Des Steeplejacks démantèlent les armoiries de l'ex-Union soviétique du bouclier d'un monument de la patrie de 62 mètres (102 mètres avec socle) à Kiev, le 1er août 2023. Depuis le mois dernier, des travailleurs dans un berceau suspendu à un rail au sommet du bouclier ont progressivement coupé les éléments de grain et de ruban de l'emblème soviétique et les ont abaissés sur des cordes. Enfin, l'ensemble du bouclier sera remplacé par un nouveau portant le trident. Photo : Sergueï SUPINSKY / AFP.
Depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, un conflit qui dure depuis bientôt un an et demi, le nombre de géopoliticiens parfois autoproclamés qui se manifestent sur les plateaux télévisés n’a cessé de croître. Souvent avec pertinence. Mais aussi, dans certains cas, auteurs de prestations « d’experts » bardés de certitudes. Des prestations qui sont, quelques temps plus tard, cruellement démenties par les faits ! Nombre de ces errements nous semblent de facto directement liés au fait que dans leurs analyses, ces spécialistes privilégient consciemment ou inconsciemment les facteurs qualifiés de « variables contemporaines » (quid des offensives et des contre offensives, du rôle des drones ou des armes à sous munitions, de l’aide occidentale à Kiev aux effets des sanctions infligées à la Russie etc…) en négligeant les « tendances lourdes », parfois séculaires, chères au monde de la Géopolitique.
Ces « tendances lourdes » regroupent deux grands types de facteurs, ceux qui sont liés à l’espace et ceux qui sont liés au Temps. Appliquées au conflit russo-ukrainien, Les tendances lourdes liées à l’espace, à la Géographie, sont nombreuses…
Côté ukrainien, on peut citer :
- L’orographie : l’Ukraine est, pour l’essentiel, (hormis le petit secteur montagneux du Sud-Ouest), une vaste plaine, autour du bassin du Dniepr. Une plaine a priori facile à envahir par voie terrestre. Pas de frontières naturelles mais, en revanche, sept pays limitrophes !
-Le contexte climatique et la place incontournable du « Général Hiver », amer souvenir, à quelque millier de kilomètres de là, pour les armées napoléoniennes ;
-La biogéographie : la richesse du sol, le tchernoziom, faisant de l’Ukraine depuis des décennies « le grenier à blé de l’Europe » ;
-ou Les richesses du sous-sol : la vitalité des mines de charbon du Donbass et son corollaire, le rôle historique de la sidérurgie, depuis us le début du XXème siècle.…
Côté russe : l’Accès à la mer est une donnée fondamentale ! L’accès à la mer fut une véritable obsession pour les Soviétiques et l’Amiral Gorchkov ! Ceci reste d’actualité. Pour accéder véritablement au rang d’hyperpuissance, la Russie, qui maitrise assez allégrement trois des éléments de la puissance, la terre, le feu (nucléaire) et l’air, a depuis longtemps pour objectif de devenir aussi une puissance maritime. Mais le contexte géographique est peu favorable : ders données climatiques contraignantes vers l‘Arctique ; l’encombrante présence du Japon, voire de la Chine vers le Pacifique ; les détroits du Sund, contrôlés par l’OTAN au Nord-Ouest ! Bref, les seules opportunités demeuraient la projection vers l’Océan Indien, par l’Afghanistan, considéré à l’époque par le Kremlin comme le « ventre mou » de l’Asie méridionale, (avec les résultats négatifs que l’on sait !) et …la Mer Noire, via le contrôle de la Crimée puis du Donbass… Depuis la guerre de Crimée de 2014 puis, l’annexion dudit Donbass, l’objectif majeur du Kremlin réside plus que jamais dans le contrôle de ces territoires qui lui permettent l’accès à la mer Noire et donc à la Méditerranée.
Les « tendances lourdes » liées au Temps, à l’Histoire ?
La mémoire collective véhicule encore le souvenir de l’Etat de Kiev (le plus vaste État d’Europe au XIeme siècle) ; l’occupation polonaise, notamment dans l’Ouest, contribuant à l’essor du catholicisme face à l’église orthodoxe ; l’Ukraine écartelée entre l’Empire tsariste et l’Empire austro-hongrois ; le stalinisme et les dramatiques famines de l’Holodomor, entre 1932 et 1933, avec ses quelques 8 millions de morts, remplacés par autant de populations déplacées de l’Oural ;(ce qui, par ailleurs, peut autoriser à rappeler qu’une grande partie de actuels habitants du Donbass ne sont pas « prorusses » mais « russes », tout simplement, descendants de ces déportés) ;sans oublier les heures sombres de la seconde guerre mondiale et la présence d’un nombre non négligeable d’Ukrainiens aux côtés des forces du Troisième Reich, face aux Soviétiques,…ce qui donne aujourd‘hui du «grain à moudre» à Vladimir Poutine et ses objectifs de « dénazification ».
