Photo : GENYA SAVILOV, VLADIMIR ASTAPKOVICH, GAVRIIL GRIGOROVAFP / SPUTNIK/ AFP
Dans cet article, Leonardo Dini explore le défi militaire de la Crimée et l’arrière-plan de le guerre en Ukraine, puis rappelle l’importance stratégique des intérêts économico-financiers croisés non seulement européens, américains, russes ou arabes, mais aussi chinois, dont la presse parle peu mais qui sont non seulement gigantesques mais peut-être même déterminants pour l’avenir de cette terrible guerre et des négociations en vue d’une paix que Pékin s’est fait fort de relancer.
L’absence remarquée de la Russie au sommet de l'Asie Centrale qui a réuni la Chine, le Kazhakstan, des Etats du Caucase, le Kirghizistan, l’Ouzbekistan, le Turkmenistan, et le Tadjikistan, ne peut pas ne pas faire réfléchir, d'autant plus qu'il s'agit des mêmes dirigeants qui avaient été «convoqués» par Poutine à Moscou le 9 mai dernier pour le défilé militaire russe annuel.
Depuis deux siècles, la Russie, qui tente de camoufler cette gaffe diplomatique avec son récent succès militaire à Bakhmout, n'a pourtant pas été pour autant exclue du dialogue et du contrôle sur les États d'Asie centrale, comme le souligne Stépan Hedlund, professeur à l'université d'Uppsala. Significativement, ce qui s’est passé lors du sommet de Xi'an, consiste en ce que la Chine a contourné le sommet mondial du G7 qui s’est tenu à Hiroshima, au Japon, rival historique de la Chine, par la prise d'initiative nouvelle dans cette même région d’Asie. Or ce Sommet s'est terminé par "beaucoup de bruit pour rien", après de nombreuses rencontres bilatérales.
Autre élément à méditer : l'étrange incohérence de la rencontre manquée entre Volodymyr Zelenski et Ignacio Lula, ce même président brésilien Ignacio Lula da Silva qui, il y a à peine deux semaines, s'est empressé de rejoindre les candidats à la médiation de la paix, et qui, ce mois-ci, a annoncé qu'il entamerait un processus de dédollarisation, dans le plus pur style des BRICS et de la gouvernance multilatérale mondiale « alternative » face à l’Occident. Or cette expérience, conjuguée aux économies galopantes de la Chine, de l'Inde et des Émirats arabes unis, change pacifiquement toutes les cartes économiques sur la table.
Les olympiades de la paix manquée
En pratique, tout se passe comme si les Britanniques, raisonnant quia absurdum, déplaçaient leur City et leur Bourse Londonienne à Hong Kong maintenant qu'elle est devenue chinoise… En attendant, beaucoup d’acteurs, trop nombreux d’ailleurs, se sont empressés de participer à ces olympiades de la paix ratée qui ont en somme consisté en l'entassement de négociations et d'initiatives pour la paix en Ukraine qui ont toutes échoué ou qui sont fort incomplètes ou carrément impossibles. Parmi les Impossibles, on peut citer celles d’Erdogan, d’Israël, du Vatican (ce dernier a dépêché pas moins de deux envoyés apostoliques, un en Russie et un en Ukraine), de la France, de l’Arabie, du Brésil, et de l’Afrique du Sud… tous autant qu’ils sont de médiateurs pour une paix de plus en plus lointaine…. Il semble de ce fait presque que, comme dans la Paix de Westphalie, la prochaine paix ne pourra intervenir qu'en même temps que l'avènement de la Chine comme nouveau gestionnaire de l'ordre international et de l'architecture de la sécurité mondiale. On pourra par conséquent parler de paix non pas bientôt mais dans de nombreuses années, et non dans des mois.
Le carrefour entre les acteurs en Ukraine
Le carrefour entre les acteurs en Ukraine, à commencer par la Chine et la Turquie, s'avère cependant être le véritable protagoniste caché de la guerre ou de l'opération spéciale en Ukraine. Au moment même où émerge le défi militaire décisif qui va opposer de nouveau la Russie et l'Ukraine sur la question de la Crimée, avec une véritable ligne Maginot russe sur l'île, mise en évidence à la fois par l'Institut d'étude de la guerre et par les sources du ministère britannique de la Défense, il est bon d’étudier ce qui se passe, en parallèle, sur le front du développement d'intérêts financiers internationaux et étrangers en Ukraine.
