Francis Fukuyama. Photo : Astrid Stawiarz/Getty Images pour la Fondation Leakey/AFP/Getty Images.
Une lettre adressée au Président américain Biden, en date du 3 mai 2023, signée par un aréopage assez hétéroclite de personnalités américaines. Des anciens ambassadeurs en Russie, en Syrie et en Algérie, aux Pays-Bas y ont pris part. On note la contribution de Madame Stéphanie Williams qui a œuvré en Libye dans le cadre des Nations Unis avec le succès que l’on connait.
Comme il se doit dans de pareils cas, des lobbymans, des représentants de Think Tanks ayant été du côté de la guerre en Irak, se sont joints aux signataires. On remarquera bien sûr, les habitués des affaires tunisiennes à Washington, Jacob Welles ancien ambassadeur à Tunis et Jeffrey Feltman qui fut tellement présent durant la rédaction de la constitution tunisienne de 2014 que certaines « mauvaises » langues avaient qualifié le défunt « texte fondamental » de 2014 de « Charte Feltman ».
Deux enseignants de Stanford complètent cette liste, Larry Diamond spécialiste de la « Global Democracy » et surtout Francis Fukuyama dont la présence a attiré notre attention, ne lui connaissant pas quelques tropismes tunisiens.
Des errements de l’interventionnisme pour fins de démocratisation gravés dans le texte
Cette lettre résume toutes les contradictions américaines dans ce qu’il convient de qualifier « d’interventionnisme » de transformation des régimes politiques étrangers sous prétexte de leur démocratisation. Une pratique qui s’est installée au début des années 2000 sous la férule de l’administration G.W. Bush et accentuée par l’administration B. Obama. Mais la doctrine de « l’interventionnisme démocratique » a été formulée bien antérieurement aux attaques du 11 septembre 2001. Durant le second mandat Clinton, certains « papiers » circulaient à Washington sur la nécessaire transformation du monde arabe pour l’adapter à la nouvelle donne post-soviétique et post-guerre froide.
Sans surprise, le texte de la lettre du 3 mai 2023 cible l’actuel pouvoir tunisien. Elle décrit de façon orientée le processus dans lequel est entrée la Tunisie depuis 2021. Processus qui n’est pas exemplaire, comme ne l’a jamais été la période précédente 2011 -2021.
Cette décade a montré que non seulement les processus de démocratisation depuis l’extérieur n’ont réussi que dans la sphère occidentale et que leur réussite reste mitigée y compris et surtout, dans le cas des pays de l’est européen (Pologne, Hongrie, Bulgarie, Roumanie).
Ces processus de démocratisation ont échoué dans le monde arabe à cause de l’islam politique et de sa totale incompatibilité avec l’esprit de la démocratie comme philosophie et comme pratique. C’est à notre sens le facteur déterminant d’échec. En témoignent d’ailleurs les lourdes dérives turques, la situation de tous les pays du Moyen-Orient riche, y compris le Qatar, l’allié stratégique des Etats-Unis, qui non seulement n’a jamais été exemplaire en matière de démocratie, s’est trouvé mêlé à une affaire de corruption au sein du parlement européen, sans évoquer les droits de l’homme et la liberté d’expression. Trois points noirs qui auraient été suffisants à n’importe quel autre Etat pour intégrer la liste américaine de pays prédateurs des libertés démocratiques. Mais le Qatar est un Etat supplétif et un point d’appui financier pour des « entreprises politiques » en Afrique du Nord, dans la bande sahélo-saharienne, en Afghanistan et au Moyen-Orient. Aux yeux de Washington, cela suffit à mettre l’Emirat gazier en dehors de tout questionnement démocratique.
Les cas du Qatar et de la Turquie prouvent d’ailleurs que les « indignations américaines » sont très sélectives, celles-ci, s’abattent essentiellement sur la Tunisie, avec une certaine régularité et un certain acharnement, notamment de la part des membres du congrès et de la part des habitués des cabinets de lobbying washingtoniens payés par le Parti Ennahdha, comme le Cabinet Burson & Marsteller, devenu depuis peu BCW. La présence à Washington du membre d’Ennahdha, frère musulman, Redhouane Masmoudi, très actif auprès des démocrates du Congrès ne serait pas étrangère à cet activisme.
