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Monde

La tante d’Amérique

Photo : JOEL SAGET
Photo : JOEL SAGET / AFP

Madame Marghrete Vestager, la commissaire danoise à la concurrence, est sur le départ puisqu’elle a témoigné de son intérêt pour la Banque Européenne d’Investissement. Néanmoins, avant son départ elle a démontré une fois de plus son tropisme transatlantique en s’empressant d’annoncer le 11 juillet la nomination de madame Fiona Scott Morton, à la suite du belge Pierre Régibeau, au poste de chef économiste de la concurrence. Cette experte de nationalité américaine a travaillé pour l’administration américaine, notamment sur la législation anti-trust. Elle a aussi conseillé Google, Meta ou Amazon, et avait été critiquée en 2020 pour ne pas avoir été transparente sur les liens qu’elle entretenait avec Apple. Alors que les fonctionnaires européens doivent être ressortissants d’un État membre de l’UE, Fiona Scott Morton a bénéficié d’une dérogation rarissime, jusque-là jamais utilisée pour un poste de ce niveau.

Le poste de chef économiste n’est pas, contrairement à ce qui a été présenté frauduleusement dans la presse, un poste honorifique ou académique (la porte-parole de la Commission a parlé de « conseiller » et Madame Vestager comme d’une « consultante »), mais bien un poste opérationnel. La Commission a fait semblant de considérer qu’il suffisait de respecter la procédure, sans considération de souveraineté ou de géopolitique, et s’est abritée - comme d’habitude - sur le droit pour faire respecter sa décision. 

Ce faisant, elle a fait mine d’ignorer que Madame Scott Morton devait avoir la main sur le Digital Market Act (DMA). Le DMA - qui en dépit de son nom inspiré de la législation américaine est un règlement - a été adopté en juillet 2022 par le Parlement européen. Il concerne les relations des opérateurs digitaux entre eux ou leurs conditions d’opération sur le marché européen, et est d’un intérêt stratégique pour Washington puisque c’est lui qui a servi de socle aux sanctions européennes contre les GAFAM.

Sa mise en œuvre est prévue concurremment par deux DG qui relèvent l’une de la vice-présidente Verstager (la DG COMP chargée de la concurrence) et l’autre du Commissaire (français) Thierry Breton (la DG CNECT, pour les réseaux de communications, les contenus et la technologie).

Le DMA est entré en vigueur il y a deux mois seulement, en mai 2023, mais pour l’instant n’est pas appliqué en Europe. Il est complété par un Digital Services Act ou DSA qui n’entrera en vigueur qu’en février 2024 qui concerne davantage les relations des opérateurs digitaux avec les consommateurs sur les contenus (qui sera principalement mis en œuvre par la seule DG CNECT). 

Madame Scott Morton, via la DGCOMP, aurait donc son mot sur tous les autres cas numériques concurrents notamment européens, l’analyse économique donnant la clé ou l’orientation des décisions en concentrations-fusions-acquisitions et abus de position dominante. 

En jeu, pour l’Europe, se trouve la question de l’avenir du DMA, c’est à dire développer une jurisprudence authentiquement européenne sur les questions du numérique, tout en échappant au droit de la concurrence européen (CJUE / Commission), déjà très américanisé : celui-ci réduit la capacité du contrôle des concentrations et du contrôle des abus de position dominante en les ayant déjà alignés sur les critères du droit américain. 

Paris, soutenu par les chefs des quatre principaux groupes politiques au Parlement Européen a demandé à la Commission de revenir sur cette décision, dénonçant à la fois un risque de conflit d’intérêts et celui d’une ingérence de Washington avec l’arrivée à un poste-clé de cette ex-consultante et ancienne cadre de l’administration Obama.

La Commission européenne a adressé dans un premier temps ce vendredi 14 juillet, jour de fête nationale française, une fin de non-recevoir au gouvernement français qui réclamait l’annulation du recrutement controversé. Ursula Van Der Leyen ne pouvait pas ignorer la position française puisqu’elle était bien présente à la cérémonie organisée par l’ambassadeur représentant permanent de la France auprès de l’UE, devant plus de mille personnes, avec l’ambassadeur et la secrétaire d’État Laurence Boone. Il ne s’agissait donc pas d’une erreur.

Cette rigidité dogmatique face à l’essentiel des forces politiques du Parlement européen et l’un des pays fondateurs de l’Union ne peut qu’interroger sur le degré d’autonomie de la Commission par rapport à Washington. 

Finalement, c’est l’intéressée qui a fini devant la bronca par se rétracter mercredi 19 juillet. Espérons que l’Europe soit en mesure de fournir désormais un chef économiste de qualité, sans aller chercher hors de ses frontières, sinon c’est à désespérer… 

Scott Morton a compris plus rapidement que la Commission son erreur. Il faut dire que le Président Emmanuel Macron avait lui-même engagé son crédit dans cette affaire, en relayant les doutes exprimés par ses ministres, et qu’au sein même de la Commission, Von der Leyen a été contestée : cinq de ses collègues lui ont écrit pour lui demander de reconsidérer son choix. L’identité des cinq est instructive : Josep Borrell (Espagne), Thierry Breton (France), Elisa Ferreira (Portugal), Paolo Gentiloni (Italie), Nicolas Schmidt (Luxembourg) : trois des six pays fondateurs, et la plupart issus de l’Europe du Sud. 

L’affaire Scott Morton débouche in fine sur un triple clivage : 1/ une opposition entre la France et l’Allemagne, qui ne s’est pas associé à Paris et dont Madame Von der Leyen est ressortissante, 2/ un clivage entre l’Europe du Sud et celle du Nord et de l’Est, plus américanisés, 3/ une opposition entre une Commission, assez obstinée et méprisante, et le Parlement européen, qui a ici joué son rôle. Le rêve d’une Europe des Nations indépendante de la Chine et de Washington n’a jamais été aussi éloigné.