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Editos

Pourquoi la Russie est toujours influente au Moyen-Orient ?

Le Dialogue

Alors que la plupart des « experts » occidentaux évoquent à l’envi l’isolement international de la Russie à cause de sa guerre en Ukraine depuis plus d’un an, ce conflit n’a eu aucun impact sur la présence et l’influence de Moscou au Moyen-Orient. Bien au contraire… 

                                    

Dans mon livre Poutine d’Arabie, comment la Russie est devenue incontournable en Méditerranée et au Moyen-Orient (VA Éditions, 2020), j’expliquais comment Moscou était parvenue assez habilement, depuis dix ans, à gagner une influence inédite dans la région. 

Avec le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine et dans le contexte de rupture avec l’Occident qui a suivi, cette influence s’est confirmée et accentuée.

Concernant le conflit en Ukraine, il faut rappeler que toutes les guerres prennent fin un jour. Lorsque les Américains le décideront, forts de leurs succès à court terme (mise sous tutelle définitive d’une Europe « coupée » durablement de la Russie, vente de leurs armes et de leur gaz au prix fort sur le Vieux continent…) mais réalisant, pour le long terme, le désastre de leur stratégie globale face à la Chine, ils autoriseront enfin Zelensky à négocier. Poutine et les Russes n’auront alors atteint que 70% de leurs objectifs initiaux, mais en occupant toujours un cinquième du territoire ukrainien. Certes, la Russie sortira assurément affaiblie. Or, grâce à ses extraordinaires ressources naturelles et comme elle l’a maintes fois prouvé à travers l’histoire, elle s’en remettra.

C’est exactement la même grille de lecture que font les États arabes de ce conflit « impérial » et lointain qui ne les concerne pas. C’est pourquoi ces derniers, comme aucun des grands pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, n’ont suivi l’hystérie américaine et européenne contre la Russie, préférant respecter leurs agendas et intérêts (blé et pétrole), sans obéir à l’ancien gendarme américain et « boussole » du monde.

Pour les observateurs non occidentaux et les 4/5e du monde, cette guerre en Ukraine entre Européens, Américains et Russes est autodestructrice et un véritable suicide géopolitique et économique pour l’Occident. Pour eux, à tort ou à raison, elle ne fera que précipiter le déclin moral et matériel, déjà bien engagé, de cette Amérique et de cette Europe en qui ils n’ont plus aucune confiance et dont ils méprisent les leaders, totalement discrédités et toujours prêts à toutes les humiliations et compromissions pour quelques dollars ou euros. 

Les régimes arabes préfèrent dès lors se détourner de l’Ordre mondial américain et miser plutôt sur la Chine et même la Russie. Car cette dernière, en dépit des erreurs et difficultés actuelles en Ukraine, a démontré ce dont elle était capable depuis dix ans et dans toutes les crises et conflits, desquels elle est d’ailleurs toujours sortie victorieuse. Notamment en Syrie, même si les deux conflits ne sont pas de même nature ni de même ampleur. 

Les dirigeants de la région MENA semblent imperméables à l’extraordinaire propagande atlantiste qui inonde et sature les médias occidentaux. Ils ne croient absolument pas en une défaite russe ni même à la chute de Poutine. Ils font apparemment confiance à la résilience de cette nation qui joue à présent sa survie et dont les responsables ont toujours démontré une maîtrise historique parfaite et éprouvée du temps long et surtout des guerres d’usure.

Il n’est dès lors guère étonnant qu’une adhésion aux BRICS soit envisagée par l’Arabie saoudite mais également par la Turquie, l’Algérie, l’Égypte et les Émirats arabes unis…

Signe fort du basculement du centre de gravité de la géopolitique mondiale au bénéfice de la Chine.

Autre signe des temps, et non des moindres, les refus répétés aux injonctions des Etats-Unis (pourtant le grand allié de Riyad depuis 1945 et le pacte du Quincy) et le véritable bras d’honneur historique de Mohammed ben Salman (MBS) adressé à l’administration Biden. Le prince a refusé de rompre les accords OPEP+Russie de 2016-2017 et d’augmenter la production de pétrole afin de, dans le cadre de la stratégie américaine et de la guerre de l’OTAN via l’Ukraine contre la Russie, saigner cette dernière. Comble de l’insolence, le prince héritier, toujours en accord avec le président russe, avait au contraire décider de diminuer la production afin de faire grimper les prix et ce, quelques jours après la visite humiliante de Biden en Arabie saoudite l’été dernier. 

De même, l’Arabie saoudite a déjà bien entamé des pourparlers avec Pékin pour abandonner le dollar américain au profit du yuan dans les transactions pétrolières, ce qui va dans le sens de la dédollarisation souhaitée par Moscou...

La Russie comme la Chine d’ailleurs, et à l’inverse des Occidentaux, ne font pas de leçon de morale quant à la gouvernance des pays arabes et ne s’ingèrent pas dans les affaires intérieures des États de la région. C’est un point important qui font que les dirigeants de la zone, que cela nous plaise ou non, se détournent de plus en plus des Américains et des Européens moralisateurs, de leurs « démocraties décadentes », et préfèrent même le modèle politique chinois, autocratique mais dynamique sur les plans économiques.