Une lettre qui élude le bilan des frères musulmans à la tête de la Tunisie
Dans la lettre à Monsieur Biden, bien sûr, les signataires n’ont pas pris la peine de dresser un bilan de la situation qui prévalait entre 2011 et 2021. Ce bilan se décline en quelques phrases lapidaires : une destruction quasi-totale de l’Etat et de l’économie tunisiens, au moins 9000 terroristes tunisiens envoyés commettre des crimes de guerre en Syrie alors que le parti Ennahdha était au pouvoir et avec son consentement, sinon son action active. Spécifiquement environ 9000 mercenaires-djihadistes ont été envoyés depuis la Tunisie, en Syrie, entre 2011 et 2014, soit environ 1800 par an et une moyenne de 150 terroristes enrôlés par mois. Outre les crimes de guerre commis en Syrie, certains des revenants, ou leurs relais ont perpétré des actions terroristes en Tunisie. Le terrorisme, n’a pas disparu malgré la mainmise des islamistes sur le pays. En témoigne l’attentat qui vient d’être perpétré à Djerba contre la Synagogue de la Ghriba, fruit d’années d’infiltrations de l’islamisme djihadiste au sein des forces de police et de la garde nationale tunisiennes.
Les signataires ne semblent pas avoir remarqué aussi que des terroristes, en lien avec l’islam politique tunisien, ont participé à la majeure partie des attentats islamistes en Europe, spécifiquement en France et que ces terroristes avaient pour la plupart des liens directs avec le parti présenté comme le pivot d’un projet de démocratisation tunisienne par les Etats-Unis et par l’Union Européenne : Ennahdha.
Les signataires ne semblent pas avoir remarqué non plus qu’entre 2011 à 2021, sous le règne de l’islam politique, la Tunisie a été enrôlée dans les mafias de l’immigration clandestine subsaharienne, liées aux milices libyennes islamistes et aux réseaux terroristes subsahariens. Cette immigration déstabilisatrice a submergé l’Afrique du nord et le sud de l’Europe, dont l’Italie, membre de l’OTAN et pivot du dispositif otanien en méditerranée.
La lettre du 3 mai 2023, demande l’arrêt de l’aide américaine à l’armée tunisienne, à la justice et aux forces de police. Elle recommande à l’administration Biden de ne pas aider la Tunisie à obtenir l’aide du FMI.
Il est du droit des américains de stopper toute aide à n’importe quel pays. L’argent du contribuable américain, doit d’abord servir les américains eux-mêmes. Ceci ne devait souffrir d’aucune remise en question. Mais présenter les aides additionnelles dont a bénéficié la Tunisie depuis 2011 comme une faveur ou comme un outil de transformation structurelle des forces armées ou de la police est tout simplement faux.
En effet, les coûts de la sécurité en Tunisie étaient plus faibles avant 2011 en raison de la grande stabilité du pays. Entre 1986 et 2011, la Tunisie n’a connu que quatre actions terroristes toutes liées à l’islam politique, toutes très localisées, dont une venait d’Algérie, à proximité directe de la frontière. Les ratios attentats-coûts de la sécurité deviennent exponentiels et concomitants à l’intervention occidentale en Libye, sous prétexte d’exportation de la démocratie, à laquelle l’administration Obama a activement participé. Le terrorisme s’est implanté durablement en Tunisie à la faveur de la prise du pouvoir par les islamistes en Tunisie et en Libye.
L’intervention occidentale en Libye a eu d’autres dramatiques conséquences pour la Tunisie. C’est ainsi que toute l’économie du sud de la Tunisie a été détruite avec l’apparition des mafias aux frontières, et de vagues migratoires subsahariennes menaçant la stabilité sociale et politique de la Tunisie et simplement la pérennité du pays qui menace de devenir une Somalie de l’Afrique du Nord en raison du flux de migrants subsahariens passant par l’Algérie et la Libye (poussés vers la Tunisie par ces deux pays).
Soulignons par ailleurs, que l’aide américaine à l’armée tunisienne ne vise pas à procurer à la Tunisie une parité stratégique avec des Etats limitrophes mais juste à l’aider à combattre un terrorisme exclusivement islamiste qui ne comporte qu’une composante interne exclusivement liée à Ennahdha et les partis liés à l’islam politique tunisiens pourtant promus depuis 2003 comme interlocuteurs de Washington et de Londres.
Faut-il rappeler aux signataires de la lettre à Biden, que durant la période dite du « printemps démocratique » le niveau de vie, la sécurité au quotidien, la sécurité physique des personnes, durant la période d’avant 2011 étaient largement meilleurs que ceux connus par les tunisiens depuis 2011.
