Cette capture vidéo tirée d'une séquence vidéo de l'AFPTV du 19 avril 2023 montre une vue aérienne d'une fumée noire couvrant le ciel au-dessus de la capitale Khartoum. Des explosions et des coups de feu ont retenti dans la capitale soudanaise le 20 avril, alors que les combats entre les forces de deux généraux rivaux ne montraient aucun signe de ralentissement avant les festivités marquant la fin du Ramadan. Photo : Abdelmoneim SAYED / AFP.
Le cas du Soudan est paradigmatique de la manière dont les intérêts de l'Occident et de l'Orient, du Sud, de l'Est et de l'Ouest, peuvent se trouver impliqués dans des conflits apparemment lointains. Le Soudan traverse en ce moment une énième guerre civile qui remonte, chronologiquement, de loin. Des conflits parallèles y ont émergé depuis de nombreuses années, entre les intérêts européens, russes et ceux des autres nations, ceci en plus du différend presque insoluble entre chrétiens du sud et musulmans du Nord. La population elle-même était divisée en factions, tout comme le pouvoir était divisé en camps opposés. Des scissions ont suivi, avec la séparation du Soudan du Sud et des problèmes dans le nord du pays. Nous en sommes aujourd'hui à l'affrontement final, un règlement de comptes qui peut avoir plusieurs conséquences.
Retour à la case départ pré-révolutions arabes ?
L'ancien père maître du Soudan, Omar Hasan Ahmad Al Béchir, ancien président, soutenu par la Russie de Poutine et déposé il y a quelques années, en 2019, pourrait être bientôt libéré de prison où il se trouve en ce moment et recouvrer ainsi le pouvoir, rétablissant de la sorte l'équilibre antérieur. Ce scénario très possible serait un retour à la case départ que craint l’Occident… Mais il existe aujourd'hui au Soudan, comme cela s'est produit en Somalie et en Libye, en Syrie et au Mali, de véritables chefs de guerre, des « Shoguns » qui jouent leur propre jeu indépendant mais qui ne sont pas en mesure d'avoir un contrôle total sur le pays, et en particulier sur le sud du pays et donc sur le Darfour. Mentionnons notamment les généraux Mohamed Hamdan Dagalo, connu au Soudan sous le nom de Hemedti, chef des Forces paramilitaires de soutien rapide (RSF) et le général Abdel Fattah Al Burhan, chef du Soudan depuis 2021, arrivé au pouvoir par un coup d'État.
Cette situation ressemble à celles de la Libye, sous le général Haftar et à celle du complexe pastiche militaire au Mali ou en Syrie. Aujourd'hui, ce pays africain du Soudan est officiellement dirigé par le gouvernement du Conseil souverain de transition. Les deux généraux prémentionnés, en conflit ouvert, sont certes tous deux issus de l'Ancien Régime : ils n’en sont pas moins les anciens dépositaires du président déchu Omar El Béchir, répudié après trente ans de gouvernement quasi absolutiste, par ses propres partisans.
La guerre cachée entre les intérêts russes et occidentaux
Cette guerre entre puissances extérieures par clans soudanais interposés a en fait explosé au terme d’un processus activé depuis un certain temps et que l’on observe dans toute l'Afrique, où l'Europe, l'Angleterre et la France reculent, tandis que la Chine et la Russie et les pays arabes avancent. Cette stratégie, qui est tout sauf désinvolte, modifie également les équilibres internationaux et mondiaux et pas seulement l'architecture de la sécurité, des frontières et des équilibres internes au continent africain. En effet, dans un premier temps, l'avancée rapide et la violence des combats ont déplacé et surpris Moscou elle-même, qui a été contraint de solliciter une trêve ou une solution politique. Cette situation paradoxale pour Poutine est en fait déjà survenue ailleurs : au Kazakhstan, en Azerbaïdjan et en Libye, et elle a consisté à devoir se consacrer à de vastes efforts diplomatiques et sécuritaires pour ne perdre sa profondeur stratégique entamée, tandis lors du conflit contemporain en Ukraine elle a dû utiliser la force brutale.