La Russie, une puissance musulmane…

Or, par rapport à la Chine, la Russie possède une grande connaissance historique, réaliste et pragmatique du Moyen-Orient et du monde arabo-musulman en général. Il faut bien comprendre que ce que nous appelons benoîtement « l’Orient compliqué », n’est pour les Russes, que leur terrain de jeu voire leur terrain de chasse favori depuis des siècles. Puissance eurasienne, mais se considérant comme la troisième Rome, héritière de Byzance et de l’Empire romain d’Orient, la Russie a toujours porté une attention particulière pour cette région. Depuis Pierre le Grand et son désir d’accéder aux mers chaudes, jusqu’à nos jours, en passant par le « Grand Jeu » du XIXe siècle, les fameux accords Sykes-Picot-Sazonov (avec l’aval de l’Empire russe) de 1916 et la période soviétique, les agents et les espions russes ont toujours sillonné et « travaillé » les territoires du Levant. 

De même, on l’oublie souvent mais la Russie est un Empire et une puissance musulmane. Elle compte environ 15 millions de citoyens musulmans, soit plus de 10 % de la population du pays, vivant majoritairement dans les Républiques du Caucase et dans la région Volga-Oural. 

À ce titre, Vladimir Poutine fut en 2003 le premier dirigeant d’un État à majorité non musulmane invité à s’exprimer au sommet de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), fondée en 1969, cette organisation intergouvernementale siégeant en Arabie saoudite compte 57 États membres. Deux ans plus tard, l’admission de la Russie à l’OCI en tant qu’État observateur fut une victoire diplomatique pour Vladimir Poutine.

C’est la raison pour laquelle fut organisé les 18 et 19 mai derniers, un forum consacré à la coopération économique entre la Russie et les pays du « monde islamique » dans la ville de Kazan. La capitale du Tatarstan, située à 800 km à l'est de Moscou, est considérée comme la capitale musulmane de la Russie et a vocation à incarner la coexistence religieuse pacifique en Russie, et à véhiculer l’image d’un pays « multinational ». Dans cette République de la région de la Volga, l’islam est implanté depuis des siècles. Et la population tatare, de confession musulmane, constitue la première minorité à l'échelle du pays.

Avec cette grande réunion, qui fut un véritable succès sur le plan politique, diplomatique et économique, c’est l’opération de séduction russe vis-à-vis du monde musulman, qui a commencé bien avant la guerre en Ukraine mais qui se poursuit d’autant plus que la Russie est aujourd’hui coupée de l’Occident. C’est aussi une grande partie de ce fameux « Sud global » que Moscou entend capter.

Une Russie toujours incontournable au Moyen-Orient

Il y a quelques semaines, la Ligue Arabe a réintégré la Syrie après 11 années de suspension. Le 19 mai dernier, Bachar el-Assad était donc à Riyad pour la réunion de la Ligue Arabe. L’isolation de la Syrie sur le plan régional est donc officiellement terminée.

C’est une victoire pour la Syrie mais également pour l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salman qui ambitionne et s’affirme comme un acteur majeur dans la région. Or c’est aussi, il faut le souligner, une victoire de la Russie. Car hormis le poids du prince héritier saoudien, grand partenaire, on l’a vu, du maître du Kremlin, il ne faut pas oublier le rôle crucial des diplomates russes. Car avec leurs homologues et alliés de poids de la scène arabe comme les Algériens, les Égyptiens et les Émiratis (Les EAU étant le premier pays arabe à avoir rétabli son ambassade à Damas), les hommes du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, n’ont cessé d’œuvrer, depuis des années à ce dénouement diplomatique.

Certes l’Arabie saoudite avait aussi invité, à ce sommet de la Ligue arabe, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Mais ne soyons pas dupes. Les Russes avaient été sûrement informés par leurs nouveaux alliés pétroliers (entre autres) saoudiens de l’arrivée de cet invité surprise (aux frais et à bord d’un avion affrété par le gouvernement français !). Le Kremlin était conscient du véritable coup de maître diplomatique du prince héritier Mohammed ben Salman. En effet, pour le futur roi d’Arabie, ce fut une subtile initiative à plusieurs niveaux. D’abord en invitant Zelensky, MBS atténuait le courroux des Occidentaux quant au retour et à l’accueil fait au président syrien au sein de la Ligue. D’ailleurs ce dernier s’est littéralement fait voler la vedette par l’Ukrainien dans les médias occidentaux couvrant la réunion arabe, littéralement obnubilés, jusqu’à l’absurde, qu’ils sont par la nouvelle idole du « camp du Bien » !  Par ce geste offert aux chancelleries occidentales, MBS rappelait aussi son rôle de médiateur dans la guerre russo-ukrainienne (Riyad a été au centre des négociations, il y a quelques mois, lors d’échange de prisonniers). Mais ce coup de com’, comme les affectionnent les naïfs dirigeants européens et américains, ne changera strictement rien à la position de neutralité observée jusqu’ici sur le conflit, ni du royaume, ni des autres États arabes. Surtout après l’énième leçon de morale de Zelensky adressée à ses hôtes : « Malheureusement, certains pays dans le monde et ici, parmi vous, ferment les yeux sur ces prisons et annexions illégales ». Les chefs arabes ont dû apprécier…

Quoiqu’il en soit, après la normalisation des relations entre Riyad et Téhéran réalisée sous l’égide de Pékin et la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe, l’heure est donc, comme le rappelle le géographe Fabrice Balanche, à la réconciliation au Moyen-Orient avec comme faiseurs de paix la Chine et la Russie.

Bref, en dépit de sa guerre en Ukraine et de son soi-disant isolement, la Russie demeure encore, voire plus que jamais, influente dans la région. En tout cas, bien plus que les Européens et les Américains qui eux ne font plus rêver et ne cessent d’y perdre pied…