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Le renseignement dans la tradition arabe, l’exemple de la fin d’Abu Tahir le Qarmate (319-931)

Le Dialogue

Un policier irakien monte la garde le 10 août 2012 devant la "porte Wastani" sur le mur historique de Bagdad, datant de l'ère abbasside connue sous le nom de "âge d'or islamique" de 750 à 960 après JC. Bagdad était autrefois la capitale d'un empire et le centre du monde islamique, mais à 1 250 ans, la ville irakienne est loin de ses gloires passées après avoir été ravagée par des années de guerre et de sanctions. Photo : ALI AL-SAADI / AFP.

 

Charifa Amharar est doctorante en histoire du renseignement (université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès), lauréate du Prix « Jeune chercheur » 2010 du CF2R, contributrice de l’ouvrage Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge[1].

 

Ecrire l’histoire du renseignement ancien peut s’avérer être une tâche délicate pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci figure le manque de spécialisation en la matière, de la part d’historiens de profession. Ainsi, celui qui ne maîtrise pas les notions, les méthodes ou les principes propres à ce domaine risque de ne pas déceler, dans les sources littéraires, les interventions du renseignement. Cette science du gouvernement, comme l’appelle ainsi Gérald Arboit[2], ne se réduit pas seulement à l’espionnage mais concerne l’ensemble des activités (recherche, acquisition, analyse, protection, diffusion) visant à porter des renseignements à la connaissance d’un demandeur.[3] Qu’est-ce qu’un renseignement ? « Un renseignement est un produit fini, élaboré afin de répondre à une demande exprimée. Il est le résultat de la synthèse des informations recherchées, validées et interprétées, quelle que soit leur origine, secrète ou non ».[4] Ces renseignements permettent aux décideurs de prendre les mesures nécessaires à la réalisation de leur volonté. Plus le besoin de renseignements utiles aux décideurs sera important, plus l’organisation nécessaire à sa production sera complexe. Quand la demande émane d’un chef d’Etat, et le renseignement est un des fondements du gouvernement,[5] son organisation nécessite une administration solide, une grande aptitude à la discrétion et à la confidentialité, un nombre suffisant d’employés compétents dans divers domaines et beaucoup d’argent. Qui dit organisation dit forcément administration, et les sources littéraires arabes regorgent d’informations sur les administrations liées au renseignement comme celles du barīd (la poste), de la chancellerie ou de la police.

Le renseignement tel qu’on l’entend aujourd’hui est divisé en plusieurs catégories: le renseignement intérieur, le renseignement extérieur et le renseignement militaire. Ces trois types de renseignement ont chacun des activités, des finalités et des administrations qui leur sont propres. L’espionnage n’est qu’une des nombreuses activités auxquels ces administrations se livrent, en complément de la reconnaissance, du contre-espionnage et de la surveillance de la population par exemple. Le mot « renseignement » qui englobe tout cela n’existe pas dans l’arabe classique. Néanmoins, malgré l’absence de mot unique pour désigner toutes les activités de renseignement, ce qui est compris du mot français « renseignement » existait bel et bien dans le Proche-Orient médiéval. L’équivalent en arabe moderne du terme français est Istiḫbar. Cela signifie littéralement « recherche d’informations », ce qui se rapproche de ce que le colonel Jules Lewal décrivait, à savoir : « l’ensemble des procédés par lesquels on se procure toutes les indications dont on a besoin doit donc être dénommé tactique des renseignements ».[6]   

Les sources médiévales ou antiques mentionnant le recours à l’espionnage, au contre-espionnage, à la désinformation, aux assassinats ciblés, au renseignement militaire ou scientifique, bien qu'inégalement réparties, sont très nombreuses. Néanmoins, sans grande surprise, la confidentialité des rapports de renseignement détaillés en fait les grands absents de nos bibliothèques. Ce n’est pas faute d’existence d’archivage de ces rapports aux époques médiévale et antique. Al Ǧayšarī mentionne par exemple qu’à la mort de Hārūn al-Rašīd, plusieurs rapports confidentiels non lus étaient entreposés et négligés dans les archives califales.[7] A chaque époque, et ce presque systématiquement, ces sources voulues confidentielles, ont été soit détruites soit emportées par leurs auteurs ou destinataires pour diverses raisons. Certes, les masālik wa mamālik,[8] souvent rédigés sur la base de rapports de renseignement, sont fort utiles pour avoir une idée des informations recherchées et collectées par les musulmans au Moyen-Âge, mais malheureusement certains détails recherchés par l’historien du renseignement n’y figurent que trop rarement. Parmi les informations recherchées, il y a par exemple les détails sur ce que les spécialistes appellent aujourd’hui le « cycle du renseignement »[9], à savoir les différentes étapes nécessaires à l'obtention du produit fini qu’est le renseignement, ou encore ceux relatifs à la prise de décision sur la base de renseignements. Il va sans dire qu’il y avait des missions de renseignement non documentées. A l’époque du Prophète par exemple, les ordres et les rapports de missions ne se faisaient vraisemblablement qu’oralement. Leur existence nous est connue grâce au récit des agents sollicités par le Prophète qui sont pour la plupart consignés dans les diverses sīrah.[10] Le recours à ce genre de sources fait évidemment débat mais ce n’est pas là l’objet de notre propos.

