Les partisans du président turc et chef du parti Justice et Développement (AK), Recep Tayyip Erdogan, tiennent une pancarte avec le portrait du président sortant indiquant "président à nouveau président" lors d'un rassemblement électoral dans le quartier de Sultangazi à Istanbul, le 12 mai 2023. Le président turc Recep Tayyip Erdogan s'est préparé à rencontrer ses partisans inconditionnels le 12 mai 2023 pour montrer sa force durable face à son défi électoral le plus difficile de ses deux décennies de règne. Photo : OZAN KOSE / AFP.
Tigrane Yégavian, professeur de relations internationales à l’université Schiller, est membre du comité de rédaction de la revue de géopolitique Conflits et chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement. Nous l’avons rencontré juste après le premier tour des élections présidentielle et législatives afin de faire un point de la situation et de recueillir de ce grand spécialiste du monde turc et du Moyen-Orient, le scénario le plus probable pour le second tour de l’élection présidentielle qui semble déjà augurer de la victoire certes relative mais quasi certaine d’un néo-Sultan Erdogan qui n’a pas déclaré pour rien qu’il « respecterai les résultats quels qu’ils soient »…
D’après vous, qui êtes un fin connaisseur du Moyen-Orient, du Caucase et de la Turquie, M. R. Taiyyp Erdogan pourra-t-il remporter l’élection présidentielle lors du second tour du 28 mai 2023 ?
Erdogan peut très bien gagner le second tour de ces élections car, contrairement à son rival Kemal Kiliçdaroğlu il n’a pas épuisé son réservoir de voix. Il peut compter sur un transfert de voix du candidat ultra nationaliste d’origine azérie Sinan Ogan qui a recueilli 5% (2,8 millions de voix) et celui de la puissante diaspora turque d’Europe occidentale qui lui est majoritairement acquise. N’oubliez pas que sur les 64 millions de citoyens turcs inscrits sur les listes électorales, 3,4 millions votent à l’étranger... Parmi eux, 1,5 million – soit près de la moitié – se trouvent en Allemagne, ce qui place celle-ci loin devant la France (397 000 électeurs), les Pays-Bas (287 000), la Belgique (153 000), les Etats-Unis (134 000) et le Royaume-Uni (127 000). Lors de la précédente élection présidentielle, en juin 2018, R. T. Erdogan avait été réélu dès le premier tour avec 52,6 % des voix. Parmi les Turcs votant à l’étranger, il avait obtenu 59,4 % des voix. En Allemagne, il avait fait encore mieux, avec 64,9 % des suffrages exprimés.
Pensez-vous tout de même que les élections législatives et présidentielles du 14 mai dernier ont été largement truquées et fraudées comme l’ont dit maints membres des partis d’opposition, ceci bien que de nombreux citoyens turcs volontaires issus des partis d’opposition et même des observateurs étrangers soient venus observer en masse les élections ?
Des accusations de fraude sur les législatives en Turquie ont été émises par l'opposition. Des votes YSP seraient allés au MHP dans plusieurs bureaux. Des votes CHP ont été non comptabilisés… ce genre d’erreur arrive toujours, la question est de savoir dans quelle proportion. D’après mes informations, les partisans de l’AKP ont contesté certains résultats là où le CHP avait une confortable avance, mais dans l’ensemble, il n’y a pas lieu de constater des fraudes massives. La preuve étant que le scénario d’une victoire à la Pyrrhus de R.T. Erdogan avec un score à peine supérieur à 50% n’a pas eu lieu, ce qui aurait pu être contesté. Confiant en sa victoire au second tour, il a concédé ce ballotage, ce qui peut s’avérer être un signe que le scrutin a été démocratique.
Au-delà d’un éventuel trucage des élections, quelles ont été les éléments de succès réels et les secteurs de l’électorat séduits une fois de plus par les discours nationaux islamistes et populistes d’Erdogan ?
