Le Premier ministre indien Narendra Modi (Centre) arrive pour s'adresser à un rassemblement lors d'un meeting du Bhartiya Janata Party (BJP) avant les élections de l'État du Gujarat à Dehgam, à environ 40 km d'Ahmedabad le 24 novembre 2022. Photo : SAM PANTHAKY / AFP.
Le Premier ministre Narendra Modi et son ministre de l’Intérieur, Amit Shah sont tous deux membres du BJP, un parti nationaliste aux positions très dures à l’égard des musulmans et du voisin chinois géopolitiquement opposé sur les territoires himalayens. Dans le conflit en Ukraine, l’Inde, membre des BRICS, a adopté une « approche équilibrée » à l’égard de Moscou, une attitude motivée par ses relations avec la Chine.
Le sous-continent indien et ses 565 États princiers a accouché d’un État-nation, non sans mal puisque, l’indépendance du pays et la partition du 25 août 1947ont donné lieu à des massacres entre hindous et musulmans. Ces tensions extrêmes sont le résultat d’un nationalisme aux accents virulents, qui fait du sous-continent la terre des hindous. Le discours actuel et la guerre sur les noms de lieux, auxquels se livrent les deux pays, pourrait très vite servir de substrat à un conflit ouvert entre les deux pays. Un conflit ravivé par la présence du BJP, parti nationaliste au pouvoir, élu en 2019, avec une majorité très confortable. Depuis, l’Inde se rêve en puissance régionale, et aspire à reprendre possession de ce qu’elle considère comme ses « frontières » naturelles et sacrées.
C’est sous le mandat britannique que le nationalisme apparaît dans le sous-continent et trouve ses idéologues. On peut notamment citer Dayananda Saraswati (1824-1883), qui fonda l’Arya Samaj en 1875, considéré comme le premier mouvement à définir le nationalisme hindou en termes d’ethnicité : « arya ». Ou encore Da Bal Gangadhar Tilak (1856-1920), qui s’est opposé à ce qu’il considère comme étant des éléments allogènes, les musulmans, qu’il définissait comme des envahisseurs, et étrangers à la patrie. Il les excluait d’une nation conçue comme exclusivement hindoue. Puis enfin Sri Aurobindo (1872-1950), qui fut l’un des chefs du « mouvement pour l'indépendance de l'Inde », dont les actions englobaient diverses campagnes nationales et régionales, créant des troubles à l’échelle du sous-continent. Ces tentatives étaient inspirées d'une philosophie à la fois non-violente et militante. Le mouvement regroupait en son sein une gamme étendue d'organismes, de philosophies, et de mouvements politiques indiens divers, dont l’objectif était de mettre fin à l'autorité coloniale britannique et à d’autres administrations coloniales présentes dans le sous-continent indien.
L’Hindutva et la théorie de l’Inde millénaire
Le concept d’hindutva a été forgé par Vinayak Damodar Savarkar (1883-1966), à partir de la révolte des Cipayes en 1857, dirigée contre la Compagnie des Indes Britannique. Ce dernier a soutenu l'idée d'une révolution par les armes pour obtenir l'indépendance de l'Inde.
Il publia The Indian War of Independence, dont les arguments s’appuient sur la révolte 1857. Son texte fut interdit par les autorités coloniales anglaises et, se sentant menacé d'arrestation pour ses écrits et ses liens politiques, il quitta l'Inde pour Londres. En mars 1910, il fut arrêté à Kensington en raison de ses relations avec le groupe révolutionnaire India House. Renvoyé en Indes et emprisonné à bord du paquebot anglais Le Morea, il profita d’une escale de celui-ci à Marseille, le 8 juillet 1910, pour fausser compagnie à ses gardes et gagner la terre à la nage. Remis aux autorités britanniques par la France, il fut condamné à 50 ans de prison, mais fut libéré en 1921 contre la promesse de cesser toute activité révolutionnaire. Promesse qu’il ne tiendra pas. En prison, il développa sa théorie du nationalisme hindou : l'Hindutva et, en 1923, il écrivit son essai Essentials of Hindutva.[1] Il prit la tête de l'Hindu Mahasabha et critiqua avec véhémence le congrès national indien, partisan d’une indépendance en douceur, selon les thèses du Mahtma Gandhi, puis de Nehru. Ce farouche défenseur de l’identité indienne, s’opposera à la partition des Indes et aux concessions faites aux musulmans dans ce cadre. Il fut accusé, du fait de ses critiques, d'être à l'origine de plusieurs attentats sur Mohandas Gandhi et sera arrêté, en 1948, après le meurtre de ce dernier, puis libéré faute de preuves. Il passa les dernières années de sa vie à travailler sur son concept de l'Hindutva.
Dans « whoishindu » il décline l’indianité politique en termes culturels, politiques et ethniques. who is a hindu. Savarkar fait état de quatre composantes majeures rattachées à la nation, la race, la civilisation et au sacré. Il cite le peuple juif et ses liens historiques avec Israël :
- Un attachement à la nation au sens physique, à la terre/mère patrie (Bharat).
