La crise qui s’est ouverte au Niger sonne comme un nouveau désaveu de la France dans sa « zone d’influence » au profit de la Russie. Beaucoup d’analystes ont invoqué des raisons structurelles, à l’image de l’ambassadeur Gérard Araud dans Le Point, qui a déploré la militarisation de la diplomatie française dans la zone. En réalité, les causes sont multiples, et si tout le monde s’accorde à dire que Moscou n’y est quasiment pour rien, la responsabilité est d’abord celle du Président Macron, explicitement visé : Paris ne peut s’en prendre qu’à elle-même si elle promène sur le continent africain le même regard naïf que Tintin, le journaliste du Petit-Vingtième, il y a soixante ans.
Soulignons d’abord que le sentiment anti-français au Niger n’est pas, en tous les cas pour l’écrasante majorité, un mouvement violent ou radical. Il s’agit davantage d’un ras-le-bol de la présence française et de l’attitude des diplomates et militaires sur place ancré dans la tête de beaucoup de gens par les réseaux sociaux. Il y a un agacement profond de l'attitude française néocoloniale véhiculée par Macron, ses missi dominici et les diplomates sur place. Sur place, Sylvain Itté, l'ambassadeur français - pur produit du système Le Drian - était parvenu à se décrédibiliser auprès des nigériens au bout de trois mois. La raison ? Un tweet perçu comme portant atteinte à la souveraineté du Niger. En effet, en février 2023, l’ambassadeur avait vanté sur X (ex-Twitter) les efforts de la France et de l’UE pour mobiliser des investissements au Niger, s’attirant un commentaire d’un journaliste « Pourtant nous préférons une coopération respectueuse de souveraineté avec d’autres pays comme la Russie ». Le représentant de la France à Niamey avait répondu « Souveraineté à quel sujet ? (…) Arrêtez de boire l’eau à Niamey puisqu’elle est européenne ». Cet échange, monté en épingle, avait donné lieu à une violente campagne orchestrée sur les réseaux sociaux, à la suite de laquelle il avait dû présenter des excuses.
On pourrait sourire du paradoxe : le Niger réclame la Russie, tandis que l’Ukraine voudrait s’en extraire. Néanmoins, chacun réagit par rapport à son histoire, et la France représente pour le Niger l’équivalent de l’oncle Russe pour les anciens satellites.
L’origine du putsch est quant à lui à chercher d’abord au sein du pays lui-même, en proie à des luttes de clans sur fond de querelles ethniques. Mohamed Bazoum, le président renversé, était le premier président d’origine arabe élu au Niger, succédant à Mahamadou Issoufou, du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS) comme lui. Il appartenait en effet aux wassili, tribu africaine présente en Libye, au Tchad et au Niger (encore appelée tribu des Oulad Souleyman). En avril 2021, Bazoum a fait un choix critiqué en nommant Ministre d’État chargé de la sécurité présidentielle un touareg d’Arlit, Rhissa Ag Boula, ancien fondateur de mouvements de rébellion et de libération au Niger. Le fait que ce dernier soit francophile a semblé accréditer l’idée que cette nomination avait l’aval de Paris.
En réalité, Ag Boula avait été, comme Bazoum, un allié de Mahamadou Issoufou, prédécesseur de Bazoum, et occupé des fonctions de conseiller puis de ministre chargé du programme ‘’ Agadez Sokni ‘’, un programme de revitalisation de la ville d’Agadez et de mise en avant de la région du Ténéré. Issoufou ayant pacifiquement quitté ses fonctions cinq jours avant, il s’agissait vraisemblablement pour Bazoum d’asseoir son pouvoir en s’assurant de la loyauté touarègue, de ne pas rompre avec le système Issoufou mais, sans le dire, de moins dépendre de son étouffante garde présidentielle. En effet, cette garde prétorienne censée protéger le Président contre l’armée était un héritage de son prédécesseur : 700 hommes suréquipés dirigés par un fidèle d’Issoufou, le général (futur putschiste) Omar Tchiani, que Bazoum avait également maintenu en place pour ne pas déplaire à son ancien mentor. Par la suite, Bazoum démontra qu’il entendait se déplacer avec moins de protection qu’Issoufou, et imposer un style différent.
Quoiqu’il en soit, les militaires et l’ethnie dominante du Niger, les haoussas (55% de la population), ont protesté contre la nomination d’un homme jugé impulsif et incontrôlable, un « maquisard » ayant œuvré pendant des années contre l’intégrité du pays et sans aucune expérience du domaine sécuritaire. Bazoum a tenu bon, et continué à nommer des affidés aux responsabilités, commettant la même erreur que Nicolas II avec Raspoutine. De son côté, Rhissa a consolidé les liens entre Touaregs et Arabes, faisant passer le message que fondu en une seule composante ils devenaient un allié de l’État, en la personne de Bazoum.
Au lieu de lui attirer le soutien d’Issoufou, un malaise latent s’est alors ouvert entre les deux, les loyalistes de l'ancien président se plaignant ouvertement d’une nomination qui passait mal aux yeux des Nigériens, l’homme n’ayant pas un curriculum vitae très républicain. Issoufou a peut-être aussi mal interprété les velléités d’autonomie de Bazoum. La crainte d’un Niger dominé par les Touaregs et Arabes a perfusé dans l’État profond, et en mars 2021 et mars 2022, des tentatives de putsch avaient déjà eu lieu. Il a suffi d’un dernier déclencheur pour que les adversaires de Rhissa, agacés par son influence et le soutien présumé de la France, et de Bazoum, passent à une nouvelle fois à l’action.
