Les acteurs américains de la politique étrangère, de la diplomatie et de la défense se sont enfin probablement rendus compte que la domination de la région du Moyen-Orient équivaut à celle du monde entier de même qu’elle constitue le dernier point de passage de la Chine en Europe. Le vide qui y ai laissé par les Etats Unis lorsqu’ils y ont réduit leur présence militaire depuis 2016 ainsi que leur intérêt politique et économique au cours de ces dernières années n’a été que le facteur clé de l’élargissement de l’influence chinoise et russe jusqu’à aboutir aux pays du Golfe qui ont été, pour de multiples décennies, l’allié naturel des Etats Unis. Tout observateur des dernières évolutions de la situation au cours de ces derniers jours peut aisément relever un changement de cap de la politique étrangère américaine.
Au point que le comportement de l’administration américaine s’est inscrit en porte à faux des déductions d’un des experts des relations de Washington avec les capitales arabes et Israël, Thomas Friedman, le grand éditorialiste du journal américain « New York Times » qui dans sa tribune du 11 juillet courant a signalé qu’il était indispensable de réévaluer ces relations. Il a invoqué comme arguments que certains des dirigeants de l’extrême droite religieuse imposent leur emprise sur Netanyahou, que les remaniements judiciaires mettent en branle le fondement de la relation positive entre Washington et Tel-Aviv, que le gouvernement israélien colonise toujours la Cisjordanie, s’oppose à l’établissement de l’Etat palestinien en contrecarrant ainsi les politiques des Etats Unis.
La peur de perdre le Moyen-Orient
La première des déductions de Friedman est que le président américain n’envisage pas de rencontrer Netanyahou alors que ce dernier a accédé au trône du pouvoir depuis voilà sept mois. Mais Biden a déçu l’éditorialiste et a appelé le premier ministre israélien ce 17 juillet pour l’inviter à visiter les Etats Unis ! Apparemment, dans ses entrevues avec Fareed Zakaria, Biden ne savait pas ce qui se concoctait dans les coulisses du Pentagone et du département d’Etat ou peut-être a-t-il oublié après en avoir été averti de ce qui se passe ouvertement et en catimini. Le communiqué de l’invitation de Netanyahou, publié par la Maison Blanche n’exclut nullement le différend entre les partenaires et les alliés mais reconfirme l’engagement éternel de sauvegarder la sécurité d’Israël et de ne jamais autoriser qu’il soit guetté par des menaces. Apparemment, le différend actuel ne porte ni sur l’établissement de l’Etat palestinien ni non plus sur la bombe nucléaire iranienne mais essentiellement sur ce que l’on pourrait nommer la peur qu’éprouve la « démocratie sioniste » de la « réforme judiciaire » proposée considérée, par une large tranche des Juifs américains, l’aile libérale du parti démocrate et les Israéliens, comme une grave menace contre la nature même de l’Etat juif sioniste. Dans ce sillon, Biden ne trouve pas de mal à annuler son « veto » contre l’invitation de Netanyahou alors que ce dernier se trouve- selon ses propres propos- à la tête du « gouvernement israélien le plus extrémiste qu’il ait jamais vu ». Avec l’approche des élections, Biden, qui tient à remporter les élections présidentielles, ne veut perdre ni Israël ni le Moyen Orient.
Depuis fin décembre dernier, la machine américaine de la politique étrangère, diplomatique et défensive tend à réévaluer globalement la situation non à cause des arguments avancés par Freedman mais des trois séismes dévastateurs qui ont secoué la région : le sommet sino- saoudien, la reprise des relations irano-saoudiennes et la montée de la droite religieuse extrémiste sioniste à la tête de l’exécutif israélien. A ce que je pense, le président américain en personne accorde davantage d’intérêt aux relations avec l’Arabie Saoudite qu’avec aucune autre partie: elle représente, en fait, un acteur principal dans la refonte du rôle de Pékin, de Téhéran et de Moscou au Moyen –Orient. Si le royaume saoudien n’est pas dompté par les Etats Unis, la Chine aura accès à l’Europe par la porte du Moyen-Orient, les pays du Golfe ne considéreront plus l’Iran comme une menace braquée contre leurs sécurités nationales et Moscou persistera comme un facteur déterminant du prix du pétrole. Des raisons qui expliquent pourquoi la Maison Blanche tend à penser que c’est l’Arabie Saoudite et non Israël qui représente le point crucial de la politique étrangère américaine au cours de ces derniers mois.