Autrement dit, les dividendes de la démocratie inclusive défendue par les thuriféraires de la « global democracy » sont pour les douze millions de tunisiens fictifs, en revanche les impacts négatifs se sont accentués d’année en année et vont très certainement s’accentuer car ils croisent désormais des facteurs nouveaux comme la montée vers le nord des instabilités subsahariennes qui se sont exportées en Tunisie à la faveur de la destruction de l’Etat tunisien et par l’arrivée massive d’ONG étrangères qui se sont immiscées dans la gestion du régalien et des frontières du pays.
La période entre 2011 et 2023 a vu 22% de la population passer sous le seuil de pauvreté (Chiffres de la Banque Mondiale). Le processus « démocratique » tunisien cité en exemple à l’extérieur a détruit le cadre de vie des tunisiens, a détruit l’Etat post-colonial que les rédacteurs de la lettre à Biden se permettent encore d’ériger en rempart contre un futur alignement sur la Chine, tout en aidant à sa destruction en se portant au secours de l’islam politique.
Outre ces omissions manifestes dans cette lettre et la liberté qu’elle prend avec les vérités historiques, ce qui interpelle le plus, c’est la présence de Francis Fukuyama dans cette assemblée hétéroclite de défenseurs de l’islam politique.
Entre 2015 et 2019, suite à de multiples invitations et interviews, l’auteur de la « fin de l’histoire » avait commis un diagnostic de la situation tunisienne en essayant avec beaucoup de peines d’ailleurs, à tisser un lien entre la situation économique de la période 2011 à 2019 et le processus politique qu’il dépeignait de façon assez approximative, voir schématique.
Ce qui semble avoir échappé à M. Fukuyama, c’est le lien direct entre dégradation économique et la présence de l’islam politique au pouvoir. Ce dernier a mis en place un processus de pillage de l’économie et du pays, par une économie parallèle, à forte composante mafieuse, liée à des entrées illégales de produits, dont certains proviennent de Turquie, qui culmine sous le règne de M. Ghanouchi à plus de 60 % du volume de l’activité économique.
Mais ce qui surprend dans les analyses de la situation tunisienne par Francis Fukuyama, c’est non seulement la platitude des remarques, mais surtout les comparaisons totalement infondées. Telles les interviews données à la revue Managers du 18 janvier 2019, comme celles de 2017 ou de 2018, outre la méconnaissance totale de la situation tunisienne, avec une comparaison entre l’Etat-providence des pays européens riches et les maigres moyens que l’Etat tunisien postindépendance avait mis dans la santé, l’éduction et les rares services publics. La mise en parallèle que commettait M. Fukuyama ne tient pas dans l’esprit. La place et le rapport à l’Etat, les volumes d’intervention, les réalités sociales, etc., des facteurs dont ne semble pas s’encombrer l’auteur de la Fin de l’histoire. Aucune comparaison n’est possible entre un pays comme la Tunisie et des pays européens riches et prospères.
Ce point précis nous a lourdement interpellé, car il renseigne sur la pensée profonde des défenseurs des interventionnismes de démocratisation, ou ce que certains appellent des printemps, tant dans leur versant à l’Est que dans leur versant arabe, quasi exclusivement tunisien d’ailleurs. Généralement abrité par le volet politique, le versant économique est occulté, il ne se donne à voir que des années après l’effondrement de l’Etat antérieur.
D’un point de vue économique, le modèle défendu par les tenants de l’ingérence aux fins de démocratisation est celui du moins d’Etat, de la limitation de ses interventions, de la privatisation de ce qui relève des services qui ont permis jusqu’alors de limiter l’impact de la pauvreté et l’absence de ressources : santé, éducation, infrastructures, aides aux plus pauvres.
Pire encore, ce qui est défendu par les membres de cet aéropage, c’est aussi le transfert de certains pouvoirs d’Etat vers des structures paraétatiques, associatives, vers des ONG, y compris dans le cas de la gestion des frontières, de l’immigration, des réfugiés et même par certains égards le système carcéral, y compris dans le cas du traitement pénitentiaire du terrorisme. Ce fut d’ailleurs une des plaies dont a souffert la Tunisie lorsque Ennahdha générait le système judiciaire tunisien, qui fut un des bras séculiers d’envoi de djihadistes en Syrie et ailleurs durant la décennie noire (2011/2021).