Commençons par le problème rencontré par la contre-offensive ukrainienne : on parle de brigades ukrainiennes prêtes à attaquer, mais la couverture aérienne, hors entraînement et en attendant l’arrivée des F16 tant discutés, ne sera opérationnelle que dans un an. Les Russes, quant à eux, harcèlent ouvertement la population et visent par leurs tirs, les munitions, les systèmes anti-missiles et les anti-drones ukrainiens en espérant l'effet de surprise d'une offensive russe qui prendrait la place de l'ukrainienne et qui compte sur l'épuisement des munitions anti-aériennes occidentales fournies à l'Ukraine. Les Ukrainiens visent de leurs côtés directement la Crimée et comptent pour se faire sur leurs frappes de drones et sur la percée des importantes lignes de défense russes à Kherson et Zaporhizya. Les bombardements et les combats s'intensifient de plus belle chaque jour depuis le printemps, après la difficile période de boue (Rasputsya) et de mauvais temps, de sorte que, maintenant, tout est un peu plus simple...
Bakhmout, ou plutôt ce qu'il en reste, est dans une guerre qui rappelle le 19 ème siècle, avec deux ailes d'Ukrainiens sur de chaque côté, d’est en ouest, qui visent à encercler les Russes dans la ville. Dans le même temps, Bakhmout a mis à nu toutes les difficultés militaires russes et toutes les forces ukrainiennes disponibles dans une bataille qui ressemble plus aux batailles épiques et longues de plusieurs mois de Kiev et de Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale qu'à la bataille d'Artemisk ou de Bakhmout d’alors en Ukraine.
Dans le même temps, de nombreuses nations proposent de manière inattendue de collaborer à la reconstruction de l'Ukraine d'après-guerre : l'Italie, la Turquie et l'Allemagne en premier lieu, mais ceci en négligeant le fait essentiel que la guerre n'est pas terminée et pourrait en effet durer longtemps… D'autre part, des parties prenantes telles que la Chine, la Turquie, l'Arabie ou les Émirats développent leurs intérêts en Ukraine de manière plutôt peu scrupuleuse. Les Émirats sont d’ailleurs devenus le refuge et le paradis fiscal de nombreux magnats russes qui ont ainsi échappé aux sanctions et ce pays clef du monde arabe et du Golfe arabe jouen également un rôle clé dans les futurs développements géopolitiques. L'activisme économique multilatéral russe lié à la zone du Golfe et au canal de Suez fait en effet, beaucoup parler ces temps-ci. Quelques exemples concrets suffisent :
-Le Kazhakistan a conclu des accords avec la Russie pour construire et agrandir un gazoduc qui relie la Russie et la Chine via le territoire de Kazhako, ce qui vise à favoriser l'interaction économique sur le gaz entre la Russie et la Chine.
-L'Inde s'est jointe à la création d'une liaison routière et ferroviaire avec la Russie qui crée une route de la soie alternative entre la Russie et l'Inde.
-L'Iran a lancé un projet de coopération avec la Russie pour créer une voie directe nouvelle entre Moscou et l'Iran qui permettra de développer une nouvelle route alternative au canal de Suez.
-L'Afrique du Sud a intensifié ses échanges économiques et militaires avec la Russie, ce qui s’ajoute au pacte militaro-économique de facto qui propose une nouvelle alliance stratégique entre la Russie, l’Inde, le Brésil, la Chine, l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Iran, la Corée du Nord, le Venezuela, avec là aussi le soutien des Émirats arabes unis. Tous ces pays forment les BRICS dits élargis, une alliance déjà majoritaire au niveau mondial en termes démographiques, financiers et militaires, ceci contre et malgré la gouvernance mondiale de facto américaine. Poutine joue donc ici un deuxième jeu de guerre non-militaire simultanée mais tout aussi importante que la guerre militaire, en rassemblant de la sorte un vaste axe alternatif aux américains, aux européens et donc aux Occidentaux.
En Ukraine, même avant la guerre, les chiffres des investissements non-occidentaux, à commencer par la Chine
-Le plus grand investisseur économique et financier étranger en Ukraine est bien entendu et sans surprises la Chine : au début de la guerre, 11 000 Chinois étaient présents en Ukraine, principalement des investisseurs et des techniciens.
Rappelons que, à la suite du différend commercial entre la Chine et les États-Unis, la Chine a multiplié les investissements en Ukraine et les exportations ukrainiennes : en 2021, le commerce sino-ukrainien a augmenté de 33 % par rapport à 2020. Depuis 2018, la Chine investit dans les ports ukrainiens et dans des projets de dragage de ports collatéraux dans la région d'Odessa. Depuis 2019, l'Ukraine est le plus grand fournisseur de maïs de la Chine et jusqu'à 80 % du maïs chinois provient d'Ukraine. Depuis 2013, 100 000 hectares de terres agricoles ukrainiennes de KSG Agro ont été loués pour 50 ans au Xinjiang State Holding. La Chine accorde à l'Ukraine 15% de ses importations et 14,4% de ses exportations.
