Un homme se tient sur le trottoir à côté d'un graffiti du poète libanais Gebran Khalil Gebran représenté sur un billet de banque libanais le 9 juillet 2015, dans la capitale Beyrouth. Photo : JOSEPH EID / AFP.
Très peu étudié en Occident, Khalil Gibran est pourtant le poète oriental qui aura marqué le renouveau de la culture arabe par son style et son talent au début de XXème siècle. Libanais chrétien maronite, son succès dépasse de loin sa propre communauté. Il se fait le héraut d’un syncrétisme entre la spiritualité et l’amour. Témoin oculaire d’un bouillonnement littéraire, culturel et politique au temps de la Nahda (la renaissance), il en est même l’un des principaux acteurs par son œuvre monumentale.
Sur fond de poésie et de littérature, l’auteur du « Prophète » continue d’inspirer, de fasciner et de créer un pont entre Islam et Chrétienté, entre Occident et Orient. Khalil Gibran nous lègue en héritage une œuvre prophétique et intemporelle.
Un destin loin de l’Orient
Khalil Gibran est né en 1883 à Bcharré, situé dans les montagnes du Nord Liban, au fond de la magnifique vallée sainte de Qadisha. À cette époque, le Moyen-Orient est sous tutelle ottomane. La pression du pouvoir central est telle que, chaque province doit fournir des contingents militaires et verser divers impôts. Le jeune Gibran étudie à l’école élémentaire de Bcharré, au sein de laquelle il apprend l’arabe, le syriaque ainsi que le rite maronite. Son père, ayant contracté des dettes de jeu, est incarcéré par les autorités ottomanes sous prétexte de détournement de fonds. S’ensuit la confiscation des biens familiaux, obligeant donc sa mère d’émigrer avec le reste de sa famille à New-York en 1895.
Ils sont dans un premier temps accueillis par un membre de la famille résidant dans un quartier syro-libanais de Boston. Pour subvenir au besoin de la famille, sa mère travaille en tant que vendeuse de linge et femme de ménage, avant d’ouvrir une petite épicerie familiale. Le jeune Gibran est scolarisé et est très tôt attiré par l’art et notamment le dessin. Grâce aux économies de sa mère, il retourne au Liban en 1898. Il y reste 4 ans pour parfaire son apprentissage de l’arabe littéraire et s’imprégner encore un plus de sa culture d’origine. Or, en raison du décès d’une de ses sœurs, il retourne à Boston en 1902. L’année suivante sa mère et son beau-frère décèdent. Sa deuxième sœur subvient à ses besoins grâce à ses activités de couturières. Toujours passionné de dessin, Gibran alors âgé de 21 ans, expose pour la première fois à Boston en 1904. Lors de cette première exposition, il rencontre Mary Elizabeth Haskell, directrice d’école qui deviendra sa confidente et son mécène.
En parallèle, Khalil Gibran publie ses premiers livres en langue arabe avant de se rendre à Paris en 1908. Il y séjourne 2 ans et fréquente l’école des Beaux-Arts. Il expose brièvement au Salon du Printemps de Paris après avoir rencontré le célèbre sculpteur français Auguste Rodin. Gibran fait également la connaissance de Nietzsche, philosophe allemand qui aura une influence certaine sur ses écrits. Il retourne à Boston en 1910.
Khalil Gibran poursuit son érudition et participe à la création en 1920 d’un mouvement littéraire, regroupant des écrivains libanais et syriens Al-Rabitah al-qalamiyah (la Ligue de la Plume). C’est dans cette logique de bouillonnement culturel que Khalil Gibran fut un élément phare de la période de la Nahda. Véritable époque d’éveil de l’Orient arabe, par l’entremise des arts, de la littérature et de la culture, des artistes se font les hérauts d’une volonté de dépassement et d’indépendance. C’est dans la dernière décennie de sa vie que Khalil Gibran connaît un succès retentissant avec notamment la publication de son œuvre « Le Prophète » en 1923. Plus qu’un simple recueil, cet ouvrage est devenu l’aboutissement et la consécration de toute une vie. Initialement écrit en arabe, il est finalement publié en anglais puis rapidement traduit dans plusieurs langues. Il publie « Jésus Fils de l’Homme » en 1928, qui est en quelque sorte le prolongement logique du Prophète avec un dépassement de l’individualisme pour s’adonner à l’amour divin, véritable quête vers la plénitude de l’existence.