Ce modèle a été imposé à la Tunisie, a abouti à la balkanisation du régalien, à l’installation de systèmes quasi mafieux à travers l’associatif financé sur fonds étrangers venant des pays du Golfe, notamment les associations cultuelles, bras séculier d’un système « frériste » qui a enrôlé des terroristes et qui a participé à la destruction du système éducatif en Tunisie.
M. Fukuyama a insisté sur la nécessité de démanteler un certain nombre de structures qui faisait de l’Etat tunisien un Etat relativement efficace surtout lorsqu’on compare la période qui va de 1956 à 2011 à la période qui va de 2011 à 2023 tant sur le plan économique, social, éducatif que sur le plan sécuritaire. Sur un plan social, le modèle antérieur à 2011 a permis l’émergence d’une classe moyenne et une relative stabilité, dans le cadre d’un pays avec des frontières sures et sécurisées.
De fait, si la Tunisie a pu obtenir quelques bons indicateurs, c’est en raison de la présence d’un Etat et d’un embryon de services publics que Monsieur Fukuyama a critiqué, au nom de l’efficacité « démocratique » dans nombre de ses interviews sur la Tunisie. Mais force est de constater, que le processus de démocratisation a détruit cet Etat au point que tous les indicateurs qui faisait la réussite tunisienne se sont effondrés.
Ainsi, à partir de 2011, les taux de scolarisation des filles ont dramatiquement chuté, le taux de présence des femmes dans l’activité économique s’est effondré, la criminalité économique et les phénomènes mafieux ont explosé, le taux de pauvreté a exposé dans le pays, le chômage connait une ascension jamais égalée. Sous le règne de l’islam politique tous les indicateurs sociaux du pays ont viré au rouge.
Douze ans après le fameux printemps, le pays est au bord de l’effondrement dont les signes ont commencé à se voir dès la prise de pouvoir par les islamistes d’Ennahdha en 2011, plus de 100 000 cadres ont quitté le pays, à titre de comparaison, en dix ans de guerre civile, l’Algérie n’a vu que 90 000 cadres quitter le pays, sur un total de population d’environ 35 millions pour l’époque, quand la Tunisie ne compte que 11 millions.
Le paradoxe est de voir les ingérences démocratiques justifier leur interventionnisme au nom de la réussite d’un modèle antérieur qu’elles ont voulu abattre sans avoir la possibilité de lui substituer un meilleur modèle. Le paradoxe c’est d’occulter de la situation actuelle des pays dits des « printemps » quand celle-ci est une conséquence des ingérences extérieures éminemment destructrices.
Pourtant, les tenants de l’ingérence démocratique n’ignorent pas l’échec des transferts de modèles et on peut espérer qu’ils sont conscients que les conséquences de cet échec sont irréversibles, y compris dans des beaucoup plus riches que la Tunisie. L’Irak est d’ailleurs une paroxystique mais une juste illustration.
Le paradoxe veut que ce soit en raison de la réussite de son modèle de la période post coloniale (1956 – 2010) que la Tunisie a été envisagée, dès le second mandat G.W. Bush comme un lieu possible à partir duquel on pourrait envisager « une démocratisation du monde arabe » à faible coût.
Choisie comme laboratoire, en raison de certains indicateurs (étendue de la classe moyenne, place des femmes, taux d’alphabétisation, etc.), la Tunisie a été le lieu d’une expérimentation à faible coût stratégique qui a détruit le peu de réussite.
Ecrire une adresse à un président, pour faire croire à un paradis démocratique en Tunisie soudainement balayé par un démiurge est un tout simplement faux. Le régime de Monsieur Saeid n’est qu’une suite logique du basculement de 2011 et dont l’évolution a été la résultante d’une série d’ingérences afin d’imposer depuis l’extérieur un accommodement local avec les frères musulmans dans le cadre d’un concordat mondial avec l’islam politique érigé en une troupe supplétive dans « certains théâtres », notamment en Syrie. D’ailleurs, Ennahdha a été le parti qui a non seulement justifié mais aussi mis en place un processus d’enrôlement et d’envoi de djihadistes vers la Syrie. C’est pour avoir rendu un tel service que la Tunisie a été livrée à la nébuleuse islamiste en guise de récompense.
Plaider le retour d’une telle expérience comme semble le souligner la lettre adressée à M. Biden est d’ores et déjà dévastateur pour l’idée démocratique en Tunisie et bien plus pour la perception des Etats-Unis dans ce pays et dans le reste du monde.