces caricatures assez ancrées dans certains milieux idéologiques de gauche, centristes et macronistes?
Je crois que parmi les soi-disant macronistes, il existe différentes manières de lire la réalité. Il me semble que Macron a adopté une posture pragmatique. Si l'on veut être optimiste, je dirais même collaborative, envers le nouveau gouvernement italien, d'autant plus que Giorgia Meloni a montré qu'elle était capable de parler à tout le monde, à commencer par le démocrate Biden, en Amérique. Et il n’a rencontré aucune difficulté non plus à traiter avec Macron lui-même en Europe. Les étiquettes données par les journaux peuvent influencer la politique, surtout au début d'un nouveau mandat, mais ce sont ensuite les relations personnelles entre les différents dirigeants qui changent l'histoire. Et sur le pacte de stabilité européen également, je crois que Paris et Rome ont des intérêts convergents.
Derrière les noms d’oiseaux les attaques verbales françaises et les réponses de demandes d’excuses du gouvernement Meloni, y a-t-il eu une dimension de politique politicienne intérieure, côté français dans cette querelle regrettable ? Quelle a été l’arrière-plan de cette crise?
Au début oui, mais ensuite, lorsque les attaques se sont répétées, il était inévitable de les condamner du côté italien. N'oublions pas que le Ministre Darmanin a déclaré que l'Italie n'était pas capable de gérer la crise migratoire, donc le pays, l'État, et pas simplement un gouvernement ou un parti politique. L'Italie a demandé plus de respect, en montrant que sur de nombreux dossiers, les ministres peuvent et doivent travailler sereinement, entre pairs, sans insultes. Même si elles appartiennent à des partis opposés, aucune des deux parties ne peut manquer de capacité et de désir de coopérer.
Plus profondément encore du point de vue historique et géopolitique, peut-on faire remonter la rivalité entre ces deux cousins aux intérêts divergents et concurrents en méditerranée ou plus localement à la guerre en Libye ou même à la question de la gestion des flux migratoires en provenance d’Afrique?
Il me semble clair que la France est en grande difficulté en Afrique et que le plan Mattei annoncé par Meloni, qui sera présenté d'ici octobre, agace un président de la République française qui connaît de grandes difficultés au Maghreb et les protestations des pays africains et de leurs populations elles-mêmes dans des États comme le Niger, notamment, mais pas seulement. Malgré les efforts et les tentatives de réconciliation, Macron n’a réussi à se réaccommoder ni avec les autorités africaines, de plus en plus méfiantes à l’égard de toute démarche française, ni, surtout, avec la population maghrébine qu’elle soit née en Afrique du Nord ou en France et devenue française. Les enfants d'immigrés très jeunes et de nationalité française se façonnent de plus en plus un eldorado mental tourné vers leur pays d'origine, ne trouvant pas en France les opportunités de bien vivre, réussir, et se sentir partie intégrante d'une nation. Ce n’est pas le racisme qui est en cause, mais de mauvaises politiques d’assimilation. Les statistiques françaises sont formulées d’une manière curieuse, sans demander l’appartenance ethnique, par exemple l’origine et d’autres détails, qui contribueraient plutôt à mettre en place des pratiques et des politiques d’intégration. Il ne suffit pas de déclarer tout le monde français, il faut comprendre, connaître et aborder les différences culturelles dans le sillage des lois.
Un sommet européen s’est tenu au Luxembourg au printemps dernier: ses conclusions sur la nécessité d’une meilleure répartition des migrants ont été saluées par la presse italienne et le gouvernement Meloni. L’Italie a voté pour avec la majorité et la Hongrie et la Pologne contre tout accueil automatique et répartition de migrants. Pensez-vous que cela démontre enfin que Rome n’est pas du côté des « méchants populistes » mais du côté de la responsabilité européenne et de la modération et que cela a changé l’image de Giorgia Meloni?
J'aime m'en tenir aux faits. Et les faits montrent que cette année, plus de 100 000 migrants sont arrivés en Italie en huit mois, le chiffre le plus élevé depuis 2017. Il est clair que nous devons faire comprendre aux autres pays européens, à tous, que le problème ne peut pas être seulement l'accueil ou la répartition des migrants, mais que nous devons aller discuter, en tant qu'Union européenne, avec les gouvernements africains. Le Premier ministre Meloni a essayé de le faire avec Von der Leyen, au Maghreb, mais je dirais que cela est surtout souhaitable avec les États d'Afrique centrale touchés par le phénomène migratoire. Le plan Mattei doit être soutenu, et non rejeté, car il signifie aider les pays en difficulté, créer des emplois dans les régions d'où partent la plupart des migrants vers l'Europe, afin de les empêcher de quitter ces pays. Nous ne pouvons plus rester en Afrique avec des intentions prédatrices, comme nous l’avons fait à l’époque coloniale.
