Les gens se reposent dans un café à Lviv alors que la ville vit une coupure de courant prévue le 24 novembre 2022, après les dernières frappes aériennes massives russes sur l'infrastructure énergétique ukrainienne, au milieu de l'invasion russe en Ukraine. Photo : YURIY DYACHYSHYN / AFP.
Quelques jours à peine après le sommet de Vilnius (11-12- juillet) réunissant les pays membres de l’OTAN, au cours duquel le président Zelenski n’a pas réussi à obtenir une promesse d’adhésion de son pays à l’Alliance, et deux semaines après un sommet inédit de réconciliation entre la Pologne et l’Ukraine voisine, plus que jamais alliées face à l’ennemi commun russe, durant lequel l’Ukraine a reconnu ses fautes passées envers la Pologne lors de la seconde guerre mondiale, notre chroniqueur Leonardo Dini, de retour d’Ukraine après un an et demi de séjour en pleine guerre à Sambir et dans la région frontalière de Lviv, non loin des Carpates, de la Pologne et de la Roumanie, nous livre un témoignage original sur la situation dans cette partie du pays la moins directement touchée par la guerre. Dans cet Oblast de Lviv, l’identité ukrainienne se mêle étrangement avec un passé identitaire et historique très lié à l’histoire de la Pologne. Et l’exil de tant d’Ukrainiens de l’Est fuyant le front de guerre depuis fin février 2022 a créé un brassage inter-ukrainien inédit marqué par une solidarité qui a ému et étonné nombre d’observateurs.
Pendant mon séjour en Ukraine durant deux longs voyages étalés sur plus d’un an de guerre, j'ai pu vérifier directement la situation telle qu’elle est dans l'ouest du pays, une région - en apparence seulement - moins impliquée dans la guerre. À mon arrivée en Ukraine, je me suis installé dans l'Oblast de Lviv, et depuis la frontière de Medyka avec la Pologne, j'ai vu des lignes interminables de plusieurs kilomètres de camions quientraient et sortaient du pays. En réalité, il s'agissait de transports de toutes sortes et notamment d'aide humanitaire et en même temps d'appui technologique à l’effort de guerre dans l’Est et au Sud. Tout aussi impressionnants étaient les colonnes de véhicules transportant les épaves de nombreuses voitures détruites pendant le conflit.
Les différences entre 2022 et 2023
Lors de mon précédent long séjour en 2022, j'avais été le témoin, au premier mois de guerre, d’un scénario très proche de celui dépeint dans le film The Day After, avec de nombreuses voitures abandonnées sur le bord de la route à la frontière et avec des masses d'Ukrainiens fuyant le pays et essayant d’atteindre la Pologne en voiture ou à pied. Ces files humaines ont attendu plusieurs jours en dormant dans les voitures afin d’espérer pouvoir enfin franchir la difficile frontière avec la Pologne. Une frontière qui marque effectivement le nouveau limes entre l'Est et l'Ouest en Europe et dans le monde entier.
Aujourd’hui, ce même limes est pourvu de barbelés ajoutés comme dans les guerres balkaniques des années 1900 et comme Berlin durant la guerre froide avec le fameux Checkpoint Charlie. Il est de ce fait difficile de se rendre à la frontière du pays avec la Pologne, où de nombreux et drastiques contrôles sont effectués en particulier à l'encontre des jeunes ukrainiens et plus généralement des hommes âgés entre 18 et 60 ans qui essaient encore d'échapper au front et à cette guerre horrible. Au moment même où j’écris ces lignes, on trouve toujours à la frontière des kilomètres de files de voitures, de bus et de camions côté ukrainien et côté polonais, et l’on ne peut passer la file d'attente - encore très impressionnante - et arriver directement en Pologne (sur un parcours de route de 64 km à la frontière de Shehyni Medyka) qu’avec des taxis et des voitures autorisées ou diplomatiques réservées à très peu d’heureux élus qui en ont les moyens et le droit. Après les premiers moments d'incertitude logistiques, les files de camions sont certes maintenant mieux organisées, et des aires de repos ont été créées ad hoc. En pratique : “ rien de nouveau ne peut être dit sur le front occidental aujourd’hui “, pour paraphraser la célèbre expression de l'écrivain français Erik Marie qui livrait ainsi ses remarques sur la Première Guerre Mondiale.