Dans le même temps, les États-Unis et l'Europe se sont également retrouvés déclassés au Soudan comme dans plusieurs autres théâtres africains où ils n’étaient pas suffisamment préparés à la demande de désoccidentalisation, au point qu'ils ont été contraints, directement et par l'intermédiaire de l'ONU, notamment au Soudan, de demander un cessez-le-feu pour évacuer leurs compatriotes respectifs. Cette situation paradoxale s'est d’ailleurs souvent produite au fil du temps dans de nombreuses zones de crise africaines, au Yémen, au Rwanda et en Somalie, comme en Libye ou en 2020 en Afghanistan...
Pour revenir au Soudan, le cessez-le-feu s'est non seulement révélé inefficace et partiel, mais il a en réalité vu s'intensifier la bataille pour la conquête de Khartoum, la capitale, et de sa banlieue. Alors que le monde connaît les graves crises en Ukraine et à Taïwan, un troisième scénario de crise violente s'ajoute donc dans cette partie de l’Afrique. Trois continents et trois réalités de guerre simultanées, en Europe, en Asie et en Afrique, dans un monde où le conflit mondial existe déjà et est en cours. Au Soudan aussi, comme en Ukraine, à Taïwan et en Syrie et en Libye, on assiste à une guerre par intermédiaires entre l'Ouest et l'Est et entre l'Amérique, l'Europe et la Russie, voire la Chine ascendante, et l’on va vers ainsi vers une « mondialisation du conflit Europe-Russie ».
Trois facteurs sont à l'origine du conflit actuel au Soudan :
- L'expansion, en l'occurrence symétrique, des intérêts russes et intégristes islamiques au Soudan. Le Soudan, comme en témoignent les exportations d'or et de diamants vers la Russie, est en effet au centre, comme l'Afrique du Sud et le Congo, d'immenses intérêts financiers et miniers internationaux.
- Le deuxième facteur est l'affrontement ethnique et religieux, qui a causé des massacres de masse dans le passé et la vengeance ethnique et entre les fondamentalistes islamiques et les néo-chrétiens
- Le troisième facteur consiste dans le rôle des militaires, avec une grave erreur tactique stratégique, également soulignée par le magazine américain Foreign Policy, de la part de la politique étrangère et militaire américaine : favoriser l'intégration des forces paramilitaires dans l'armée soudanaise, sans considérer le scenario selon lequel ces dernières pourraient potentiellement devenir des putschistes et même des autoritaires pro-russes...
Cependant, la complexité de la crise soudanaise trouve son origine dans le génocide reconnu (340 000 morts) au Darfour, survenu entre en 2000 – 2008, qui a vu l'armée soudanaise protagoniste d'une dévastation comparable presque proportionnellement à celle du génocide rwandais entre Hutu et Tutsi, un massacre mis en scène de manière flagrante contre les musulmans noirs non arabisés, un génocide des anciens esclaves noirs par les dominateurs esclavagistes arabes du nord presque aussi grave que la précédente Seconde guerre civile soudanaise qui opposa musulmans du nord et chrétiens-animistes du sud, ces derniers étant victimes d’un génocide étalé sur des décennies et qui atteint un million de morts.
L’étrange alliance entre Russes ex-soviétiques et intégristes islamistes-militaristes au Soudan
L'un des paradoxes de cette guerre consiste non pas maintenant mais depuis de nombreuses années, dans l'étrange alliance entre les Russes et les gouvernements et les forces militaires qui soutiennent l'intégrisme islamiste, en contradiction flagrante avec l'effort russe en Syrie pour soutenir le gouvernement laïc d'Assad face aux Frères musulmans et aux milices islamistes et jihadistes. Il apparaît clairement que le conflit militaro-politique au Soudan cache en fait précisément l'exploitation financière et économique par des puissances extérieure de toutes les richesses minières et naturelles convoitées du Soudan… Enfin et surtout, le pouvoir de Khartoum s'est déplacé au Soudan, certes pas ouvertement, mais clairement vers l'arabisation de l'islamisme, bref un retour à la case départ.