Dans le même temps, la Chine joue également un rôle décisif dans l'économie biélorusse. La route de la soie (« Belt and Road Initiative » chinoise, ou BRI), n'est plus seulement une perspective économique géopolitique, car d'un point de vue ferroviaire, c'est déjà une réalité depuis des années, même si cette voie doit être intégrée avec des infrastructures, de nouveaux aéroports et de nouvelles autoroutes en cours de conception et construction.
Le vrai problème est de savoir où passera finalement le fret chinois pour gagner l’Europe de l’Ouest : actuellement, le transport ferroviaire et routier de la Chine vers l'Europe passe par le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie par la terre (ou par la mer Caspienne via bateaux) et arrive en Pologne et en Allemagne. À l'avenir et après la réalisation de la paix en Ukraine, il ne passera plus par la route de la soie biélorusse russe, mais par l'Ukraine qui, côté chinois et à la faveur d’accords bilatéraux conclus avec les Ukrainiens, a longtemps été désignée comme point d'arrivée de la route de la route de la soie et qui a de ce fait été intégré dans le projet géopolitique et l'économie chinoises et eurasiennes.
D'autre part, rappelons qu’à l'époque de Marco Polo et au Moyen Âge, déjà, les routes commerciales de la Chine vers l'Europe suivaient ces mêmes voies et il en reste d’ailleurs de nombreuses traces archéologiques et historiques. L'Ukraine est en fait le point final de la nouvelle route de la soie et donc de la BRI chinoise eurasienne. Mais les pays arabes jouent aussi avec sagacité un rôle central dans l'économie agricole ukrainienne. Par exemple, Continental, une entreprise internationale de l'industrie agricole, détient des parts majeures, en tant qu'investisseur stratégique, dans une énorme quantité de latifundia à Lviv en Ukraine, et a cette société a récemment inauguré les nouvelles usines.
La présence économique turque en Ukraine
Après la Chine, rappelons que la Turquie a également en Ukraine de solides intérêts financiers et qu’elle a réalisé des importants investissements dans la station thermale internationale de Truskavets et dans l'aéroport international de Lviv. Ainsi, la seule station qui soit restée pratiquement intacte, malgré la guerre, est bien celle de construction turque. Turquie a multiplié ses investissements en Ukraine en 2020 sur les infrastructures, la communication, la logistique. Turkcell, une société turque, contrôle Lifecell, la troisième plus grande compagnie de téléphone en Ukraine. Les Turcs ont construit plus de 200 infrastructures en Ukraine, dont la reconstruction de l'autoroute Kiev Odessa. Cette autoroute permet aux Turcs d'inclure l'Ukraine dans le réseau des routes de la soie turques par le transport maritime connecté d'Odessa à la Turquie de marchandises. Le ministère du tourisme turc a également consacré jusqu’en 2021 les Ukrainiens comme les touristes les plus présents en Turquie - après les Russes et les Allemands. Par ailleurs, 18% des céréales ukrainiennes était destiné à la Turquie jusqu'à la crise du transport des céréales en mer Noire en 2021. Enfin, en matière d’économie d’armement, après les premiers achats de drones militaires turcs en 2019, l’Ukraine peut maintenant produire directement des drones turcs Bayraktarv TB2 sur son sol et a même bénéficié d’approvisionnements progressifs décisifs pour la défense de Kiev en 2022, ce qui n’est pas sans déplaire aux Russes qui soulignent la vulnérabilité de la soi-disant « neutralité turque dans la guerre russo-ukrainienne.
Les immenses intérêts américains en Ukraine
Les intérêts américains, avec la société Blackrock, avec les lobbies de Capitol Hill regardant à l'étranger, avec les investissements occasionnels de Hunter Biden, le fils de Joe, qui a pas mal flirté également avec la Chine, et avec les investissements colossaux du système militaro-industriel, se sont beaucoup exposés en Ukraine … peut-être trop, également du côté financier et pas seulement du côté militaire (en coopération avec l’OTAN) en Ukraine. De nombreuses transactions en dollars se réalisent en Ukraine et rappelons que depuis 1991, les dollars ont remplacé le rouble comme monnaie commerciale commune. Quelques exemples suffisent à illustrer les intérêts américains en Ukraine :
-Capitol Hill à Washington, l'un des lobbies les plus actifs depuis de nombreuses années, a travaillé au corps la Fédération ukrainienne de l'industrie pétrolière et gazière qui défend les intérêts des industries pétrolières et gazières ukrainiennes. En 2021, 840 000 dollars ont été versés par ce lobby à Yorktown Solution pour le lobbying en Ukraine. L'ukrainien Naftogaz s'est notamment déplacé pour contrer le projet Nord Stream 2.