L'arrière de la guerre
En fait, un autre aspect peu connu en dehors des frontières ukrainiennes est lo statu quo et la situation à l'arrière-plan de la guerre. Par exemple, au début de la guerre, dans la ville de Sambir, qui compte de nombreuses casernes, avec une gare qui longe la frontière avec la Pologne et de nombreuses industries technologiques et agro-alimentaires, le risque de bombardements massifs était encore loin il y a peu. Or ici à Sambir, désormais, à peu près tous les jours, les sirènes des raids aériens retentissent. Parfois, il s'agit de jours et de nuits ponctués d'alertes aériennes quasi ininterrompues. Également à Lviv et à Sambir, la règle du bunker et la séparation à double parois pour se protéger des missiles, des bombes et des drones, sont indispensables, de sorte que le front de la guerre n’épargne plus cette partie occidentale de l’Ukraine. Dans tout l'Oblast de Lviv, la semaine dernière, par exemple, il y a eu de nombreuses destructions et attaques russes contre des structures critiques avec des dommages collatéraux importants et des maisons civiles détruites, comme ailleurs en Ukraine depuis un an et demi de guerre. Il est ainsi arrivé que nous restions des jours et des nuits dans des constellations d’alarmes aériennes sans interruptions. A Sambir aussi, le bunker et la double séparation murale pour se protéger des missiles et des bombes sont de rigueur. Dans l’oblast entier de Lviv, il y a deux semaines par exemple, des dommages collatéraux - tout sauf indifférents - ont endommagé des structures civiles et des maisons, et dans le rayon d’action du district de l'Oblast (région) de Lviv, au Stary Sambir, le chemin de fer a été touché à plusieurs reprises en 2022. Pendant la guerre également, les échos d'explosions à distance dans la région d'Ivanov Frankivs’k et de Poltava et de Rivne, et les bombardements ont souvent atteint aussi jusqu'à la région éloignée du front qu’est Lviv. Régulièrement, on entend également des tests de tirs antiaériens également souvent entendus dans la région de Lviv.
Aux menaces de guerre, se sont ajoutées les conséquences des premiers mois de combats : les supermarchés et les magasins étaient presque complètement vides. Même aujourd'hui, les restaurants, les clubs et les magasins ont été définitivement fermés ou ont fait faillite à cause de la guerre. Le couvre-feu nocturne est toujours actif et le scénario presque métaphysique du centre-ville devenu aussi vide que les campagnes pendant la nuit est omniprésent. Un spectacle nocturne de désert urbain règne ainsi depuis une année et demie dans ces provinces du pays. C’est donc toute l'Ukraine qui se retrouve dans cette situation la nuit et pas seulement les lignes les proches du front ou la capitale.
La période des blackouts
Depuis de nombreux mois, des blackouts d’électricité, d'eau et de gaz sont déclenchés par des bombardements sur les aqueducs, les centrales électriques et les réserves d'eau et dans l'Oblast de Lviv. Ces derniers jours encore, il y a eu alternativement des coupures drastiques d’eau, d’électricité et de gaz. L'eau et le gaz dans les villes et l'eau et la lumière dans les campagnes, ont été constamment rationnées et interrompues par les coupures, sachant que l’Energie dans cet Oblast est fournie et distribuée par le Dniepr Energy, une compagnie qui porte le nom d’une ville industrielle parmi les plus importantes de l’Ukraine, Dniepr, qui a fait l'objet de nombreuses attaques russes.