Les activités de renseignement évoquées dans les sources, sans aucune référence au renseignement, sans mots clefs issus du champ lexical de ce domaine permettant à l’historien d’affirmer l’existence d’une telle activité, sont nombreuses. Comment donc celui-ci peut-il conclure à l’intervention du renseignement sans que la source elle-même ne le mentionne explicitement ? En réalité, seul le résultat de l’enchainement d’actions particulières dans un contexte bien précis, ou seul l’évènement en lui-même, permet à l’historien du renseignement de comprendre qu’il y a eu activité de renseignement. 

Considérons l'exemple d'une source littéraire qui fait état d’un groupe de gens assiégés par un ennemi qui lui est supérieur en nombre et en moyens. Puis, contre toute attente, à quelques jours de sa victoire, des inconnus intègrent le camp de cet ennemi, réussissent à gagner sa confiance et finissent par le tuer. Nous concluons ici aisément qu’il y a eu infiltration et assassinat ciblé, deux genres d’activités du renseignement bien connus. Savoir repérer de telles pratiques nécessite d’une part des connaissances suffisantes du domaine du renseignement et de ses différentes méthodes et techniques, mais également une méthode scientifique ou grille d’interprétation solide permettant de déceler le renseignement dans les activités humaines décrites par les historiens anciens. A notre connaissance, une telle méthode n’a pas encore été élaborée. 

Nous nous proposons ici de porter à la connaissance du lecteur un cas d’étude concret, celui d’une mission de renseignement non désignée comme telle dans les sources, à savoir la chute surprenante d’Abū Ṭāhir al Ǧannābī le Qarmate. Contre toute attente, ce missionnaire et général qarmate est devenu en quelques années maître de l’Arabie et par la même occasion une des plus grandes menaces, si ce n’est la plus grande, qui pesait sur le califat abbasside au cours de la première moitié du Xe siècle. Alors qu’il avait ravagé Bassorah et Kūfa et qu’il ne lui restait plus qu’à prendre Bagdad où le calife al Muqtadir craignait pour son trône, un évènement vînt tout bouleverser et la menace qu’il représentait disparut. 

Nous allons tout d’abord établir le contexte dans lequel a eu lieu l’opération à l’origine de la chute d’Abū Ṭāhir ; ensuite nous exposerons l’interprétation que nous avons fait de celle-ci en mettant en évidence les différents éléments qui nous portent à croire qu’il y a bel et bien eu intervention du renseignement ; puis nous tâcherons de déterminer l’origine de cette mission de renseignement.

 

Contexte

Vers la fin du IXe siècle, un chef ismaélien de Syrie, dans l'Empire abbasside, du nom de ʿAbdullāh ibn Maymūn al Qaddaḥ[11], envoya un de ses prédicateurs, vraisemblablement son fils al-Ḥusayn[12], à Kūfah. Ce prédicateur ismaélien logeait là-bas chez un homme appelé Ḥamdan ibn al ‘Ašʿaṯ et était surnommé Karmītah puis Qarmat.[13] Plusieurs significations ont été données à ce sobriquet. Celles généralement citées dans les sources disent que cela viendrait soit des yeux rouges de Ḥamdan - car « karmītah » signifierait « yeux rouges » en nabatéen -, soit de la démarche de Ḥamdan qui faisait des petits pas à cause de ses jambes courtes.[14] Le prédicateur envoyé par Ibn al Maymūn initia Ḥamdan à l’ismaélisme et lui en enseigna tous les mystères. Ce dernier devint rapidement un prédicateur efficace et ensemble, ils attirèrent de nombreux disciples. Ḥamdan succéda à son maître après sa disparition et devint le grand dāʿī[15] de Kūfah, sous les ordres directs du chef des Ismaéliens de Salamiyyah en Syrie, qui à l’époque était Raḍī Abdullāh.[16] Ses disciples furent appelés par leurs ennemis les « Qarmates », al Qarāmiṭah en arabe. La prédication de Ḥamdan fut très efficace et rapidement il exigea de ses disciples une contribution financière atteignant parfois 7 dinars d’or par personne.[17] Les fonds récoltés étaient envoyés à Salamiyyah pour renforcer la prédication ismaélienne. 

