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Monde

La neutralité suisse à l’épreuve de la guerre en Ukraine

Le Dialogue

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky (à droite) serre la main du président suisse Ignazio Cassis (à gauche) lors d'une conférence de presse à l'issue de leurs entretiens à Kiev le 20 octobre 2022. Photo : Sergei SUPINSKY / AFP.

 

Depuis le déclenchement du conflit russo-ukrainien en février 2022, la pression des pays occidentaux sur la Suisse pour que celle-ci abaisse ses standards en matière de neutralité est particulièrement forte. Après que la Suède et la Finlande ont renoncé à leur neutralité historique en 2022, allant jusqu’à demander leur adhésion à l’OTAN, la Suisse fait tache au milieu d’un Occident presque intégralement hostile à la Russie. Fait notable : cette pression des pays occidentaux sur la Suisse trouve de nombreux échos à l’intérieur même du pays. Bien des politiciens ne cachent plus leur volonté d’infléchir nettement la politique de neutralité helvétique, à défaut d’y renoncer. 

Ces derniers mois, le sujet le plus brûlant politiquement et médiatiquement fut celui des réexportations d’armes. En vertu de l’actuelle loi fédérale sur le matériel de guerre, toute réexportation de matériel militaire acheté en Suisse est soumise à l’autorisation du Conseil fédéral, le gouvernement suisse. L’Allemagne, le Danemark et l’Espagne ont formulé plusieurs demandes à la Suisse en ce sens, concernant notamment des canons antiaériens, des chars d’infanterie Piranha et des obus de 35 millimètres de fabrication suisse pour les chars antiaériens Guepard. Jusqu’à aujourd’hui, l’exécutif suisse n’a permis aucune de ces livraisons. Selon de nombreux juristes spécialistes du droit de la neutralité, permettre l’acheminement d’armes suisses vers le champ de bataille ukrainien équivaudrait à un abandon de la neutralité. La Suisse ne fournit pas d’armes à la Russie, disent-ils, et doit donc faire de même avec l’Ukraine.

Néanmoins, cette position est loin de faire l’unanimité en Suisse. De nombreux parlementaires et chefs de partis politiques plaident en faveur d’un abandon de cette clause de non-réexportation que doivent signer les pays qui acquièrent du matériel suisse. En mars 2023, le Conseil national, la « Chambre du peuple », a accepté par 98 voix contre 96 et 2 abstentions une motion demandant l’abrogation sous certaines conditions des déclarations de non-réexportation, notamment en cas de reconnaissance par l’ONU d’une violation grave du droit international. Quant au Conseil des Etats, la « Chambre des cantons », par 23 voix contre 18, il a refusé en mars également une motion voulant permettre la réexportation d’armes vers certaines démocraties. Concrètement, l’évolution est lente et s’apparente à un statu quo, mais force est de constater que l’idée selon laquelle le pays pourrait renoncer à l’un des marqueurs forts de sa politique de neutralité est déjà solidement ancrée en Suisse.

De très nombreuses pressions occidentales

Venant de l’extérieur, la pression n’est pas moins forte. Depuis le déclenchement de la guerre en février 2022, l’Union européenne tout comme les Etats-Unis et l’OTAN ne cessent de faire des remontrances à la Suisse. L’ambassadeur américain à Berne, Scott Miller, est l’un des fers de lance de la pression occidentale sur la Suisse. Dans un entretien accordé à la Neue Zürcher Zeitung le 16 mars 2023, le diplomate parlait de l’OTAN comme d’une « sorte de donut au milieu duquel la Suisse est un trou », enjoignant le pays à « une coopération la plus étroite possible avec ses alliés européens, par exemple en organisant des exercices transfrontaliers ». Le 19 avril, le quotidien Tages-Anzeiger dévoilait de nouvelles pressions allemandes et américaines sur la Suisse, alors que l’administration Biden décidait de sanctionner deux fiduciaires helvétiques à qui l’on reproche d’avoir collaboré avec des oligarques russes. Ces pressions font suite à la décision suisse de ne pas participer à une task force sur le gel des avoirs russes dénommée REPO (Russian Elites, Proxies and Oligarchs), malgré les pressions du G7 qui pilote le projet. 