La réalité de la guerre dans l'oblast de Lviv : La rencontre avec la vraie guerre
En un an et demi de guerre, je me suis habitué aux nuits blanches sans lumière qui rappelaient la Seconde Guerre mondiale avec tous les effets secondaires qui caractérisent les guerres dans toutes les régions du monde, en Asie en Afrique et aujourd’hui, hélas, en Europe de l'Est. L'année dernière (2022), en février, j’avais été réveillé par le bruit de moteur d'un bombardier russe, un avion noir qui ressemblait de loin presque à un corbeau ou à un vautour, comme tous les avions de chasse dans n'importe quelle guerre. Jamais l’Europe n’avait été touchée par la guerre après les guerres dites d’ex-Yougoslavie (Bosnie-Croatie-Serbie-Kosovo, 1994-1999), de Géorgie (2008) ou plus avant de Tchétchénie (1994-2000).
Une solidarité universelle
Une autre caractéristiques et un autre dénominateur commun à toutes ces guerres a été la migration forcée et massive : les habitants de Lviv et de Sambir ont de facto doublé pendant la guerre dans cette localité des Carpates, faisant passer par exemple Sambir de moins de 25.000 habitants avant la guerre à environ 50.000 aujourd’hui, les populations ukrainiennes de l’Est, les plus touchées par les bombardements massifs, trouvant un refuge interne dans la partie ouest la plus épargnée et éloignée du front. Ici, les rues et les places sont visiblement surpeuplées, de sorte que des centres publics se sont créés spontanément pour “les exilés intérieurs”, avec des masses humaines venant de Kharkiv, de Kherson, du Donbass, mais aussi du Kiev, d’Odessa, de Marioupol, de Mykolaev et de Dnipropetrovsk. On a vu aussi surgir d'autres centres d'assistance qui rassemblent des aides à la vie et à l’acquisition de produits de première nécessité venus d'Occident et de Pologne et qui sont distribués aux personnes déplacées.
L’Ordre de Malte a ainsi créé au stade de Sambir une nouvelle grande structure d'accueil qui a été inaugurée et qui était déjà prête en fait depuis quelques mois, mais qui, paradoxalement, est aujourd’hui vide, telle une cathédrale dans le désert, probablement entravée par la bureaucratie logistique ukrainienne ou régionale. Toutefois, la grande hospitalité des citoyens et des paysans de la région envers les nouveaux arrivés a été totale et exemplaire. Le centre de Lviv, comme celui de Sambir, est devenu une sympathique Babel d’accents, d’expressions importés de chaque partie de la vaste Ukraine. En campagne, plusieurs réfugiés se sont ainsi retrouvés dans des maisons de fortune et des usines où l’on voit passer chaque jour des bus scolaires ornés des couleurs nationales. La solidarité humaine est en effet une grande et belle chose lorsqu’elle est spontanée, sincère et universelle. De ce fait, grâce à cette hospitalité envers les réfugiés intérieurs, les dialectes et les cultures diverses d'un pays multiculturel aussi vaste que complexe, et le plus grand d'Europe par sa superficie, se sont mélangés, malgré la guerre, pour renforcer une unité culturelle nationale.
Pour moi l'Ukraine est, selon la définition géopolitique appropriée, le “Canada de l'Europe” par sa grandeur géographique, sa nature écologique et sa position face à la Russie, tout comme le Canada à coté des Etats-Unis. Les Ukrainiens sont certes surtout pro-Occidentaux aujourd’hui, et ils se sentent résolument européens, mais sans pouvoir l'être, hélas, ou en tout au prix du sang très élevé... Clin d’œil intéressant, la place centrale de Sambir, cette ville des Carpates, a pour symbole un cerf forestier, car c’est là qu’est née la bannière du Conseil de l'Europe, dont l'Ukraine fait partie, pays qui souhaite ardemment faire partie de l'Union européenne, une volonté indestructible qui se manifeste notamment avec cette guerre dont l’une des causes du déclenchement fut le refus de l’ex-président ukrainien “pro-russe” Ianoukovitch de signer le traité d’association Ukraine-Union européenne.