Les hommes de Ḥamdan lui étaient totalement soumis et le considéraient comme leur unique référent. Son homme de confiance était son beau-frère ʿAbdan qui s’occupait entre autres du recrutement. En effet, c’est ce dernier qui nomma Abū Saʿīd al-Ǧannābī, père d’Abū Ṭāhir, et Zikrawayh ibn Mihrawayh, deux des plus célèbres qarmates, respectivement dāʿī de la Perse et dāʿī de l’Irak. Il est important de spécifier ici qu’Abū Saʿīd, qui était perse d’origine, a dès le début de sa mission reçu le soutien de la famille des Banu Sanbar, notamment d’al Ḥusayn ibn Sanbar, ʿAlī ibn Sanbar et Ḥamdan ibn Sanbar.[18] Par ailleurs il était marié à la fille d’un homme très influent : Al Ḥasan ibn Sanbar.[19]

Dans la croyance ismaélienne, leur chef était le représentant (visible) de l’imam caché.[20] Vers 893, à la mort du chef ismaélien Radī Abdullāh, son successeur ‘Ubaydallāh, futur premier calife fatimide, n’inspirait pas confiance à Ḥamdan qui envoya ‘Abdan enquêter sur lui. De retour auprès de Ḥamdan, il lui confia que leur groupe était désormais tenue par des gens corrompus et avides de pouvoir. C’est à cette époque qu’eut lieu la scission entre les Ismaéliens et les partisans de Ḥamdan Qarmat. Dans son Mémoire sur les Carmathes du Bahrein et les Fatimides, De Goeje[21], se basant sur les rapports d’Ibn Ḥawqal et de Nuwayri, affirme que ‘Ubaydallāh, maître ismaélien de l’époque s’était rendu en Tunisie où il prétendait être l’imam caché. Hamdan entendit parler de cette rumeur du prétendu imam caché en Afrique et voulut en avoir le cœur net en se rendant en Tunisie avec son disciple ‘Abdan. Une fois sur place, ils intégrèrent la foule rassemblée autour de celui qui affirmait être l’imam tant attendu des Ismaéliens. 

Hamdan réussit à s’approcher suffisamment pour se rendre compte qu’en réalité l’imam en question n’était autre que ‘Ubaydallah ; sa déception fut très grande. Ainsi, il comprit l’imposture et remis totalement en doute tous les enseignements ismaéliens. Hamdan et ‘Abdan complètement désabusés décidèrent d’abandonner l’ismaélisme pour se convertir au sunnisme. Ḥamdan se serait fait assassiner sur le chemin du retour en Irak où il comptait exposer à tous ses disciples l’imposture de ʿUbaydullāh. ʿAbdan fût quant à lui assassiné un peu plus tard.

Apparemment non informés de ces évènements, les hommes de Ḥamdan, ainsi que ceux de ses différents missionnaires, continuèrent leur prédication et furent de plus en plus nombreux. En raison de l’ampleur que prit leur mouvement, rapidement, ils tentèrent des révoltes armées. Toutefois, le calife al Muʿtaḍid était implacable avec les Qarmates. Sous son règne, certains chefs qarmates devaient vivre cachés. ʿArib rapporte le témoignage d’un homme présent lors d’un interrogatoire de prisonniers qarmates mené par le gouverneur abbasside Muḥammad ibn Dawūd ibn al Jarraḥ. L’un d’entre eux raconta au gouverneur que Zikrawayh vivait caché chez lui du vivant d’al Muʿtaḍid, il dit : « Nous avions aménagé pour lui une cave souterraine fermée par une porte en fer. Nous avions un four et lorsque quelqu’un venait à sa recherche, nous placions le four sur la porte par terre et une femme le faisait chauffer. » Zikrawayh vécut ainsi quatre ans jusqu’à ce qu’il emménageât dans une autre maison spécialement préparée pour lui. Ce prisonnier raconte : « Nous avions fait construire une chambre dont la porte se trouvait juste derrière la porte d’entrée, lorsque quelqu’un ouvrait cette porte elle s’imbriquait dans celle de la chambre et la dissimulait. »[22] De 284 à 289 les armées califales neutralisèrent plusieurs soulèvements qarmates. Mais à la mort du calife al Muʿtaḍid en 289, le mouvement qarmate avait pris tellement d’ampleur que, selon Ṭabarī, dès 293 le Yémen était quasiment entièrement sous son autorité.[23] 

 

 

 


[1] Ellipses, Paris, 2019.