Les éléments de succès sont nombreux. R.T. Erdogan, après avoir opéré un virage à 180 degrés avec les Kurdes, poursuit sa dérive islamo-nationaliste en chassant sur les terres de l’extrême-droite. L’alliance avec le MHP ultra nationaliste et fascisant lui confère une confortable assise parlementaire qui lui garantira un nouveau mandat relativement stable. Les Turcs sont une nation d’amateurs de football, on ne peut pas gagner à tous les coups, et les revers d’Erdogan dans la gestion de l’économie ont certes eu un impact significatif, mais on oublie que, depuis une vingtaine d’années, lui et son parti ont « labouré » les esprits pour forger une nouvelle génération acquise à « l’islamo-nationalisme ». Cela en investissant massivement dans l’appareil éducatif religieux (par exemple les lycées imams hatips, dont il est lui-même issu). On devrait donc plutôt se méfier des commentateurs occidentaux séduits par une jeune génération de « Turcs blancs » croisés dans les métropoles d’Istanbul, Ankara et Izmir, et s’intéresser davantage à ce qui se passe dans le « pays réel » anatolien…
Le fait que le candidat kémaliste, Kiliçdaroğlu, soit de confession alévie et l’ai proclamé publiquement et qu’il ait été accusé d’être complice du PKK kurde terroriste en raison du soutien passif des kurdes du parti Congrès républicain des peuples envers sa candidature a-t-il été un atout pour Erdogan qui a utilisé à l’envi la stratégie du bouc-émissaire pour séduire le « turc sunnite lambda » non-kémaliste ?
L’ultranationalisme, l’exacerbation d’une turcité exclusivement sunnite ont accru la fracture entre les « vrais turcs » musulmans sunnites et les minorités de plus en plus inquiètes de cette dérive. Les Kurdes opposés à Erdogan ont bien compris le danger et ont décidé de rapporter dès le premier tour leurs suffrages au candidat du CHP issu de la communauté alévie. Le fait qu’un candidat kémaliste fasse sa déclaration de foi alévie devant les spectateurs a créé un précédent et une dynamique contradictoire. D’une part, il réalise un score hautement significatif, grâce notamment aux reports des voix des Kurdes, de l’autre il accentue la fracture socio-confessionnelle car, pour la base traditionnelle acquise à la synthèse turco-islamiste, il est tout simplement impensable d’accorder les pleins pouvoirs à un candidat issu d’une minorité honnie et hétérodoxe. C’est là l’erreur funeste de Kemal Kiliçdaroğlu que d’avoir voulu ignorer cette réalité. En l’espace de quelques décennies, la société turque s’est considérablement radicalisée, aussi bien en Turquie qu’au sein des communautés d’Europe, qui importent dans nos sociétés un communautarisme incompatible avec les valeurs du vivre ensemble de la République. Signe inquiétant : mis à part Marseille, qui a placé Kiliçdaroğlu en tête, on a noté un record de voix pour Erdoğan à Lyon, Clermont-Ferrand, Orléans, Mulhouse et Strasbourg. Les votes des consulats turcs de Bordeaux, Nantes et Paris sont de 2/3 pour Erdoğan.
Erdogan est-il sur le point de dépasser Atatürk, son pari fou ou ultra-ambitieux et mégalomaniaque presque clairement et assumé depuis 2013 ?
Erdogan est en effet en phase de gagner son pari. D’abord par la longévité de son règne, supérieur à celui d’Atatürk, le fondateur de cet État qui s’est érigé sur le cadavre des peuples chrétiens autochtones d’Anatolie (Arméniens, Grecs, Assyro Chaldéens et Syriaques). De l'autre, il sera le président qui achèvera l’œuvre révisionniste de Mustafa Kemal, non pas en s’opposant à celle-ci, mais en lui apportant un substrat islamique compatible avec le nationalisme darwinien initié par les dirigeants génocidaires jeunes-turcs. La Turquie demeure en cela un pays hanté par les démons du passé et elle souffre d’un malaise identitaire ontologique. La chasse aux ennemis intérieurs de la nation demeure une préoccupation majeure. L’accès au cadastre, à certaines archives, est limitée, car sinon comment les autorités pourraient-elles expliquer les origines de la bourgeoisie turque qui s’est enrichie sur le dos des Arméniens ? Le refus de reconnaître le génocide de 1915 des dirigeants turcs est-il motivé par la crainte de « réparations matérielles et territoriales » ? Par la crainte de devoir avouer le mensonge d’État à tout un peuple à qui l’on veut cacher que les héros du passé s’étaient avérés être des criminels ? En cela, ce génocide des Arméniens et des autochtones chrétiens de la Turquie ottomane et post-ottomane est demeuré impuni reste non pas une question mémorielle, mais éminemment existentielle.