Protection de l’environnement et transition énergétique : quel bilan européen.
Propos recueillis par Alexandre del Valle
Corinne Lepage, personnalité politique et avocate française (cabinet Huglo-Lepage) engagée dans la protection de l'environnement, a notamment été ministre de l'Environnement dans les gouvernements d’Alain Juppé entre 1995-1997 et députée européenne entre 2009 et 2014. Ancienne maître de conférences et professeur à Sciences Po (chaire de développement durable), Corinne Lepage a été membre de Génération écologie, elle a fondé le parti écologiste Cap21, puis a cofondé et assuré la vice-présidence du Mouvement démocrate jusqu'en mars 2010. En 2012, elle a créé l’association Essaim puis, en 2013, la coopérative politique du Rassemblement citoyen. En 2014, elle est devenue présidente du parti LRC - Cap21. Elle est également présidente d'honneur et fondatrice du Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique (CRIIGEN), association d'étude des effets produits par les techniques génétiques sur le vivant.
En tant qu’écologiste et ex-député européenne, engagée dans la défense de la démocratie libérale, comment pensez-vous que l’Union européenne pourra résoudre le dilemme suivant : assumer des sanctions drastiques contre la Russie en soutien de l’Ukraine - qui ont impliqué de relancer le charbon et les importations de gaz de schiste puis la précarité énergétique des citoyens et entreprises – et atteindre les objectifs climatiques consécutifs aux accords de Paris et aux Cop ?
À très court terme, l’équation semble impossible. Mais, ce n’est qu’à très court terme. En effet, la situation ukrainienne a eu pour conséquence de mettre en route une politique de sobriété (la consommation énergétique a baissé de plus de 10 % en France en 2022) et d’accélérer considérablement le développement des énergies renouvelables. Pour la première fois, en 2022, à l’échelle de la planète, les investissements dans les énergies renouvelables ont été plus importants que les investissements dans le fossile. L’augmentation très considérable de la part des énergies renouvelables dans le bouquet énergétique de nombreux pays, en particulier européen, est un gage à terme d’autonomie énergétique ; de surcroît, la baisse considérable du coût de la production du kilowatt solaire et éolien et l’assurance d’une baisse croissante dans les années à venir permet d’envisager une électricité à des prix tout à fait compétitifs pour nos concitoyens. Cela ne signifie évidemment pas que tout est réglé pour atteindre nos objectifs climatiques mais, ce sont de bonnes nouvelles.
Quid de Charm al-Sheikh et la Cop 27 ? Avez-vous été déçue ?
Oui bien sûr, j’ai été déçue ! Et je crains fort que la prochaine COP soit encore plus décevante. Pour avoir participé à une dizaine de COP au cours de ma vie, j’ai appris à être très régulièrement déçue, sauf exception. Et le contexte de la future COP n’invite guère à l’optimisme pas plus que la première réunion qui s’est tenue à Bonn, au mois de juin 2023. Mais, tant que les pays du Nord et de manière générale les pays riches ne mettront pas sur la table les sommes indispensables pour financer la transition des pays du Sud mais également leur adaptation et les réparations, les COP tourneront en rond.
Que pensez-vous du choix de Sultan al-Jaber et des Émirats arabes unis pour la prochaine COP 28 prévue à Dubaï, et qu’attendez-vous de cette prochaine Conférence des Parties ?
Comme beaucoup, je suis inquiète de cette prochaine COP placée peu ou prou sous le signe des fossiles alors qu’il faudrait en sortir... Mais, peut-être qu’au contraire, cette COP 28 de Dubaï va nous surprendre avec de bonnes nouvelles tant en ce qui concerne le financement qu’en ce qui concerne enfin l’engagement de sortir des hydrocarbures.
Le plan européen Repower Europe qui fait suite au « Fit for 55 » est-il tenable ? Parviendrons-nous à en respecter les objectifs ?