[2] Gérald Arboit, Le renseignement, dimension manquante de l’histoire contemporaine de la France, Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), Rapport de recherche n°9, mars 2013, p. 34, (https://cf2r.org/recherche/le-renseignement-dimension-manquante-de-l-histoire-contemporaine-de-la-france/)

[3] Charifa Amharar, Le renseignement sous le règne de Saladin, mémoire de Mastère 2 d’histoire, Université de Rouen, 2010 (non publié.)

[4] Éric Denécé, Les services secrets, E/P/A, Paris, 2008, pp. 16-17.

[5] Voir à ce sujet Gérald Arboit, op. cit.

[6] Jules Lewal, Etudes de guerre. Tactique des renseignements, L. Baudoin & Cie, Paris, 1881, p. 2.

[7] Al Ǧayšarī, al Wizarā’ wa l-kuttāb [Les vizirs et les chanceliers], Musṭafā al-bābī al-ḥalabī, Le Caire, 1938, p. 265. 

[8] Manuels géographiques. Ibn Ḫurdaḏbah, Ibn Ḥawqal et al Yaʿqubī, pour ne citer qu’eux parmi les auteurs de tels ouvrages, étaient soit agents, comme Ibn Ḥawqal, soit chef du renseignement comme Ibn Ḫurdaḏbah. Al Yaʿqubī, lui-même fonctionnaire du renseignement abbasside, était le descendant du chef du renseignement de l’Egypte, le célèbre Wadīḥ, qui fût exécuté pour avoir aidé Idrīs ibn Abdullāh al Kāmil - ancêtre éponyme de la dynastie des Idrissides - à s’enfuir au Maroc.

[9] Ce cycle est composé de quatre étapes : l’orientation, la collecte, le traitement et la diffusion (cf. E. Denécé, Les services secrets, op. cit., p.14).

[10] Biographie du Prophète.

[11] S.M. Stern, « Abdullāh ibn Maymūn », in Encyclopédie de l’Islam, I, Brill, Paris, 1960, pp. 49-50. Au sujet de la prédication ismaélienne da‘wa ismaélienne voir Abbas Hamdani, « Evolution of the Organizational Structure of the Fatimi Da‘wah», Arabian Studies, III, 1976, p. 86  ; ainsi que M. Canard, Encyclopédie de l’Islam, 2e édition, II, Brill, Paris, pp. 168-170.

[12] Cf. relation du Fihrist d’Ibn Nadīm citée dans De Goeje, Mémoire sur les Carmathes du Bahrein et les Fatimides, Brill, Leyde, 1886, p. 17.

[13] Ṭabarī, Tārīḫ al-rusul wa l-mulūk [Histoire des prophètes et des rois] X, Dār at-turāṯ, Beyrouth, 1967, p. 63] ; W. Madelung, Karmaṭīin Encyclopédie de l’Islam, V, Brill, Paris, 1960, pp. 687-69 

[14] Idem ; J.-F. Michaud, Biographie Universelle, VI, Chez Madame C. Desplaces, Paris, 1854, p. 163.

[15] Missionnaire

[16] ʿŪbaydullāh, descendant présumé de ʿAbdullāh ibn Maymūn, devint chef des Ismaéliens vers 893.

[17] De Goeje, op. cit., p. 28.

[18] Al-Maqrizī, Ittiʿāẓul-ḥunafā’ bi akhbāri l-a’imati l-fāṭimiyyīna l-ḥulafā’ [Lexhortation des fidèles par les notices des imams fatimides], I, al-Majlis al-aʿlā liššu’ūn al-islāmiyya, Le Caire, 1996, p.1 60.

[19] Ibid, p. 37. 

[20] Cf. Seyyed Hossein Nasr, Ismaili Contributions to Islamic Culture, éd. Imperial Iranian, Academy of Philosophy, Téhéran, 1977, pp. 227-265.

[21] De Goeje, op. cit., pp.63-64 et 67-68.

[22] ʾArīb, Ṣilatu tārīḫ Ṭabarī [Continuation de l’Histoire de Tabari], Brill, Londres, 1897, pp. 9-10. 

[23] Ṭabarī, op. cit., pp. 161-62.