Le président turc Recep Tayyip Erdogan (Centre) et les membres de son nouveau cabinet posent pour une photo lors de leur visite à Anitkabir, le mausolée du fondateur de la République turque Mustafa Kemal Atatürk, avant leur première réunion du cabinet à Ankara, le 6 juin 2023. Le président turc a dévoilé une nouvelle composition du cabinet le 3 juin après avoir remporté un second tour historique pour un troisième mandat. Photo : Adem ALTAN / AFP.
Réélection annoncée de Recep Tayyip Erdogan : en dépit d’une politique économique déconcertante annonciatrice d’un changement de paradigme géopolitique et stratégique de la Turquie ?
La réélection du président Recep Tayyip Erdogan semble attendue – au deuxième tour de l’élection présidentielle qui se déroulera le 28 mai - en dépit d’un bilan économique plus que contrasté. Après un premier tour organisé le 14 mai où le Président sortant a recueilli 49%,5 des voix, il semble en effet a priori difficile pour son principal opposant, Kemal Kiliçdaroglu, de combler l’écart de plus de 4 points qui a été constaté au premier tour.
Pour autant, on peut raisonnablement s’interroger sur l’issue de ce scrutin tant le bilan économique du Président Erdogan qui assume cette fonction depuis 2014 (après avoir été premier ministre de 2003 à 2014) est aujourd’hui contestable.
Une hyperinflation par nature incontrôlée et un effondrement de la livre turque face aux principales devises, sont les principaux maux dont souffrent l’économie turque ce qui ne va pas sans affecter directement sa population. Le taux officiel de l'inflation était d'environ 50% au mois de mars 2023 (sur 12 mois), après avoir atteint un pic de 85% au mois d’octobre 2022 (toujours sur 12 mois). Certains groupes d’économistes indépendants considèrent même que ces taux, calculés par les autorités gouvernementales, seraient en fait sous-évalués : ils évoquent une inflation d’environ 112% en moyenne (sur 12 mois) au cours de l’année 2022.
Un tel taux d’inflation contraste avec le taux d’inflation qui était celui de la Turquie entre 2004 et 2016, soit environ de 8,2% en moyenne, selon la Banque Mondiale.
Cette hyperinflation a eu pour effet de provoquer l’effondrement de la livre turque, notamment face au dollar et face à l’euro. Entre 2013 et 2022, sa valeur a chuté d'environ 90% et le pouvoir d’achat des turcs se détériore un peu plus chaque jour. La population est frappée par la hausse des prix qui est chaque jour plus forte que l’augmentation des salaires et des rémunérations. Il devient désormais commun de rencontrer des travailleurs turcs qui n’hésitent plus à cumuler plusieurs emplois, lorsque cela est possible, pour pouvoir arriver à survivre dans cet environnement économique hyper inflationniste qui leur est de plus en plus hostile.
Le renforcement des pouvoirs entre les mains du Président – par voie de modification constitutionnelle – après la tentative de coup d’Etat réprimée de 2016, a certainement été un facteur amplificateur de la mauvaise gestion de la crise.
En effet, le chef de l'Etat – devenu tout puissant, s’est obstiné de manière déconcertante à faire baisser les taux directeurs de la Banque centrale turque, contre l’avis de nombreux économistes au cours de l’année 2022.
Cette politique monétaire qui se veut accommodante, en période de choc d’offre à caractère inflationniste - alors que l’économie turque n’est pas une économie dominante si l’on prend en considération son poids relatif dans le PIB mondial, a eu pour effet direct d’accélérer l’inflation, notamment en raison du renchérissement des produits importés – qu’ils soient consommés directement ou incorporés au coût de revient des produits fabriqués en Turquie – dont certaines matières premières et énergétiques.
L’histoire économique nous apprend qu’une telle politique ne peut fonctionner que lorsque l’économie d’un pays est suffisamment autonome – ou indépendante des importations de produits étrangers - et que la force de sa propre devise nationale est assurée par le poids relatif de son économie dans le PIB mondial. C’est ce que les Etats-Unis ont pu faire, au cours de diverses périodes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, grâce à la suprématie de leur économie et la prééminence du dollar dans les transactions internationales.
Pour autant, les Etats-Unis par l’intermédiaire de la FED, tout comme l’Union Européenne par l’intermédiaire de la BCE, ont font le choix inverse d’augmenter progressivement les taux d’intervention de leurs banques centrales sur les marchés monétaires depuis le début de l’année 2022 et ce, en vue d’enrayer les tensions inflationnistes croissantes.