- Depuis 2019, le fonds agraire ukrainien PISC mène des activités de lobbying à Washington. Le Sénateur-Gouverneur républicain Ted Cruz est l'homme politique américain le plus impliqué dans cette activité de lobbying ukrainien.
- Comme on le sait depuis un certain temps, JP Morgan et Black Rock ont développé d'importants investissements en Ukraine : les privatisations progressives des entreprises publiques ukrainiennes ont fait de celles-ci des protagonistes de projets de privatisation aux côtés de nombreuses entreprises italiennes, allemandes et anglaises. Larry Fink, PDG de Black Rock, a conclu en décembre 2022 le premier accord avec le gouvernement ukrainien à Kiev.
- En ce mois de mai, un accord a été signé avec le gouvernement de Kiev pour le conseil de Blackrock, via son Financial Markets Advisory Group, afin de lancer un fonds de reconstruction pour l'Ukraine : le Development Fund of Ukraine UDF. Aux côtés du projet se trouve l'autre Major USA Mc Kinsey pour les études de marchés financiers.
Le vrai pouvoir d’attraction et le soft power compte à long terme plus que les armes, une leçon à méditer par les dirigeants russes
Net de tous ces constats, il est clair que les Russes et Vladimir Poutine, qui est aussi un homme d'affaires chevronné, feraient mieux d’investir à nouveau dans des accords financiers eurasiens et non dans des armes, des missiles et des guerres, s’ils voulaient assurer la pérennité de leur pays et de ses intérêts dans cet espace est-européen et eurasien convoitée par tant d’autres acteurs commercialement plus dynamiques et attractifs... Comme l’illustrent les fronts géopolitiques en Eurasie et dans le monde multipolaire, zones et termes souvent évoqués tant par le président chinois Xi que par le président brésilien Ignacio Lula ou le ministre des affaires étrangères russe Serguei Lavrov, les vraies relations de long terme se construisent beaucoup mieux dans le dialogue international et la paix, plutôt que dans le tourbillon autodestructeur des conflits : c'est la leçon de l'histoire et elle s'applique à tous : à Biden, à Zelenski, à Poutine, à Xi et même à l'Europe. Quand les armes se tairont, les civilisations se parleront et ce sera, comme dirait Fukuyama, la fin de l'histoire basée sur les guerres.
Les intérêts des Britanniques en Ukraine ne sont pas en reste
Les Britanniques à leur tour, depuis Boris Johnson, mettent un point d'honneur à soutenir l'Ukraine, mais aussi à servir leurs propres intérêts ! ce qui n’est d’ailleurs ni choquant ni surprenant :
-aujourd'hui 46 Hryvnia, la monnaie ukrainienne, équivaut à 1 Livre, donc malgré les rumeurs des marchés financiers, actuellement, la monnaie commerciale la plus importante en Ukraine n'est pas l'euro ou le dollar, mais la livre.
Le vrai pouvoir d’attraction et le soft power compte à long terme plus que les armes, une leçon à méditer par les dirigeants russes
Net de tous ces constats, il est clair que les Russes et Vladimir Poutine, qui est aussi un homme d'affaires chevronné, feraient mieux d’investir à nouveau dans des accords financiers eurasiens et non dans des armes, des missiles et des guerres, s’ils voulaient assurer la pérennité de leur pays et de ses intérêts dans cet espace est-européen et eurasien convoitée par tant d’autres acteurs commercialement plus dynamiques et attractifs... Comme l’illustrent les fronts géopolitiques en Eurasie et dans le monde multipolaire, zones et termes souvent évoqués tant par le président chinois Xi que par le président brésilien Ignacio Lula ou le ministre des affaires étrangères russe Serguei Lavrov, les vraies relations de long terme se construisent beaucoup mieux dans le dialogue international et la paix, plutôt que dans le tourbillon autodestructeur des conflits : c'est la leçon de l'histoire et elle s'applique à tous : à Biden, à Zelenski, à Poutine, à Xi et même à l'Europe. Quand les armes se tairont, les civilisations se parleront et ce sera, comme dirait Fukuyama, la fin de l'histoire basée sur les guerres.
Quand les armes se tairont, les civilisations se parleront et ce sera, comme dirait Fukuyama, la fin de l'histoire basée sur les guerres.