Cette photographie prise le 23 avril 2021 montre le drapeau national de la Suisse (à gauche) et le drapeau de l'Union européenne au bâtiment de la Commission européenne à Bruxelles. / AFP / PISCINE / François WALSCHAERTS.
En Suisse, la perspective d’une adhésion à l’Union européenne est lointaine. Il n’y a pas la majorité politique requise pour cela. Néanmoins, certains partis europhiles affichent toujours leur volonté d’une adhésion helvétique à l’UE, au mépris des risques d’une perte de souveraineté et d’une dissolution de la démocratie directe dans le système juridico-politique européen. En cela, ces europhiles se font les complices des pressions de la Commission européenne, qui n’apprécie guère la résistance de son petit voisin. De quoi revenir sur l’histoire d’une relation houleuse.
Le 6 décembre 1992, le peuple suisse refusait, lors d’un référendum, l’adhésion du pays à l’Espace économique européen (EEE). Le destin européen de la Suisse, qui semblait déjà tout tracé, était interrompu brutalement par la démocratie directe. Le journaliste Guy Mettan, à l’époque favorable à l’adhésion, raconte dans son essai Le continent perdu. Plaidoyer pour une Europe démocratique et souveraine, paru récemment, la stupéfaction de nombreux Suisses ce jour-là : « Soudain, le rêve se fracassait contre la dure réalité de la démocratie. [Ce jour] a marqué les mémoires et sonné le glas des espérances de tous ceux qui, comme moi, rêvaient d’intégrer l’Europe en construction. » Bien que la demande d’adhésion de la Suisse à l’UE n’ait été retirée officiellement qu’en 2016, la votation de 1992 avait d’ores et déjà enterré cette perspective.
La Suisse et l’UE se sont alors engagées dans ce que l’on a appelé la « voie bilatérale ». Pour compléter l’accord de libre-échange conclu en 1972, des négociations ont été entamées en vue de signer des accords sectoriels. En matière d’agriculture, de recherche scientifique, en passant par le transport aérien et la lutte contre la fraude, de nombreux accords bilatéraux sont entrés en vigueur dans les années 1990 et 2000. Bien souvent, le peuple suisse a dû s’exprimer par voie de référendum pour valider ces accords.
Réussites et échecs de la voie bilatérale
La voie bilatérale a porté ses fruits. Elle a permis une collaboration étroite entre l’UE et la Suisse, sans que cette dernière doive renoncer à sa souveraineté. Cependant, la Commission européenne n’est plus satisfaite par cette solution aujourd’hui. Elle souhaite s’entendre avec la Suisse sur un accord institutionnel – dit « accord-cadre » – comme préalable nécessaire à la poursuite et la modernisation des accords bilatéraux. La Commission reproche à son partenaire suisse de profiter sans contrepartie suffisante des avantages du marché unique européen. L’accord-cadre pour lequel des négociations ont été entamées dans les années 2010 aurait dû consister en une intégration plus forte du système juridique suisse dans celui de l’Union. Si la Suisse a exclu une reprise automatique du droit de l’UE, la solution d’une « reprise dynamique » de ce droit a été évoquée dans les projets d’accord. Néanmoins, la compatibilité entre une reprise, même dynamique, du droit européen, et la démocratie directe pose de nombreux problèmes. Que faire lorsque la volonté du peuple suisse s’oppose au droit européen ? On se souvient de la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission européenne : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. »
On a pu constater par le passé que la démocratie directe suisse n’est pas du goût de l’UE. En effet, quand le peuple suisse a accepté l’initiative populaire intitulée « Contre l’immigration de masse » en 2014, la Commission européenne, en rétorsion, a décidé d’exclure la Confédération des programmes académiques européens « Horizon 2020 » et « Erasmus+ ». On se souvient également du député européen Daniel Cohn-Bendit affirmant au même moment : « Les Suisses reviendront à genoux parce qu’ils ont besoin de l’Europe ». Les pressions et les menaces ont été telles que le Parlement suisse a fini par alléger considérablement les revendications de l’initiative populaire au moment d’en formuler la loi d’application.