La Corne de l'Afrique s'affirme comme un carrefour essentiel, à travers le Soudan lui-même, de l'échiquier géopolitique, concernant le passage des pétroliers, en mer Rouge, vers l'Europe.
Il est clair qu’un contrôle russe et définitif du Soudan, en plus de la synergie avec le contrôle financier et stratégique chinois de nombreux États africains, préparerait à rendre possible un blocus contre l'importation de pétrole par l'Europe, bref, un encerclement géopolitique de l'Europe, via le Sud par la Russie et la Chine. Pareil encerclement est d’ailleurs de facto favorisé par les situations géopolitiques tout aussi chaotiques en Libye, en Syrie et au Mali. Ainsi, le rôle stratégique du Soudan va bien au-delà du simple conflit local intraétatique en cours, et il risque même de donner un coup d'arrêt définitif aux ambitions occidentales de contrôle et de gouvernance sur l'Afrique, à terme. L’enjeu est de taille…
Wagner
Nous avons évoqué le thème crucial et multi-théâtre de la milice de mercenaires russe Wagner, qui est économiquement fondé sur l'exportation clandestine d'or et de diamants en échange d'armes et de soutien politique, un trafic toléré, voire favorisé par le précédent gouvernement soudanais et notamment par celui d'Omar El Béchir ainsi que par celui des Seigneurs de la Guerre. Au contraire de l’intérêt mal compris de nombre d’Africains qui voient les Russes comme une puissance neutre et anticoloniale « amie », il est clair que, comme l'a dénoncé un article de Nigrizia la semaine dernière, le trafic de diamants et d'or, exactement comme il se produit également pour d'autres ressources naturelles importantes au Congo, au Nigeria et dans d'autres pays africains, détruit et soustrait les principaux revenus et ressources économiques du Soudan, à tel point que tant l'ancien président Omar El Béchir que les généraux sont réduits, comme Kadhafi en Libye, Saddam Hussein en Irak, ou le Shah de Perse jadis, à être tour à tour exploités comme gestionnaires de ressources au service de puissances étrangères. Aujourd'hui, malheureusement, une grande partie de l'Afrique, pour diverses raisons, est victime d'un retour au colonialisme, certes un colonialisme qui se présente comme opposé au colonialisme occidental, mais une hégémonie exploitatrice comme celle de l’Occident quoiqu’avec des utilisateurs-bénéficiaires finaux différents ou « nouveaux ». Cette forme de néocolonialisme asymétrique implique pleinement la Russie qui finance de ce fait et de facto la guerre en Ukraine par le pillage, par l'intermédiaire de la milice privée de Poutine et de Prigogine, des ressources en or et diamants du Soudan, qui sont embarquées ensuite sur des avions Antonov directement vers la Russie. De cette manière, une grande partie, sinon la totalité, des ressources en or et en diamants du Soudan - troisième plus grand producteur d'Afrique après le Ghana et l'Afrique du Sud et l'un des premiers au monde - est dirigée au profit de la guerre russe en Ukraine. Et ce pillage ne peut à terme que renforcer la pauvreté de masse séculaire du Soudan qui ne peut plus disposer ainsi librement de ses principaux atouts économiques naturels.
Éthiquement et économiquement, quelle est la différence entre l'exploitation coloniale historique du Soudan, ex-colonie britannique, et celle des Russes et des Arabes, directe ou indirecte aujourd'hui : aucune ! Étymologiquement dit en arabe, Bilad Al Soudan, c'est-à-dire pays des hommes noirs, le Soudan pourrait et devrait au contraire, s'il était libéré de ce joug des hégémonies extérieures, jouer un rôle positif et essentiel dans l'avenir de l'Afrique. Car le Soudan, en plus détenir d'importantes productions minières d'or et de diamants, a une position dominante et stratégique sur la mer Rouge et le sud du Nil. Cela devrait au contraire lui permettre de renouer avec sa tradition historique d'indépendance et son rôle géopolitique essentiel, endossé à l'époque des anciens pharaons noirs égyptiens. En fait, alors qu'elle faisait partie pendant des siècles et des millénaires de la même histoire, de la même culture d’État unitaire que l'Égypte, le Soudan a en fait connu ses meilleurs siècles et la période la plus florissante de son histoire millénaire sous cette ancienne Égypte pharaonique.
