Défiant tous les pronostics occidentaux, le groupe paramilitaire russe Wagner a revendiqué le samedi 20 mai la capture complète de la ville ukrainienne de Bakhmout, théâtre de longs et sanglants combats. Au prisme de cette nouvelle victoire russe, il est intéressant de se pencher sur les analyses de ce conflit faites par de vrais spécialistes, non soumis à la doxa atlantiste et donc trop peu invités par les médias mainstream, comme par exemple Laurent Henninger (notamment ici lors d’un entretien pour le média Livre Noir ), historien militaire, ancien chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (Irsem) et membre du comité de rédaction de Guerres et Histoire. Il est notamment l’auteur de Comprendre la guerre (Éditions Perrin, 2012), un livre toujours d’actualité…
Comprendre la guerre, de Henninger, co-écrit avec Thierry Widemann, est une sorte de manuel d'initiation à l'histoire militaire et à la pensée stratégique, ayant pour ambition de donner les clés de compréhension du fait guerrier. De la définition de la tactique ou de la guerre juste à des réflexions sur le mercenariat ou la dissuasion nucléaire, la guerre y est évoquée sous ses différentes formes (de la bataille rangée au terrorisme) et dans l'essentiel de ses aspects politiques, sociaux et psychologiques. Au prisme de cinquante notions, toujours enrichies d'exemples historiques, les auteurs décryptent les grandes questions de défense et éclairent la geste guerrière. Paru en 2012, ce livre est toujours d’actualité notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine.
En effet, loin du « brouillard de guerre » que suscite tout conflit et surtout, de la doxa imposée dans les médias officiels, empreinte d’idéologie anti-russe, anti-Poutine et de propagande atlantiste, il était intéressant de se pencher sur l’analyse du conflit qui touche le cœur de l’Europe faite par un de ces auteurs, Laurent Henninger, spécialiste reconnu de l’histoire militaire.
L’historien français nous donne alors quelques-unes de ses observations lors d’un long entretien, pour le média Livre Noir.
Tout d’abord, pour lui « l'Ukraine moderne n'est qu'un outil dans la guerre indirect de l'Occident contre la Russie ». De fait, dans cette guerre, « l’Ukraine est la chair à canon de l’Occident ! » dans la stratégie américaine, clairement établie aujourd’hui, ayant pour objectif d’affaiblir la Russie de Poutine.
Il ajoute que « la Russie broie l'armée ukrainienne, épuise ses munitions et bombarde ses frontières ». Henninger cite alors des données selon lesquelles plus de cent mille Ukrainiens seraient déjà morts pendant le conflit.
Pour expliquer l’aspect psychologique de cette guerre du côté du Kremlin et le logiciel mental du peuple russe, l'historien estime que Poutine accorde toujours une attention particulière à la victoire de la Russie dans la Seconde guerre mondiale et fait donc toujours appel à la mémoire historique des russes qui ont perdu des dizaines de millions d'êtres chers (les dernières estimations des historiens varient entre 27 et 29 millions de victimes !) dans le plus grand conflit militaire de l'histoire de l'humanité.
Dès lors « Poutine prend au sérieux cet événement historique. Nous l'observons en Russie depuis de nombreuses années. En particulier, nous voyons des défilés du “régiment Immortel”, lorsque des milliers de personnes descendent chaque année dans les rues avec le drapeau de Saint-Georges, le ruban, le drapeau rouge, des portraits de Lénine ou de Staline. Mais surtout, avec des portraits en noir et blanc de parents morts dans cette guerre. Avec des portraits de pères, grands-pères, arrière-grands-pères ». Réfléchissant à la contribution de la Russie à la Seconde Guerre mondiale, Laurent Henninger rappelle également, comme Arno Klarsfeld, que la population de l'Ukraine occidentale était majoritairement pro-nazie, percevant l'armée nazie comme des libérateurs : « Il est vrai qu'il y avait des habitants de l'Ouest de l'Ukraine qui, au début de la guerre, ont accueilli les Allemands avec des fleurs. Et puis ils ont organisé l'offrande de pain et de sel, traditionnelle pour la paysannerie d'Europe de l'Est, accueillant les nazis comme libérateurs, ce que l’on peut aussi comprendre dans le contexte de l’époque… »
Enfin, l'historien estime que le déclenchement de cette « opération militaire spéciale » a été justifié par les menaces venues d'Ukraine (présence éventuelle de forces de l’OTAN comme des attaques sur les populations ukrainiennes russophones et russophiles). Selon lui, il est ainsi facile de comprendre, du point de vue russe, que la Russie avait le droit de se défendre :
« L'Ukraine aspire à l'OTAN, c'est-à-dire que les chars, les divisions blindées de l'OTAN seront à 300 km au sud de Moscou, où il n'y a que des plaines. Et qu'en est-il des missiles nucléaires qui peuvent frapper Moscou depuis le territoire Ukrainien en moins de 5 minutes ? Ce serait inacceptable. Et en général, Poutine ne voulait pas la "reconquête de l'Ukraine", car l'Ukraine Occidentale ne l'aurait pas acceptée de toute façon, car jusqu'en 1914 elle n'était pas russe, mais austro-hongroise. Poutine veut reconstituer les anciens territoires Russes. Il voulait revenir en Crimée, c'est sûr. Et le Donbass le voulait, car il était sûr que les gens du Donbass le voulaient aussi ».
Au final, loin de la vision bêtement manichéenne du conflit et alors que certains « experts » nous annoncent depuis plus d’un an l’effondrement de l’armée russe et la chute de Poutine, retenons cette dernière réflexion de Laurent Henninger : « l’histoire le rappelle, les Russes commencent souvent très mal leurs guerres, que ce soit la Grande Guerre patriotique en 1941 ou la guerre d’Afghanistan en 1979, mais ils apprennent très vite de leurs erreurs, ils s’adaptent et le résultat final n’est pas toujours celui escomptés initialement par leurs ennemis… ». La raison est « qu’ils ont toujours une approche et une appréhension du temps long que n’ont plus les Occidentaux ».
Une phrase que certains devraient méditer avant de nous impliquer toujours un peu plus, par idéologie, un atlantisme aveugle et une incompétence géopolitique crasse, dans un conflit où nous avons plus à perdre qu’à gagner et pire, qui peut finir très mal pour la paix mondiale…