Plus tôt dans l’année, au Forum économique mondial de Davos – en Suisse donc – le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, vilipendait la Suisse à demi-mot : « Dans le cas de l'Ukraine, il ne s'agit pas de neutralité. Il s'agit de respecter le droit à la légitime défense, de protéger l'État de droit, et de défendre la charte des Nations unies. » Plus tôt encore, en décembre 2022, le prédécesseur de Stoltenberg à la tête de l’Alliance atlantique, Anders Fogh Rasmussen, attaquait frontalement la Suisse : « L’Europe se trouve dans une lutte existentielle entre démocratie et autocratie », expliquait-il lors d’un entretien avec des journaux suisses, avant de poursuivre sans demi-mesure : « Aucun pays au monde ne peut rester neutre. Cela n’a aucun sens. »

Si la Suisse peut donner l’impression de résister à ces pressions, il n’en demeure pas moins que depuis février 2022, sa neutralité est de moins en moins, pour elle comme pour les puissances étrangères, une évidence. Des discours aux accents néoconservateurs, en faveur d’un alignement de la Suisse sur la politique européenne et américaine dans la défense de l’Ukraine au nom de « valeurs communes », rencontrent un écho toujours plus grand dans le pays. Au début de la guerre, la Suisse s’est voulue ferme sur sa neutralité en refusant de reprendre à son compte les sanctions européennes contre la Russie. Cette résolution n’a duré toutefois que quatre jours. Le 28 février 2022 déjà, le gouvernent décidait d’une reprise intégrale du premier train de sanctions de l’Union européenne. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis, chef du département fédéral des affaires étrangères et Président de la Confédération en 2022[1], prononçait le même jour une allocution. Alors chef de l’État d’un pays neutre, il déclarait, sans hésitation, que la Suisse prenait le parti de l’Ukraine : « La Suisse, affirma-t-il, est résolument du côté de la justice contre l’injustice, du côté de l’humanité contre la barbarie, du côté de la démocratie qui a été attaquée sans aucune raison. »

Il était clair dès lors, aux yeux des pays alentour, que la Suisse prenait de facto position dans ce conflit. Sans renoncer officiellement à sa neutralité, elle montrait déjà les signes d’un soutien clair à l’Ukraine. Aujourd’hui, la Suisse vient de s’aligner sur le dixième train de sanctions européennes contre la Russie (29 mars 2023) et se comporte à bien des égards comme un pays aligné sur la politique de sécurité occidentale. Cette apparente contradiction entre d’un côté une politique clairement pro-ukrainienne, et de l’autre la revendication d’un attachement à la neutralité, n’est pas sans conséquences. La Russie, par exemple, a déclaré en février que la Suisse a perdu sa neutralité et n’est plus légitime à assurer des négociations dans la crise ukrainienne. Rappelons qu’en 2021 encore, Genève accueillait une rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine.

Une neutralité de moins en moins assumée

Pour justifier sa politique, le ministre des Affaires étrangères Ignacio Cassis défend l’idée d’une « neutralité coopérative ». Selon un article du quotidien SonntagsZeitung publié en juillet 2022, ce concept désigne la possibilité pour la Suisse de rester neutre tout en coopérant étroitement avec des pays où alliances qui partagent avec elles des « valeurs de liberté, de démocratie et d’État de droit ». L’article précise que dans cette perspective, des exercices en commun avec l’OTAN ne sont pas forcément inenvisageables, y compris sur le territoire suisse. Un rapport du Conseil fédéral, publié en octobre 2022, abondait en ce sens en expliquant que « du point de vue du droit de la neutralité, rien ne s’oppose à un approfondissement de la coopération avec l’OTAN ou avec l’UE ». En mars, le commandant de corps Thomas Süssli, chef de l’armée suisse, n’excluait pas la possibilité de participer à des exercices de l’article 5 du traité de l’OTAN. La veille, la ministre suisse de la Défense, Viola Amherd, rencontrait Jens Stoltenberg à Bruxelles et lui faisait part de la volonté suisse d’un rapprochement et d’un renforcement de l’interopérabilité avec l’Alliance atlantique.

Cette perspective d’un alignement toujours plus marqué de la Suisse sur le reste des pays occidentaux ne manque pas de faire des mécontents. La guerre en Ukraine, qui a marqué un coup d’accélérateur dans cette politique qui pose de nombreux problèmes à la neutralité suisse, a poussé le parti souverainiste Union démocratique du centre (UDC) à lancer une initiative populaire visant à inscrire dans la Constitution fédérale une neutralité perpétuelle incluant l’interdiction de prendre des sanctions à l’égard d’un pays en guerre. Si cette initiative recueille les 100'000 signatures nécessaires à sa validation, le peuple suisse sera appelé à se prononcer par un vote pour accepter ou non la modification constitutionnelle qu’elle impliquerait. Une forte crise politique se dessine en Suisse, dont l’issue est très incertaine et marquera assurément le pays très profondément et à très long terme.


 


[1] Les sept ministres qui composent le Conseil fédéral, l’organe exécutif principal du pays, assurent à tour de rôle pour une année la charge de Président de la Confédération, un rôle essentiellement symbolique et de représentation.