Le fait que la Turquie ait décidé – contre toute attente - une politique monétaire de baisse de ses taux d’intérêts directeurs - à contrepied de celles adoptées, depuis environ deux ans, par les Etats-Unis et l’Union Européenne, avec lesquels il y a traditionnellement beaucoup d’échanges commerciaux – a été un facteur substantiel d’aggravation de la dépréciation de la Livre turque et d’accélération de l’hyperinflation en Turquie.
Cette politique monétaire qui est déconcertante pour de nombreux économistes – est le fait du choix du seul chef de l’Etat qui est plus que jamais autocrate.
Or ce choix de politique monétaire peut paraître troublant dans le contexte d’une hyperinflation qui résulte initialement d’un choc d’offre provoqué par le renchérissement du coût - payé en devises étrangères - des produits importés, notamment liés aux énergies fossiles et aux composants industriels.
Tout cela serait illogique sinon incompréhensible… sauf si l’on devait préparer un changement de paradigme au niveau stratégique et géopolitique ?
Il convient de rappeler que le groupe d’Etats que l’on appelle désormais les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) – qui se veut concurrent du G7 – a pour ambition, tout en affichant un objectif géopolitique de multilatéralisme, de s’affranchir de la prééminence du dollar et de l’influence des pays occidentaux dans le cadre du développement de leurs relations économiques et monétaires. Ils ont pour objectif notamment de réaliser des transactions commerciales libellées dans leurs devises nationales et de privilégier le yuan chinois plutôt que le dollar américain pour régler les factures de leurs importations.
La Russie, la Chine et le Brésil ont en particulier conclu des accords spécifiques visant à régler prioritairement leurs importations en yuans plutôt qu’en dollars.
Depuis le début du conflit en Ukraine, 19 Etats ont soumis leur demande d’adhésion aux BRICS et d’autres ont déclarer s’y intéresser et vouloir partager l’objectif de « dédollarisation » au moins partielle de leurs échanges commerciaux. Le prochain sommet des BRICS - qui doit se tenir en Afrique du sud les 2 et 3 juin prochains - devra statuer sur des demandes d’adhésion de nouveaux Etats membres qui sont en cours de traitement.
A cet égard, la Turquie – comme d’autres pays du proche orient et du moyen orient, dont l’Algérie, l’Iran, la Syrie et l’Arabie Saoudite – a déclaré être intéressée par une adhésion au groupe des BRICS.
Il est certain que cette volonté d’adhésion aux BRICS, apparemment affichée par la Turquie – tout comme le rapprochement avec la Russie, initiée au cours de la dernière décennie – semble révéler un changement annoncé de paradigme géopolitique et stratégique de la part de l’Etat turc.
Ce changement stratégique et géopolitique semble faire écho au refus réitéré de la part les Etats européens de voir la Turquie adhérer à l’Union Européenne (même si officiellement la candidature turque n’est pas définitivement rejetée). Il puise aussi certainement ses fondements dans la doctrine - d’obédience islamiste - du parti au pouvoir en Turquie – et dont les chefs se réjouissent en coulisse de l’éloignement des perspectives d’une occidentalisation plus avancée du pays. Le credo de l’AKP au pouvoir n’a-t-il pas été - au cours de deux dernières décennies - la réislamisation de la Turquie ?
Alors comment ne pas s’interroger sur les raisons qui conduisent désormais le Président Erdogan à mener une politique monétaire qui devra inéluctablement conduire les acteurs économiques turcs (consommateurs et entreprises) à limiter progressivement leurs relations commerciales avec les pays occidentaux - du fait de la dépréciation mécanique de la Livre turque par rapport au dollar et à l’euro – et à développer des flux commerciaux alternatifs avec les BRICS, dont au premier chef la Russie et la Chine ?
Quand on sait qu’un certain nombre d’Etats, notamment africains, ont officiellement décidé d’un commun accord avec la Chine, de mettre en œuvre une parité de changes fixes entre leurs propres devises nationales et le yuan chinois, pourquoi ne pas imaginer qu’une Turquie - où le Président Erdogan serait réélu dimanche prochain – ne soit pas tentée de faire la même chose afin de mieux s’affranchir d’une dépendance économique et monétaire à l’égard des Etats-Unis et de l’Union Européenne ?
Dans ce contexte, les choix apparemment singuliers de politique monétaire, qui ont été faits par la Turquie, pourraient retrouver du sens, ce qui donnerait un éclairage particulier et mettrait en perspective, avec encore plus d’acuité, la préparation du changement de paradigme géopolitique et stratégique auquel on est en train d’assister.