- L’appartenance à une seule race issue des Aryens, qui compose un peuple cimenté par des siècles de vie commune (pitribhumi).
- Le partage d’une civilisation commune (mythes, héros, histoire commune) : glorification des valeurs, des traditions, des croyances hindoues et de la langue (Sanskriti).
- L’Inde comme terre sainte (punyabhumi).
L'hindutva accepte le bouddhisme ou le jaïnisme, qui sont des religions nées sur le sol indien, mais exclut de facto les religions comme l’islam et le christianisme. Les minorités sont tolérées, à condition qu’elles reconnaissent la suprématie hindoue et qu’elles adoptent sa culture ou ses traditions ; mais la culture et la tradition hindou que défend Vinayak Damodar Savarkar sont en réalité une vision particulière appartenant aux puissantes castes hindoues usurières, ou de propriétaires terriens, mises en place par l'Empire britannique quand l'Inde était sa colonie, et non celles de l'Inde ancienne qui ne faisait aucune distinction entre Indiens et non-Indiens. Ces clans indiens d'usuriers prospères ont gardé et amplifié leur influence après la décolonisation de l'Inde et se sont engouffrés dans l'idéologie du nationalisme indien qui substituait au concept traditionnel des castes socioprofessionnelles et de naissance celui de race, de nation, sur le modèle du nationalisme occidental et surtout en réaction au mouvement du Califat (1906) et à la création du Pakistan.
Le BJP programme les thèses de l’Hindutva
L’Hindutva qui est une doctrine va trouver une application sur le terrain. En 1925, c’est le RSS, organisation paramilitaire et nationaliste qui voit le jour, sous l’impulsion de Madhav Golwalkar (1906-1973), auteur du livre We, or Our Nationhood Defined. Ce dernier estégalement connu pour être l’un des promoteurs de l’Hindutva. Il a forgé la notion l’Hindu Rashtra qui, par la suite, a évolué vers le concept et la théorie de l’ Akhand Bharat, thème irrédentiste qui considère comme indien, les territoires d’Afghanistan, le Bangladesh, le Népal, le Bhoutan, le Tibet, le Sri Lanka et le Myanmar. Au sortir de l'Indépendance, c’est le Parti du Congrès qui domine le paysage politique indien, et les mouvements nationalistes hindous sont peu structurés politiquement. En 1951 est créé le Bharatiya Jana Sangh (BJS), plus connu sous l'appellation de Jana Sangh, à l'initiative notamment de Syama Prasad Mukherjee. Le BJP s'inscrit dans l'idéologie de l'hindutva, revendique un durcissement face à la communauté musulmane et au Pakistan, condamne la partition, et réclame l'annexion du territoire de Jammu et Kashemir. Si le BJP est bien le bras politique du RSS, il regroupe également des forces issues d'autres mouvances nationalistes, comme le Hindu Mahasabah, ou « la grande assemblée des hindous », premier parti politique nationaliste hindou d’envergure nationale, qui mena une campagne, de 1937 à 1944, sous le nom d’Hindu Sangathan, pour mobiliser les politiciens hindous contre le parti du Congrès. Il dénonça les musulmans comme « antinationaux ».
Le BJP (Bharathiya Janata Party), est au pouvoir, et son leader actuel est Narendra Modi, premier ministre pour la deuxième fois depuis 2014. Avec son ministre de l’Intérieur et proche conseiller, Amit Shah, il a clairement institué un courant nationaliste très fort à la dérive autoritaire et populiste.
Militant de la première heure du RSS, Modi a gravi un à un les échelons de la hiérarchie de ce mouvement. De simple « volontaire », il est devenu « cadre-prêcheur », pracharak, ce qui implique qu’il a renoncé non seulement à exercer un métier, mais aussi à fonder une famille. Les pracharak sont en effet entièrement à la disposition du RSS, qui peut les envoyer dans des contrées lointaines pour développer son réseau ou les détacher dans ses filiales comme son syndicat étudiant, son syndicat ouvrier ou encore son parti politique, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien). Modi a été envoyé au BJP comme secrétaire de l’organisation, et s’est employé à le structurer au Gujarat, sa province de naissance. Les leaders de la formation et l’ancien premier ministre Atal Bihari Vajpayee, le propulsent à la tête du gouvernement du Gujarat. Modi y a d’emblée expérimenté une stratégie mêlant nationalisme indien, libéralisme économique et populisme. Aux élections de mai 2019, le BJP a remporté une victoire écrasante aux élections législatives avec plus de 45% des voix contre 27% pour la liste de l’Alliance progressiste unie menée par Rahul Gandhi, membre du Parti du Congrès.