Les tragédies humaines de la guerre
Le côté tragique et douloureux de la guerre se manifeste à Sambir comme à Lviv, avec tant d'hommes âgés de 20 à 40 ans tombés à la guerre et qui ont été ramenés morts ou blessés dans leur région d’origine. Ces guerres sont toujours aussi tristes et douloureuses qu’inutiles, et les tueries croisées, comme lors de l'offensive ukrainienne de septembre dernier. Au cours de nos derniers séjours, l’on a pu observer une hémorragie de la jeunesse jusqu’aux régions d’Ukraine les plus éloignées du front, comme Sambir, où nous avons assisté à des centaines de cérémonies d’enterrements tragiques.
La procession est ouverte par le Pope orthodoxe
Le chef de la paroisse chrétienne-orthodoxe, le Sviasscelnik, accompagné des camarades des soldats et des officiers ukrainiens, sont toujours suivis du portrait du soldat héro tombé au front face aux Russes, entouré du drapeau national officiel porté par un groupe de jeunes. Puis suivent les fleurs portées par des membres de la famille avec des longues et imposantes processions à pied et en voiture, où chaque véhicule klaxonne et porte le drapeau ukrainien jaune et bleu combiné avec le celui, historique, de la première République ukrainienne : le rouge et noir, le drapeau controversé présent sur la place de la mairie de Sambir avec le drapeau européen bleu étoilé. Bien sûr, une musique ukrainienne sacrée ou traditionnelle accompagne toujours la cérémonie.
En guise de conclusion : une guerre d’indépendance d’une nation « nouvelle » qui rompt avec son ancien tuteur russe
Sur la base de notre expérience directe, entre 2019 et 2023, à travers de nombreux voyages en Ukraine avant, pendant et à travers la situation de guerre actuelle, nous pouvons simplement conclure que cette région particulière de l’Ouest de l’Ukraine a été également un ancien territoire de la Pologne, avant la seconde guerre mondiale, et que depuis 1945, cette région meurtrie a été soustraite à la Pologne par l’Armée Rouge de Staline, ceci juste après la défaite allemande de 1945, avec comme conséquence un remplacement massif de la population locale polono-ukrainienne par une population russe ou russophone. Cette blessure de l'histoire cause encore moult souffrances dans la population – aujourd’hui majoritairement antirusse et européenne - concrètement favorable à l'intégration de l'Europe au sein de l'OTAN et de l’Ukraine. Ici, les jeunes sont évidemment de culture ouest-européenne et jamais uniquement strictement slavo-orthodoxe, car le sentiment de l'Occident y est très différent par rapport à celui de l'Ukraine du centre, du sud et de l’est du pays, historiquement favorables aux Russes au-delà de l'arrière. En définitive, pour moi, cette guerre est une guerre d'indépendance, un peu comme les guerres d'indépendance du XIXème siècle. Or si cette région de Lviv et de Sambir, à l'arrière de la guerre ukrainienne, à l’extrême-Ouest, se trouve en moyenne à 700 km du front, rien ne serait plus faux que de penser et conclure que la « vraie » Ukraine est celle de l’Est qui se bat en première ligne : car la défense de la liberté et de la démocratie, puis l’origine de cette conscience nationale ukrainienne qui a lancé cette guerre d’indépendance ou de libération nationale, ne sont pas venues de l’Est plus russophone, mais de l’Ouest du pays. Or cette partie occidentale de l’Ukraine, voisine de la Pologne et de la Roumanie, et lié affectivement aux pays baltes (qui ont récemment : 11-12 juillet) reçu en grande pompe M. Zelenski à Vilnius, se sent depuis toujours occidentale et pro-européenne, et son rêve ainsi que son horizon s'appellent l'Europe.