L’effort que fait l’Europe est tout à fait considérable, sur le plan financier, bien sûr, mais également sur le plan réglementaire et industriel. L’objectif est extrêmement ambitieux, mais il a été pensé de manière globale de telle sorte que toute une série de mécanismes joue dans la même direction : la taxonomie, les nouvelles règles comptables et extras comptables, la finance verte, la protection de la nature, l’effort industriel, la simplification des règles pour les énergies renouvelables etc. Il reste à faire un effort considérable pour que cette transition soit juste, c’est-à-dire afin que tous citoyens de l’Europe aient les moyens et l’envie d’entrer dans la transition. Cela veut dire également que le sujet de l’imaginaire et de la représentation de l’avenir est central.
Comment nos entreprises de constructeurs automobile européens pourront-ils survivre à l’exigence européenne de cesser de vendre des véhicules thermiques ? Sans que cela ne profite seulement aux entreprises chinoises de voitures électriques et de batteries électriques ?
Nous avons pris un retard tout à fait considérable du fait de l’externalisation des productions industrielles hors d’Europe et en particulier en Chine. L’Europe se ressaisit avec des investissements considérables dans les batteries, les semi-conducteurs, l’économie circulaire - qui permet de récupérer des matières premières rares – et, de manière plus générale, dans sa réindustrialisation. Cela va prendre du temps, même si nous mettons les bouchées doubles. Les États-Unis ont donné un exemple avec la loi Biden qui favorise très largement les entreprises américaines. Avec la taxe carbone aux frontières, l’Europe va pouvoir rééquilibrer un peu les termes économiques de son industrie. S’agissant des véhicules thermiques, la pression de l’Allemagne pour ménager un sort différent aux véhicules thermiques fonctionnant aux e- carburants ouvrent encore un peu le débat. Mais de manière générale, la question des véhicules thermiques est non seulement une question énergétique mais également sanitaire, en raison de la pollution de l’air à laquelle contribuent ces véhicules. Dès lors, leur abandon est justifié, même s’il ne faut pas être naïf, et nous savons tous que des véhicules thermiques persistent dans des pays qui les admettent.
Certains constructeurs européens italiens, français et allemands, puis récemment le gouvernement italien, ont déjà protesté et demandé des dérogations face à cet impératif. La Commission devra-t-elle céder ?
J’ai répondu partiellement à cette question. Peut-être pourrait-on prévoir une période de transition pour les véhicules thermiques fonctionnant uniquement aux e- carburants, mais je ne suis pas sûre qu’en 2035 la question soit encore d’actualité. D’ici là en effet, l’hydrogène se sera certainement développé et peut-être d’autres sources d’alimentation autre que purement électriques pour les véhicules.
Peut-on généraliser l’énergie solaire photovoltaïque en Europe sans dépendre trop ou plus des constructeurs chinois de panneaux photovoltaïques ?
Nous n’avons absolument pas le choix. D’ici 2030 – 2035 - qui sont les années clés au regard du dérèglement climatique -, nous ne pouvons-nous décarboner qu’avec les énergies renouvelables. La réindustrialisation de l’Europe, en particulier en ce qui concerne la fabrication de panneaux solaires plus productifs et d’éoliennes, est bien entendu indispensable, et nous savons le prix de la dépendance. Il n’en demeure pas moins que dans l’attente d’une industrie européenne compétitive, nous n’avons guère d’autres choix que de nous fournir là où les panneaux sont disponibles et à des coûts compétitifs. Mais cela doit être conçu comme une période temporaire.
Vous êtes très engagée contre le nucléaire, êtes-vous déçue ou choquée que l’Union européenne ait fini par déclarer cette énergie comme énergie de transition ?