Et c’est en nous appuyant sur ce faisceau de facteurs liés à la Géographie et à l’Histoire que nous avions tenté de décrire, avec Alexandre del Valle, dès janvier 2021, dans « La Mondialisation dangereuse » (éd. L’Artilleur), les grandes lignes du futur conflit, déclenché par le Kremlin un an plus tard.
Citation (pages 75/76) : « Le spectre d’une guerre inter étatique entre l’Ukraine et la Russie est plus que jamais d’actualité. Une situation conflictuelle oppose les deux Etats les plus importants ex membres de l’URSS, à savoir la Fédération de Russie et l’Ukraine qui, à elles deux, représentaient plus des trois quarts du potentiel économique et les deux tiers de la population soviétiques. Les relations entre les deux pays sont marquées par un antagonisme croissant caractérisé par un décrochage géopolitique des élites ukrainiennes. Le conflit armé à l’Est de l’Ukraine qui a éclaté en 2014 et a fait plus de treize mille morts et près d’un million et demi de personnes déplacées n’est pas une simple guerre civile ukrainienne mais oppose dangereusement les troupes russes à celles de l’OTAN en plus de risquer à tout moment d’évoluer en une guerre inter étatique entre la Russie et l’Ukraine, cette dernière compensant sa relative faiblesse par l’appui occidentalo-américain. Il résulte d’un antagonisme plus large, opposant les puissances externes atlantistes, indirectement impliquées (OTAN) et, de l’autre, la Russie directement engagée. Les Ukrainiens y voient un conflit interétatique l’opposant à la Russie, accusée d’intervenir dans le Donbass en soutenant des rebelles prorusses. En revanche, Moscou affirme qu’il s’agit d’une guerre civile entre les séparatistes russophones de l’Est de l’Ukraine et le pouvoir nationaliste de Kiev ».
De fait, la non prise en compte de ce faisceau de facteurs joue, nous semble-t-il, un rôle majeur dans les « errements » de certains spécialistes. Un florilège de ces errements ?
Un expert, Général à la retraite, (dont nous tairons le nom par courtoisie), dissertait doctement quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine : « L’Ukraine n’intéresse pas directement le Kremlin depuis la récupération de la Crimée. Pour conforter ses velléités impérialistes, Poutine va désormais s’occuper exclusivement de l’avenir des républiques musulmanes d’Asie centrale et de sa frontière avec la Chine ». Un autre éminent officier à la retraite, en janvier 2022, n’hésitait pas à affirmer : « La Russie n’envahira jamais l’Ukraine. Elle aurait trop peur des réactions des membres de l’OTAN »
Un troisième, éminent géopoliticien, décrit à quelques mois d’intervalles : « une armée russe hypersophistiquée, qui va anéantir les forces ukrainiennes en quelques semaines », puis, toute honte bue, justifie la durée du conflit par la description « d’une armée russe au matériel obsolète et des troupes mal formées ». Encore mieux, peut-être : un expert suisse n’hésite pas à écrire, fin janvier 2022, trois semaines avant l’invasion : « Partons d’une évidence. Si la Russie entreprenait la conquête de l’Ukraine, ce qui n’arrivera jamais, l’Occident en général et l’Union européenne en particulier n’interviendraient pas, sinon par des gesticulations économiques totalement inefficaces ».
Ceci étant, soyons justes. Ces errements ne sont pas l’apanage des seuls Géopoliticiens !
Songeons à l’ouvrage de Michel Turin, et à son « Bal des Aveugles », paru en 2015 et (comme par hasard !) ignoré de la plupart des médias. Rappelons quelques exemples, hauts en couleurs, extraits de son ouvrage : Christine Lagarde, patronne du FMI, affirmait en Septembre 2007 : « non, ce n’est pas un krach. Je suis très optimiste pour notre pays ». Quelques mois plus tard, la France connaissant sa plus sévère récession depuis la Seconde Guerre Mondiale.
Thomas Piketty, surnommé « le petit Mozart de l’économie », proclamait urbi et orbi en mai 2012 : « François Hollande, notre nouveau Président, va devenir sans aucun doute l’équivalent de Roosevelt pour l’Europe ». David Fanger, analyste en chef de Moody’s, déclarait en août 2008 : « aux Etats Unis, les grandes banques ne font jamais faillite », quelques semaines avant l’effondrement de Lheman Brothers. Et Elie Cohen, éminent économiste français, pétri de certitudes, figure incontournable des débats télévisés, affirmait à l’automne 2007 : « dans quelques semaines, le marché va se reformer très vite et les affaires reprendront comme avant ». Bigre ! La Bourse a chuté de près de 50% au cours du lustre suivant. Fermons le ban !
En guise de conclusion
En ce qui nous concerne, avec toute la prudence qui s’impose en matière de « géopolitique prospective », nous croyons plus que jamais à l’impérieuse nécessité de prendre en compte les tendances lourdes liées à la Géographie et à l’Histoire. Un credo qui nous suggère de décrire un monde de demain peut être marqué par le retour des Empires ! Nous en reparlerons.