Son but ultime est de dresser des barricades sur la voie d’accès, de la Chine, de l’Iran et de la Russie, au Moyen-Orient, à l’Occident et au monde entier à travers la porte saoudienne. Pour ce qui est d’Israël, Biden tente d’exercer une pression sur deux fronts : la réforme judiciaire et l’Etat palestinien.
Sans contredire le point de vue de Biden, les services du Pentagone, le département d’Etat, le Congrès américain et les services de renseignement s’exerçaient sur d’autres axes en s’assignant des objectifs plus ambitieux qui remettraient les Etats Unis sur la bonne trajectoire en vue de sauvegarder leurs intérêts nationaux au Moyen- Orient qui tendent en premier lieu à priver la Russie, l’Iran et la Chine des avantages qu’ils pourraient remporter de l’élargissement de leur emprise régionale. En mai dernier, la Maison Blanche a annoncé que le président Biden était sur le point d’entreprendre une série de mesures au Moyen-Orient sans en divulguer précisément la nature. En guise de préparatifs, des délégations américaines diplomatiques et militaires ont visité la région, surtout l’Arabie Saoudite et Israël. Au fur et à mesure, le détail de certaines de ces mesures en a été dévoilé. Elle portait sur trois types de réformes : premièrement, la croissance de la présence militaire américaine au détroit d’Hormuz, dans la mer d’Arabie, au nord de l’Océan indien et en Syrie, deuxièmement, l’interaction accrue des Etats Unis avec les questions du Moyen-Orient et l’Arabie Saoudite et enfin la levée du veto sur la visite de Netanyahou aux Etats Unis.
Renforcement de la présence militaire régionale
Depuis la proclamation de la fin des opérations militaires des forces américaines en Irak avec la défaite de l’Etat Islamique en Irak et au Levant, vers la fin du mandat du président Barak Obama et le décret de son successeur Trump, en 2019, de réduire la présence militaire en Syrie au minimum requis afin de sauvegarder les intérêts pétroliers au nord-est de la Syrie, le pouvoir militaire régional des Etats-Unis a connu une nette recrudescence et a soulevé des points d’interrogation au sujet de son rôle à venir. De telles questions avaient besoin d’être éclaircies à la lumière du recul de leurs intérêts pétroliers directs, de la quasi-fin de la guerre contre le terrorisme, de l’affaiblissement de la force stratégique de la Russie du point de vue américain et de la pensée de l’administration américaine que le projet de l’élargissement du commandement militaire central par l’annexion d’Israël à son champ d’opérations est susceptible de combler à lui seul le vide qu’il laissera derrière lui. Dans le cadre du renforcement du rôle joué par Israël sous la chape américaine, l’ancien président américain a œuvré à promouvoir un nouveau plan de paix entre Israël et les pays arabes, basé sur le principe de la « paix contre la paix » prôné par Netanyahou versus « la terre contre la paix » qui a servi comme fondement au Traité de paix entre l’Egypte et Israël ainsi que de l’initiative arabe de paix parrainée par le souverain défunt Abdallah Abdel Aziz et dont la promotion a été largement assurée par Thomas Freedman.
L’ancien président américain a réussi à promouvoir son projet de la paix par la conclusion des « accords d’Abraham » qui incluent, avec Israël, les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan. Néanmoins, les droits nationaux du peuple palestiniens- le volet absent de tels accords- traduits, sur le plan pratique par ce qu’on appelle « la solution des deux Etats »,ne se sont pas réalisés. Bien plus, la crise politique en Israël s’est dernièrement soldée par le bannissement de l’idée de création de l’Etat palestinien pour être remplacée par celle de l’amélioration des conditions de vie à condition d’approuver le principe de la judaïcité de l’Etat d’Israël. Selon lui, Israël est considéré comme « un pays pour tous les juifs du monde » et met fin à la dénomination « Cisjordanie » du dictionnaire politique et du droit israélien pour être remplacée par « Judée et Samarie » et ne la considère plus comme un territoire occupé mais un droit historique des juifs et mieux, pour les Palestiniens, « un territoire contesté ».