Les tensions avec l’autre géant régional : La Chine
Un des objectifs de l’Hindutva est de restaurer « l’Inde indivisible » et récupérer les territoires perdus, ce qui est annonciateur de futurs conflits à la fois avec le Pakistan, mais aussi la Chine. Rappelons en 1962, la guerre sino-indienne pour les territoires himalayens et qui s’est soldée par la défaite de l’Inde. Ce rêve d’une Inde grande et indivisible, s’étirant de l’Afghanistan jusqu’en Birmanie, incluant le Pakistan, le Népal, le Bangladesh ou encore le Sri Lanka, repris par le RSS, a resurgi dans le débat indien. L’Akhand Bharat n’est pas seulement délimité par des frontières physiques. Il représente aussi une « terre sacrée », là où les hindous révèrent les montagnes, les fleuves et leurs saints. Quant aux chrétiens et aux musulmans, « leur mythologie, leurs idées et leurs héros ne sont pas les enfants de cette terre ».
En 2023, l’Inde a dépassé la Chine en termes de population avec un milliard 428 000 000 000 d’habitants. Désormais, elle fait jeu égal avec la Chine sur de nombreux points. Mais les deux géants asiatiques n’ont toujours pas solutionné ce différend de plus de 60 ans, pour le contrôle de la zone montagneuse voisine du Tibet, à l’extrême nord-est de l’Inde, située entre la Birmanie et le Bouthan. La frontière himalayenne, s’étend sur plus de 1 500 km, et sépare les deux pays, dont une partie se situe à plus de 4 000 mètres d’altitude. Elle n’a jamais été officiellement tracée et fait l’objet d’incidents récurrents depuis soixante et un ans. La rivalité frontalière remonte au découpage des frontières de l’Inde britannique, en 1914. Par le tracé de la ligne McMahon, le Royaume-Uni s’octroie deux régions revendiquées par le pouvoir chinois : l’Arunachal Pradesh, à l’est, et l’Aksai Chin dans la région du Ladakh, à l’ouest. Ces frontières datant du mandat britannique, n’ont jamais été reconnues par la Chine.
L’approche équilibrée de l’Inde dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine
L’Inde a choisi une « approche équilibrée » dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine. Ses propres revendications territoriales ne sont pas étrangères à sa politique d’équilibre. D’autant plus que pour le gouvernement nationaliste indien, l’offensive russe est justifiée non seulement par la menace que l’extension de l’OTAN fait peser sur la Russie, mais aussi par le fait que les bastions de la civilisation russe orthodoxe se trouvent en Ukraine. Le parallèle entre l’irrédentisme russe et l’Akhand Bharat a été fait par les nationalistes indiens qui justifient par extension leurs propres revendications à l’ouest, sur l’Indus. Rappelons que l’Inde, pendant la Guerre froide a pris la tête des pays non-alignés et a toujours entretenu une relation privilégiée avec le Kremlin. Son ennemi le Pakistan, étant un point d’appui de Washington en Asie du Sud, dans le cadre de la guerre froid.
Dès cette époque, Soviétiques et Indiens développèrent des collaborations économiques en matière de nucléaire civil, par exemple et via un soutien réciproque à l’ONU, notamment avec le soutien de l’URSS à l’Inde à propos du Cachemire. L’Inde a trouvé en l’URSS puis en la Russie un fournisseur d’armes particulièrement avantageux : non seulement les armes vendues par Moscou étaient meilleur marché que celles proposées par les Occidentaux, mais elles étaient aussi parfois assez sophistiquées. En outre, Soviétiques puis Russes se sont montrés très généreux avec les Indiens en termes de transferts de technologie et de production conjointe. Résultat : deux bons tiers des équipements militaires de l’Inde sont d’origine russe.
New Delhi et Moscou aspirent tous deux à rendre le monde le plus multipolaire possible, et le lien qu’ils entretiennent au sein des BRICS en témoigne. La pluralité des centres de pouvoir à l'échelle internationale offre en effet à l’Inde des marges de manœuvre qui lui permettent de maximiser son intérêt, voire de jouer un pays contre un autre. Une Russie affaiblie pourrait être tentée de se rapprocher de la Chine, ce qui pourrait accroître sa dépendance à son égard. La Chine demeure l’ennemi public numéro un de l’Inde, dont les négociations sur les territoires himalayens sont une fois encore dans l’impasse.
En guise de conclusion
Les BRICS, acronyme pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud, ont penché pour une voie médiane, mais malgré tout favorable à la Russie. Néanmoins, avec la position de médiatrice qu’entend jouer la Chine, et par son influence grandissante au plan international, on peut s’interroger sur l’attitude qu’adoptera l’Inde dans un avenir proche. Car cette dernière ne peut en aucun cas admettre d’être marginalisée au sein des BRICS, et laisser la Chine, son ennemie en assurer le leadership. Et ce, d’autant plus que de nouveaux pays ont fait leur demande d’adhésion au sein des BRICS.
[1]https://library.bjp.org/jspui/bitstream/123456789/284/1/Essentials%20of%20Hindutva.pdf