L’accord-cadre enterré
En 2021, après sept années de négociations, estimant que certaines « divergences substantielles » ne pouvaient être surmontées, l’exécutif suisse (le Conseil fédéral) a décidé unilatéralement de mettre fin aux discussions sur un accord institutionnel. Depuis, les relations Suisse/UE se sont compliquées. Les accords bilatéraux vieillissent et la Commission européenne n’entend pas en négocier de nouveaux en l’absence d’accord-cadre. De plus, la crainte de voir l’accès de la Suisse au marché intérieur européen restreint a de quoi inquiéter les milieux économiques du pays.
La fin des négociations sur l’accord-cadre a provoqué de vives réactions en Suisse de la part des partis politiques. Ces réactions peuvent donner une idée assez claire du paysage politique du pays en ce qui concerne la politique européenne. L’UDC (Union démocratique du centre), parti souverainiste de droite, s’est montrée ravie. Selon le parti, les relations avec l’Europe doivent être économiques, mais la défense de la souveraineté est prioritaire et implique de limiter au maximum les collaborations institutionnelles. Sur les ondes de la Radio Télévision Suisse (RTS), le président de l’UDC, Marco Chiesa, justifiait ainsi sa satisfaction face à la décision du Conseil fédéral d’enterrer l’accord-cadre : « Si l'agenda est d'avoir de bonnes relations avec l'Union européenne, des relations commerciales, on est prêts à faire cela. Le problème, c'est l'accord-cadre. Avec un accord institutionnel, ce n'est pas le peuple qui décide de son futur, mais les juges européens. » Quant aux deux grands partis du centre droit, le parti libéral-radical (PLR) et Le Centre (ancien Parti démocrate-chrétien), ils se sont montrés plus mesurés, sans doute parce qu’ils sont divisés sur le sujet : on trouve en effet dans leurs rangs des critiques, mais aussi des partisans d’un accord institutionnel avec l’UE. Les deux partis ont dit « prendre acte » de la décision du Conseil fédéral tout en le sommant de chercher au plus vite de nouvelles solutions pour revitaliser la voie bilatérale.
A gauche cependant, plusieurs partis ne cachent pas leur volonté explicite de faire adhérer la Suisse à l’UE. Cette adhésion figure même dans le programme du parti socialiste (PS), malgré quelques divergences dans ses rangs. Le parti écologiste (Les Verts) y est également favorable. Les socialistes rêvent d’une participation de la Suisse aux prises de décisions européennes, alors que les Verts estiment que le pays devrait prendre part à la construction d’une Europe dont il partage les valeurs. Les deux partis étaient donc totalement favorables à un accord institutionnel, sans que les risques qu’il aurait fait peser sur la démocratie suisse leur posent de problème.
Dernièrement, les europhiles suisses sont passés à l’offensive en lançant une initiative populaire baptisée « Initiative Europe ». Si 100'000 signatures sont réunies, le peuple suisse sera appelé à se prononcer sur ce texte. Une acceptation de l’« Initiative Europe » impliquerait l’obligation pour le Conseil fédéral de conclure rapidement un accord avec l’UE et une modification constitutionnelle contenant notamment ceci : « Le Conseil fédéral est libre d’ouvrir des négociations plus poussées visant un accord d’intégration de large portée, y compris des négociations visant l’adhésion à l’Union européenne ou à l’accord sur l’Espace économique européen. » L’adhésion n’est pas encore prête d’arriver, mais les tentatives pour y parvenir un jour sont nombreuses en Suisse, avec de nombreux soutiens. Un débat délicat se profile, qui demandera aux partis politiques de clarifier leurs positions dans un domaine où la souveraineté et la prospérité du pays sont en jeu.