La France et l’Italie sont-elles encore en profond désaccord sur la question migratoire malgré ce sommet qui a semblé prendre la mesure du défi, et quels sont selon vous les autres sujets de discorde ou malentendus persistants?
Question de méthode et d’approche. La France ne connaît pas l’immigration de premier port, la plus coûteuse et la plus difficile à gérer. Mais le secondaire bouge. Et cela signifie que, parfois, des fonctionnaires français viennent en Italie et laissent un questionnaire aux migrants, sélectionnant essentiellement ceux qu'ils peuvent accueillir en France parce qu'ils remplissent certaines conditions, savent travailler dans certains secteurs et sont en bonne santé. Ce n'est pas un malentendu, le problème est que la France n'a pas connu de première main. Chaque jour, à la frontière italo-française, il y a entre 40 et 80 tentatives d'entrée. Et la plupart d’entre eux sont renvoyés en Italie sans trop de subtilités. En Italie, en revanche, des dizaines d'hommes, de femmes et d'enfants sont sauvés chaque jour en mer, qui doivent ensuite suivre un parcours d'identification et diverses procédures. Mais faute d’accords effectifs avec les pays d’origine (ou de départ), ils ne peuvent être rapatriés. La France et l'Italie ont les mêmes difficultés à procéder aux rapatriements. Nous sommes autour de 22% en France, autour de 19% en Italie. Nous avons besoin d’unité entre pays alliés et cousins, et non de leçons de style et d’insultes quotidiennes.
Enfin, quid de la vision « tiersmondiste de droite » de Mme Meloni qui veut relancer le « plan Mattei » pour l’Afrique que vous venez de mentionner, et qui a reçu, à Rome, en juillet dernier, de nombreux chefs d’Etat africain et arabes pour parler immigration, développement et sécurité ?
La Première ministre Giorgia Meloni a en effet inauguré, le 23 juillet dernier à Rome, ce qu'elle a appelé "un dialogue entre égaux basé sur le respect mutuel". Elle a expliqué, lors de cette première conférence sur la migration, que les frontières existent et que la migration doit être contrôlée. Plus de vingt pays sont venus à Rome pour participer à cette première conférence internationale sur le développement et la migration promue par le gouvernement italien. Un sommet au cours duquel le Premier ministre a précisé que la relation entre l'Europe et la Méditerranée élargie « ne peut pas être une relation compétitive, ni même conflictuelle, c'est-à-dire qu'elle ne peut pas être faite d'intérêts opposés à médiation, car les intérêts sont bien plus convergents que ce que nous pensons". Avec ces mots, Meloni a parlé des opportunités communes à explorer entre l'Europe et l'Afrique, et elle l'a fait en affirmant franchement que dans le passé, l'Europe n'a pas toujours considéré les problèmes du reste du monde comme les siens et que le L'Occident a parfois donné l'impression qu'il était plus attentif à donner des leçons qu'à aider… Et cette méfiance a probablement aussi rendu difficile la résolution des dossiers stratégiques, à commencer par ce qui concerne le sujet migratoire. "Nous avons toujours traité le dossier de l'immigration clandestine comme un thème qui opposait les pays de départ et de transit d'une part et les pays de destination de l'autre, nous devons changer", a déclaré le Premier ministre.
Quant aux polémiques qui ont suivi ses voyages en Tunisie, selon la gauche, il ne faudrait pas conclure d'accords avec des dirigeants qui ressemblent à des « dictateurs ». Meloni a répondu que "quand une nation est en difficulté, au lieu de travailler à la déstabiliser, je préfère l'accompagner" pour le rapprocher des normes qui sont notre point de référence, et le travail est fait par la Commission européenne, pas par moi", a-t-elle précisé. Bref, il ne s’agit pas d’être à courte vue sur le respect des droits de l’homme dans certains pays, mais de travailler avec tous pour traiter des phénomènes globaux comme les migrations massives et tenter de stabiliser certains territoires, sans imposer de gouvernements ni de changements de régime.
Rappelons que le commerce entre l'Italie et l'Afrique a enregistré une augmentation moyenne de près de 7 % ces dernières années et qu’il s'élève aujourd'hui à environ 70 milliards d'euros. L'année dernière en particulier, nos importations ont augmenté de près de 90 %, notamment dans le secteur des matières premières critiques. Grâce également à ces chiffres, l'Italie tente de devenir un pont.