Lors du retour de Bazoum de sa dernière visite à Paris pour le Sommet de Paris pour un Nouveau Pacte Financier Mondial, à la fin du mois de juin, l’influence prise par Rhissa Ag Boula est devenue évidente. Rhissa avait en effet totalement sous contrôle les déplacements du président, l’organisation de ses visites et des cérémonies, ainsi que sa communication, et l’a démontré en accueillant seul à l’aéroport de Niamey le président de retour de Paris, sans aucune présence des officiers et gardes présidentiels. C’était un véritable pied-de-nez à l’appareil sécuritaire, qui a suscité la colère des milieux militaires.
Tchiani, de plus en plus isolé par l’axe Bazoum - Ag Boula, a dû sentir le danger, d’autant qu’à partir d’avril 2022, une réforme de l’appareil sécuritaire a commencé à ébranler les réseaux existants, avec le remplacement du chef d’état-major des armées et du patron de la gendarmerie nationale. Le limogeage du général Salifou Modi, le chef d’état-major des armées, après qu'il se soit rendu début mars auprès de son homologue malien, avait mis l'Élysée en fureur qui avait demandé et obtenu sa tête. Ceci a renforcé les liens entre Haoussas et Zarmas (d'ethnie Songaï) nombreux au sein des haut-commandement. La décision de mise à la retraite du général Omar Tchiani le commandant de la Garde Présidentielle a finalement été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, car tous les divers chefs des corps d'armées se sont sentis menacés. La rumeur a couru que Paris était à la manœuvre.
Face à une montée en pression dans laquelle la France s’est retrouvée - bien malgré elle - embarquée, l’Élysée n’a rien fait. La seule réponse a été de de nettoyer la cellule Afrique en annonçant le transfert à Taïwan du conseiller élyséen sur les affaires africaines, Franck Paris, le 21 juillet, quelques jours avant le putsch, qui a eu lieu le 26 juillet. Le timing était étrange. Compte tenu du caractère particulièrement stratégique du pays pour les intérêts français, il est extrêmement peu probable qu’aucun service de renseignement n’ait remonté au château les informations adéquates. Un tel attentisme est d’autant plus troublant qu’Emmanuel Macron avait connu déjà un cas similaire au Burkina Faso ou au Mali.
Une clé d’analyse possible est psychologique. Le président de la République est réputé peu à l’écoute et aime s’entourer de civils qui ne connaissent du continent que les ambassades et les centres culturels. En témoigne la réforme interne de la DGSE en juillet 2022 voulue (et imposée) par Macron : elle s’est traduite par la suppression de la direction du renseignement et de ses bureaux sectoriels (notamment le bureau pour l'Afrique de l'Ouest) gérés par les militaires, et la création de "centres de mission" (dont un pour le Sahel) piloté par des diplomates, plus préoccupés par les sujets de démocratie, minorités ou féminisme que par la géopolitique. Le Cameroun avait ainsi protesté en juin dernier contre la venue d’un « Ambassadeur français pour les droits des personnes LGBT+ » qui devait participer à une « conférence-débat » sur les définitions du genre, de l’orientation et de l’identité sexuelles à l’Institut français du Cameroun (IFC) de Yaoundé, suivie d’un spectacle animé par des artistes engagés.
L’aveuglement ou la pusillanimité française ont permis à nos adversaires de s’engouffrer dans la brèche. A Niamey, profitant de l'inexpérience politique des putschistes et de la faiblesse du parti au pouvoir divisé, le M62, un regroupement d'associations et de micro-partis anti-français créé en 2022 en a profité pour coller à la roue des putschistes et a demandé d'abord la libération d'un de leurs leaders, Abdoulaye Seydou puis a organisé la manifestation devant l'ambassade de France. Or si le M62 dans son ensemble n'est pas pro-russe, il ne peut qu’être instrumentalisable par les représentants de Moscou dans la zone. Ce mouvement est en lien direct avec les juntes au Mali et au Burkina. Les putschistes à Niamey sont aussi en recherche d'alliance. Les Turcs et les Algériens sont d'ores et déjà prêts, tout en condamnant publiquement le putsch, à tout faire pour empêcher une intervention militaire de la CEDEAO aujourd'hui divisée. Une sorte d'alliance des putschistes (Guinée, Mali, Burkina Faso, Niger et demain peut-être RCA) est en train de se mettre en place sous la protection discrète mais réelle de l'Algérie qui « met en garde et appelle à la prudence et à la retenue face aux intentions d'interventions militaires étrangères (sous-entendu française et américaine), qui ne sont que des facteurs de complication et d'aggravation de la crise actuelle».
Là où Foccart travaillait avec 60 assistants à la cellule Afrique - sans compter les correspondants officieux - et dialoguait en direct avec les chefs d’État, Paris aujourd’hui aligne deux personnes : comment espérer avoir la même qualité stratégique ? S’il fallait chercher un vrai responsable, c’est l’incapacité à traiter l’information et à agir par prévention, plutôt qu’en réaction aux évènements.