Les chercheurs égyptiens- et d’autres de nationalités différentes- se sont préoccupés par les mouvements islamistes qui usent des idées religieuses pour justifier leurs objectifs politiques et vont jusqu’à confondre, dans leurs discours politiques entre les préceptes religieux stables et les visées politiques variables. Ils se sont proposés de suivre les idées qui servent de base à leur propagande et de dévoiler leurs buts et objectifs. Le résultat en est des centaines d’ouvrages et de recherches dans plusieurs langues d’autant plus que ces mouvements ont joué leur rôle dans les émeutes arabes et leur accession au pouvoir dans plus d’un pays avant qu’ils n’essuient la défaite et la régression ultérieure de leur pouvoir.
J’ai suivi ce phénomène et me suis voué à l’étudier dans les années 70 du siècle dernier. J’ai publié deux ouvrages en anglais qui portent comme titre : « L’islam et le pouvoir », publié à Londres en 1981 et « La ressuscitation islamique dans le monde arabe » publié en 1982 à New York. Et, avec la poursuite d’un tel intérêt, j’ai consulté la plupart des études autour de ce sujet ; comme j’ai suivi l’évolution des idées de leurs auteurs d’un livre à un autre.
De ces nombreux auteurs, je ne connais personne qui a poursuivi ces mouvements avec ardeur et persévérance plus que monsieur Abdel Rahim Ali : il a non seulement rédigé des dizaines de livres, de recherches et d’articles à ce propos mais a fondé également un centre spécialisé pour poursuivre de près les nouvelles et les activités de tels mouvements et analyser leurs connotations. Il a vaqué à cette tâche pour plus d’un tiers de siècle. C’est pourquoi, ce fut, pour moi, une grande surprise de consulter les sept volumes qui embrassent l’œuvre complète de l’auteur.
L’intérêt voué à ce sujet par l’auteur émane- comme indiqué dans l’introduction de l’œuvre, de son expérience de vie directe et de ce qu'il avait vu, jeune, de mutations radicales dans sa ville natale « Minieh » qui ont catalysé des idées conservatrices au départ pour se transformer plus tard en idées rigoristes puis violentes et se terminer par d’autres sanglantes à leur phase finale. Un grand nombre de jeunes ont fait pousser leurs barbes et ont porté de courtes jalabeyahs blanches et ont cherché à imposer leurs idées à la société sans qu’ils ne soient entravés dans leur démarche ni conseillés par quiconque. Bien plus, certains responsables locaux ont adopté leurs idées jusqu’à même les complimenter.
Cette expérience directe acquise par les actes et paroles des mouvements islamistes a fait naître dans l’esprit de l’auteur la conscience profonde que l’objectif de tels mouvements est d’imposer leur maîtrise et leur suprématie sur le gouvernement même si ce but recherché ne les privait pas de manier des périodes de calme temporaire avec le gouvernement, le cas échéant. Il a exprimé tôt cette pensée dans ses deux ouvrages : « Le risque de la transaction conclue entre le gouvernement et les groupes de violence » (2000) et « Le grand pari, l’initiative de l’arrêt de la violence entre le pari du gouvernement et le groupe islamiste » (2003) où il a critiqué la croyance de certains que ces groupes pourraient changer leurs principes de base ou leur credo qu’ils sont les seuls à représenter l’Islam correct.
Ces volumes portent sur les divers aspects des recherches de Dr. Abdel Rahim Ali. Nous y trouvons des livres sur « l’Islam et la liberté d’opinion et d’expression » (2004), « Les fatwas des Frères musulmans et la crise du courant de réforme des soixante-dix ans » (2005), « Des extraits du journal des Frères musulmans : La communauté entre El- Banna et Badie » (2007), « Les Frères musulmans, lecture des dossiers confidentiels » (2013). Ses livres sont passés outre pour traiter des autres organisations identiques se trouvant en dehors de l’Egypte telles Hezbollah, Al Qaeda ainsi que les médias arabes et les questions du terrorisme.
En outre, ces livres ont porté également sur des questions épineuses et d’autres auparavant inexplorées. L’auteur s’y est référé aux livres des dirigeants des groupes terroristes ainsi que leurs journaux intimes. Il a eu même des entrevues instructives avec un grand nombre d’entre eux et a étudié des dossiers importants tels les relations entre les Frères musulmans et les Etats Unis, leurs positions vis à vis de la violence, de la liberté de croyance et le droit des non-musulmans à pratiquer leurs dogmes religieux, le rôle du système particulier qui était l’aile militaire du groupe, la naissance de l’Organisation internationale et son évolution, la domination du groupe par les idées de Sayed Qutb qui sont la source de toutes les idées des autres groupes extrémistes.
J’aimerais m’arrêter à ce stade devant deux livres : le premier, le livre des Frères musulmans, qui compte près de 400 pages et qui relève tous les bouleversements et les coups d’Etat qui ont caractérisé les positions des Frères musulmans avec toutes les forces politiques et comment elles se sont manifestées au départ par des relations de coopérations pour virer plus tard en direction de l’hostilité vis à vis du palais, du parti Wafd et des partis minoritaires ainsi que les contacts du groupe des Frères musulmans avec les Anglais et l’ambassade américaine au Caire et ses tentatives de coopérer avec elle en vue de lutter contre le communisme. Les détails de ces contacts se trouvent dans les documents de l’ambassade américaine au Caire diffusés en 1993 et qui confirment des entrevues entre des membres de son personnel au Caire d’une part et Hassan Al Banna, seul, d’autre part et parfois en compagnie avec d’autres membres du groupe.
Ces branle-bas se sont poursuivis avec la révolution du 23 juillet 1952 qui a commencé par la coopération et le rapprochement pour se terminer par des ondes de choc avec le président Gamal Abdel Nasser. L’Organisation a tiré ensuite profit du décret présidentiel de Sadate qui a accordé la grâce présidentielle à certains de ses membres, pour se ressusciter et imprimer un élan aux idées et aux groupements islamistes telles Al-Gama'a al-Islamiyya et le Djihad. Cette époque a été clôturée par l’assassinat de Sadate. Celle de Moubarak vit une accélération de l’infiltration des éléments de Al-Gama'a al-Islamiyya et l’emprise exercée contre les mutuelles estudiantines, les syndicats des membres du corps enseignant universitaire et les autres syndicats professionnels. L’auteur a mis l’accent, dans son analyse, sur le comportement paradoxal du groupe des Frères musulmans dont les dirigeants revendiquent la démocratie alors qu’ils contestent toute pratique démocratique à l’intérieur de leur formation basée sur le principe de l’obéissance absolue et aveugle et de la clandestinité.
Dans le deuxième livre intitulé « Les Fatwas », l’auteur a tablé sur les avis religieux publiés dans la revue « Da’wa », l’organe du groupement lors de l’époque des années soixante-dix du siècle dernier, vis à vis des questions des coptes, de la démocratie, de la femme et de l’art et qui a dévoilé un autre visage des Frères musulmans différent de celui tracé par les déclarations officielles et les articles de presse.
En somme, j’ai écrit cet article non pour célébrer la réédition de ces volumes mais également pour tirer la sonnette d’alarme au sujet du danger qui nous guette toujours. A vrai dire je suis de ceux qui croient dur comme fer que nous confrontons toujours les idées reliées à l’extrémisme, à la violence et à l’intolérance. Si les forces armées et la police ont réussi à asséner un coup dur aux organisations terroristes, il faut dire que les idées qui génèrent et parrainent de telles organisations sont toujours ancrées dans les esprits d’une tranche importante de notre société.
Article publié au quotidien « Al-Ahram » en date du 4 juin 2023