Photo : ANDREJ IVANOV / AFP.
Le doute est la seule activité humaine susceptible de contrôler l'usage du pouvoir de manière positive.
Le doute est nécessaire à la compréhension, face à des élites qui définissent le leadership comme étant la capacité de savoir quoi faire, ce qui délégitime le doute des simples citoyens.
Face à une question à trancher, la réponse logique consiste à commencer par douter, puis à examiner la question sous plusieurs angles et à délibérer avant de prendre une décision. En effet, la plupart des activités humaines peuvent être scindées en trois étapes, l'acte de douter étant la deuxième étape et étant aussi la seule étape qui demande une application consciente de son intelligence.
Quant à la première étape, elle consiste à prendre conscience de la réalité à laquelle il va être nécessaire de faire face. Cette étape consiste toujours en un mélange confus de la prise de conscience d’une situation qui semble hors contrôle et d'attitudes qui sont largement déterminées, et embrumées, par des idées reçues ainsi que des solutions simplistes.
La troisième étape, la prise de décision, est supposée être le résultat d'une solution qui a été produite par une réponse correcte au problème initial. En pratique, la prise de décision est une activité souvent surévaluée, alors qu’elle n’est souvent guère mieux qu’un mécanisme quasi-automatique.
La mise en avant du leadership, et au fond, la peur de douter, poussent à faire de la prise de décision un acte de première importance. Cette étape du management est souvent présentée comme étant de la première importance, alors qu’elle n’a aucune valeur si elle n’a pas été précédée par le doute.
Le doute se situe entre la réalité et l'application d'une idée. Il doit être soumis à l’appréciation de l’expérience, de l’intuition, de la créativité, de l’éthique, du bon sens et bien sûr du savoir et il doit conduire à des considérations équilibrées sur ce qui doit être fait. Plus cette étape du doute se prolonge et plus nous pouvons utiliser pleinement notre intelligence de la situation.
Je ne suis pas certain que les concepteurs de l’Intelligence Artificielle aient pris pleinement la mesure du rôle crucial de cette étape du doute, dans la mesure où ils sont sans doute trop influencés par les théories du management qui mettent en avant la prise de décision et peut-être trop anxieux de voir leurs machines passer à l’acte, plutôt que de tout arrêter sous l’emprise du doute.
Les élites, la part de nos sociétés qui détient le pouvoir, cherchent presque automatiquement à sauter directement de la réalité à la solution, de l'abstraction à l'application, de l'idéologie à la méthodologie. Elles ne veulent laisser à personne le temps de douter, c’est pourquoi elles présentent la délibération comme une faiblesse et elles effectuent l’examen de la situation à la va-vite, quand elle n’est pas purement et simplement éliminée. La conséquence de ce comportement des élites est de ramener la capacité de compréhension des citoyens à des idées reçues, à des procédures inconscientes ou secrètes et à des actions mécaniques. On le voit bien lorsque l’on interroge des citoyens sur leur compréhension des évènements : elle s’évade rarement des idées reçues.
On mesure la bonne santé des démocraties à accueillir le doute comme un plaisir paisible, tandis que les démocraties malades sont obsédées par les réponses et par le management : c’est ainsi qu’elles perdent leur raison d'être.
Cependant, il reste que le doute est la seule activité qui fasse profondément usage des qualités spécifiques de l’être humain.
*D’après l’ouvrage de John Ralston Saul (1995), The Doubter’s Companion, Penguin Book, Londres.