Dans une réévaluation de ses relations avec la région du Moyen-Orient, les Etats Unis sont conscients que les pays du Golfe, dans leur ensemble, ont besoin de constater des mesures concrètes qui confirment l’engagement sérieux des Etats Unis à assurer la sécurité de ces pays ainsi que leur intention de rectifier des anciens erreurs commis notamment par l’administration actuelle soit en portant préjudice à l’Arabie Saoudite soit par leur manquement à des devoirs communs visant la garantie de la sécurité des Emirats Arabes Unis. L’Arabie Saoudite a été, en 2019, l’objet d’attentats meurtriers par les Houthis autant que ces derniers ont revendiqué avoir commis des attentats contre les Emirats Arabes Unis l’année dernière. Dans les deux cas, la réponse des Etats Unis a été glacée et obtuse ; c’est pourquoi, ils ont pris la décision de retirer des batteries de missiles Patriotes de l’Arabie Saoudite dont souffre toujours le ministre américain à la défense qui se voit interdit d’être reçu par l’Arabie Saoudite ainsi qu’ils ont envoyé des avions F-22 en mission de parade aux Emirats Arabes Unis et leur en ont présenté la facture ! L’opération de réévaluation s’est soldée par la nécessité de renforcer les capacités militaires- aériennes et navales- du commandement central ainsi qu’au niveau des opérations cybernétiques.
Déploiement des appareils F-35
Le 17 juillet courant, le Pentagone a annoncé le déploiement d’avions militaires F-35 dans la zone des opérations du commandement général et l’augmentation du nombre d’autres appareils F-16 déjà déployés dans la région en vue de soutenir la force aérienne en exercice dans la région essentiellement constituée des anciennes avions de chasse A-10- de vitesse modeste utilisés pour pourchasser les groupes terroristes. Le ministère américain de la défense a, en outre, ajouté l’envoi du destroyer USS Thomas Hudner, à titre de renfort de la force navale en œuvre dans la région- constituée par USS Mc faul qui s’était dernièrement opposée à une tentative iranienne de dominer deux pétroliers au détroit de Hormuz.
Les communiqués du Pentagone ont mis en relief une autre évolution : la recrudescence- confirmée par le commandement militaire russe à la base aérienne de Hmeimim- des activités aériennes des forces américaines en Syrie. Selon le Pentagone, cette augmentation représente une réponse aux menaces syriennes accrues, ces derniers mois, dans la base militaire Al-Tanf. Elles avaient atteint un point tel que des accrochages aériens étaient imminents entre les deux parties. Il avait également signalé que les forces aériennes russes harcelaient les drones américaines d’espionnage du type "Reaper Mk-9", de plus, elles volent à proximité des appareils américains, à une distance ne dépassant pas les 150 mètres.
Les Etats- Unis jugent que leurs forces au Moyen-Orient font l’objet de menaces doubles de la part de l’Iran et de la Russie. Il est donc indispensable, d’après eux, de les renforcer par des appareils F-35, l’envoi d’un second destroyer muni de missiles alors qu’elles comptaient uniquement autrefois sur des appareils A-10, et les avions de patrouille navale du type 8-P et un seul destroyer. Le commandement central œuvrait depuis le début de cette année à accroître son armement afin de s’opposer aux menaces grandissantes dans la région. Le ministre de la défense Lloyd Austin et le chef d'État-Major des armées des États-Unis le général Mark Alexander Milley ont effectué- chacun de son côté- deux visites de réévaluation de la situation dans la région en vue de rassurer les forces sur le champ de bataille, surtout celles stationnées en Syrie qui avaient fait l’objet de violentes attaques provoquant de lourdes pertes humaines et matérielles.
A la lumière de la réévaluation du rôle américain dans la région, des délibérations ont eu lieu entre le ministre de la défense et le commandant du Commandement central des États-Unis, le général Michael Erik Kurilla au cours desquelles ont été fixés les besoins militaires techniques des forces américaines dans la région visant à renforcer leur rôle dans la région. Le but ultime de la croissance de la présence américaine sur la scène militaire du Moyen-Orient est d’adresser un message fort aux Etats du Golfe, les rassurant que les Etats Unis sont sérieuses à sauvegarder leur sécurité et regagner, par la suite, leur crédibilité dans la région. Un autre objectif s’y ajoute : celui de protéger les forces américaines en mission dans la région. Le second message serait donc adressé à la Russie, l’Iran et la Syrie signalant que les Etats Unis resteront présents dans la région et ne partiront jamais.
La force militaire américaine au Moyen-Orient choisira-t-elle de rester ou de se retirer ?