Khalil Gibran décède en 1931 à l’âge de 48 ans d’une cirrhose du foie et d’un début de tuberculose. Son corps est rapatrié dans sa ville natale de Bcharré.
Une influence entre foi, Orient et mysticisme
Poète intemporel, Khalil Gibran puise son inspiration dans ses souvenirs d’enfance. La montagne libanaise, la rusticité, l’amour inconditionnel pour les relations humaines, le partage et l’omniprésence du religieux le fascine. Cet Orient hétérogène et complexe l’inspire. Cette région le charme par son insouciance, sa générosité et son hospitalité. Né chrétien maronite, il se passionne très vite pour l’Islam et son prophète. Il affectionne également l’étude des autres rites orientaux, notamment le bouddhisme.
Cet assemblage hétéroclite de références et d’inspirations fait de Khalil Gibran un artiste unique en son genre. Il a cette faculté de jongler entre les thèmes avec une aisance et un style clair et aéré. « Le Prophète » est un pont entre spiritualité et poésie, un syncrétisme mêlant l’espérance visible de la vie terrestre et l’espérance cachée et voulue de la vie dans l’au-delà.
Il n’a jamais cessé d’aimer sa région natale, en dépit de son exil précoce pour des raisons économiques. Ses premiers écrits sont en arabe et dénoncent la mainmise ottomane. En effet, dans son livre intitulé « Al- Arwah al-mutamarridat » (Les Esprits rebelles), écrit en 1906, Khalil Gibran soutient les nationalistes arabes dans leur combat pour l’indépendance. Les autorités ottomanes ordonnent son autodafé en 1910. Au lendemain de la première guerre mondiale, scellant le partage du Moyen-Orient par les puissances mandataires, il milite pour le retrait des troupes françaises et anglaises de la région. De surcroît, on ne peut occulter un poème « Pitié pour la nation divisée » ô combien prémonitoire sur le Liban qu’il a tant aimé.
Homme de foi, oriental et épris de justice et d’amour, Khalil Gibran est le précurseur d’une nouvelle prose. Il se fait le chantre d’un nouveau courant littéraire qui allie spiritualité, sagesse et quête de dépassement de soi.
Un messager de la paix
Dans un Orient fracturé et meurtri, il fait office d’exception. À l’instar de Fayrouz pour la musique, Khalil Gibran fait consensus. Il évoque très rarement ses affinités politiques et se tient à l’écart des luttes intestines.
Dans « Le Prophète », il dépeint un personnage prophétique nommé Moustafa qui signifie littéralement l’élu ou le bien-aimé en arabe. Il y aborde les étapes importantes dans la vie de l’homme. Chaque chapitre est une leçon de vie mêlant piété, amour et sagesse. Cet ouvrage est un guide, un hymne à la vie et au dépassement de soi. Il évoque aussi bien l’amour, le mariage, l’amitié, la prière, la religion, les enfants, l’enseignement que la beauté, le plaisir, la douleur et la mort.
À titre d’exemple, il décrit l’être aimé en ces termes « Lorsque l’amour te fait signe, suis-le, même si ses chemins sont escarpés et malaisés. Quand ses ailes t’enveloppent, abandonne-toi à lui, bien que tu puisses être blessé par l’épée cachée dans ses plumes … »
Plus qu’un simple recueil de poèmes, « Le Prophète » nous embarque dans un monde pieux et vertueux, au sein duquel chaque ligne fait office d’une ode à la sagesse et à l’amour. Lorsqu’il évoque la prière, il écrit « Vous priez dans la détresse et le besoin ; puissiez-vous prier aussi dans la plénitude de votre joie et dans les jours d’abondance. » En le lisant tout nous semble si évident, il nous frappe par sa légèreté et sa clarté d’esprit. Tel un prophète, Khalil Gibran dicte, annonce et prescrit la parole divine.
Plus qu’un simple poète, c’est « un guide pour les âmes en quête de lumière ». Il fédère autant qu’il fascine. Khalil Gibran touche les cœurs et les esprits de chaque habitant de la région, du musulman au chrétien. Son œuvre est aconfessionnelle et se focalise sur le destin de l’homme. Cet artiste visionnaire du XXème siècle intrigue par sa singularité qui fait de lui le poète arabe le plus lu au monde. « Le Prophète » a été traduit en plus de 50 langues et est devenu l’un des best-sellers les plus vendu après la Bible. Khalil Gibran est l’exemple de la réussite libanaise et orientale à l’étranger en devenant le porte-parole d’un renouveau littéraire et culturel.