La civilisation égyptienne soudanaise
Rappelons que la civilisation égyptienne soudanaise a dominé la partie la plus évoluée de l'Afrique pendant de nombreux siècles, développant la technologie, la littérature, l'économie et l'agriculture et bénéficiant de l'exploitation des ressources minérales. Un véritable âge d'or du passé que le Soudan devrait redécouvrir à l'avenir. Dans sa civilisation historique, née du Nil, le Soudan était, de loin, l'une des civilisations les plus importantes, les plus réussies et les plus centrales de l'histoire de l'Afrique, et repenser son histoire pourrait être le point de départ de la renaissance du Soudan, émancipé de beaucoup, trop de domaines externes internationaux. Le Soudan devrait donner la priorité à la relation avec la FAO, l'ONU et l’Égypte, donc une relation constructive et non destructrice, et repartir d'une construction institutionnelle démocratique et d'une interaction, intégration et réunification possibles et harmonieuses entre les groupes ethniques, les religions et les cultures. Un nouvel équilibre entre le nord et le sud du pays. En fait, le Soudan, comme d'autres nations et régions du monde, comme la Corée, Chypre, la Macédoine, a du pendant de nombreuses années lutter pour réunifier son nord et son sud et surmonter les scissions passées et en cours nées des guerres civiles continues présentes et passées. Mais comment une junte militaire, surtout si elle est contrôlée par l'Europe de l'Est ou le golfe Persique, pourrait-elle réussir la difficile tâche de réunifier le pays ? A tout cela s'ajoutent les dégâts supplémentaires de l'isolement international causé par la nouvelle guerre civile et les conséquences de l'évacuation forcée des Occidentaux et des Européens, et aussi en particulier des entrepreneurs du Soudan, tout cela favorisant les trafics illicites.
En guise de conclusion
Au niveau de l'ONU et de la FAO, outre les projets de coopération en cours et dont on espère qu'ils ne seront pas annulés, se pose également la question de la diplomatie économique et de la diplomatie de coopération qui s'avèrent extrêmement indispensables dans les phases qui suivront la crise en cours guerre civile, ceci afin de ne pas livrer en définitive le pays à un nouveau Moyen Âge africain ou à une puissance militaire de pure exploitation des ressources qui finira par achever la dévastation sociale, économique et financière du pays. Ainsi le Soudan pourrait, après cette phase sombre, redevenir un protagoniste de la renaissance de l'Afrique. Il ne devrait pas être livré à lui-même et à des exploiteurs cyniques, au nom de l'égoïsme international, mais plutôt aidé à surmonter la crise actuelle et à retrouver sa pleine dignité et son indépendance en tant que peuple, nation et civilisation africains. Le Soudan est alors partagé entre le monde des miliciens wagnériens et des démons janjawid à cheval puis celui de la population pacifique et industrieuse, celle-là même qui a bâti la grandeur historique millénaire du Soudan. En même temps, il existe un contraste forcé et contre nature entre le nord et le sud, entre les musulmans arabes et non arabes qui, au contraire, pourraient vivre en paix et collaborer et construire un pays libre et uni.
Une note positive au milieu de tant de guerre est donnée par les récentes réformes survenues au Soudan en 2020 sous le gouvernement d'Abdallah Hamdok, : l'interdiction de l'infibulation féminine (excision totale ou partielle/clitorectomie, etc) ; l'abolition du voile obligatoire et de la flagellation utilisée comme punition publique pour les femmes ; l'abolition de la peine de mort pour les homosexuels, etc, réformes qui ont toutes été abouties au bout de trois ans seulement. Ce ne serait pas trop un hasard si elles venaient à être annulées par un nouveau gouvernement pro-islamique et pro-russe. L’ouverture d'un nouveau Moyen Âge à la manière des talibans afghans... L'avenir du Soudan concerne comme on le voit ici l'avenir de toute l'Afrique, et n'est pas une variable indépendante de l'avenir global du monde.