Je suis engagée contre le nucléaire non pas pour des raisons idéologiques, mais pour des raisons économiques, financières et pragmatiques. Je suis persuadée et reste persuadée que le nucléaire ne pourra jamais être compétitif au regard des énergies renouvelables dont les coûts de revient ne cessent de baisser et qui, aujourd’hui, peuvent être accompagnées de mécanismes de plus en plus performants de stockage d’électricité. La position française, unique en Europe occidentale, est pour moi un accident de l’histoire, c’est-à-dire un positionnement idéologique sur un choix fait par le général De Gaulle et par le président Pompidou il y a plus de 50 ans, dans un contexte qui n’avait rien à voir et lorsque l’énergie nucléaire était, au regard du pétrole, la seule énergie susceptible de nous donner une certaine indépendance (il faut être raisonnable car depuis bien longtemps la France ne produit plus d’uranium). Mais aujourd’hui, cette indépendance vient du vent, du soleil et de la biomasse, à des prix beaucoup plus compétitifs, et cela profite bien davantage à tous nos concitoyens. Je pense que le classement de l’énergie nucléaire comme énergie de transition peut s’expliquer politiquement, mais qu’elle n’a aucune justification juridique. Et j’attends avec beaucoup d’intérêt la position de la Cour de justice de l’union européenne sur le sujet…
Vous avez souvent déclaré : « mon combat, c’est de faire avancer le combat pour le climat par le droit », avez-vous déjà obtenu gain de cause et pensez-vous que l’on puisse allez loin par cette voie ?
La justice climatique est une révolution juridique planétaire. On compte déjà plus de 2000 procès dans le monde, dont certains ont été gagnés, et ont contraint des Etats comme l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la France, à faire bien plus pour lutter contre le dérèglement climatique. Les procédures contre des entreprises sont de plus en plus souvent engagées pour les contraindre à investir dans la lutte contre le dérèglement climatique mais également pour réparer les dommages que leurs émissions ont pu causer. Là aussi, des succès sont intervenus au Pakistan, au Nigéria, aux Pays-Bas. Et le mouvement ne cesse de croître
Pour ma part, j’ai l’honneur de défendre en France le premier cas de justice climatique contre le gouvernement français. J’ai gagné devant le conseil d’État pour la ville de Grande-Synthe, qui se plaignait des conséquences que l’insuffisance de la politique climatique française pourrait avoir sur son territoire. Nous avons déjà trois arrêts favorables, et le Conseil d’État a enjoint au gouvernement français de prendre de nouvelles mesures pour rester dans sa trajectoire et par sa décision du 10 mai 2023, non seulement le Conseil d’État « ordonne » au gouvernement de prendre « de nouvelles mesures » d’ici le 30 juin 2024, mais l’exécutif doit également transmettre un « bilan d’étape » détaillé de ces mesures et de leur efficacité dès le 31 décembre à l’institution (ndlr). Par ailleurs, j’ai plaidé le premier dossier climatique devant la cour européenne des droits de l’homme au mois de mars 2023. J’espère avoir une décision pour la fin de l’année ;
Dès lors, oui, face à des gouvernements qui se sont en proie à des intérêts tout à fait contradictoires, qui prennent des engagements tout en pensant qu’ils ne les tiendront jamais, je crois à la force du droit et des juges, qui, à la demande de la société civile, s’engagent sur le combat planétaire majeur : celui de maintenir le vivant sur notre terre.
Pouvez-vous nous en dire plus sur l’état d’avancement de votre ambitieux projet de « Déclaration universelle des droits de l’humanité », lancé en 2015 avec votre mari, l’avocat environnementaliste Christian Huglo ?
La déclaration universelle des droits de l’humanité écrite à la demande du président de la République François Hollande progresse. L’association qui la porte, et que j’ai l’honneur de présider, est désormais membre de l’Ecosoc, c’est-à-dire qu’elle a un statut consultatif auprès des Nations unies. Elle est traduite en 40 langues et dispose d’un site Internet (droitshumanité.org). La déclaration a été signée par de très nombreuses collectivités publiques, mégalopoles, la plus grande association de villes CGLU, l’association des parlementaires de la Méditerranée, 80 O.N.G., une cinquantaine de barreaux, des universités et grandes écoles, dont Sciences-po, ainsi que des entreprises. Notre objectif aujourd’hui est de la présenter à l’assemblée générale des Nations unies pour qu’elle puisse être débattue.