La recension d’Olivier d’Auzon
Pour l’avocat Ardavan Amir Aslani, en outre enseignant la géopolitique du Moyen-Orient à l’École de guerre économique et auteur de La Turquie, nouveau califat ?, Recep Tayyip Erdogan, le Président de la Turquie, entend ressusciter le califat et l’Empire ottoman . Son grand projet ? Il consiste avant tout à « dékémaliser » et « réislamiser » la Turquie.
Pour se faire, les antikémalistes islamistes s’appuient sur un réseau de confréries aussi nombreuses que nébuleuses, qui irriguent toutes les strates de la société́ et commencent leur entreprise d’endoctrinement dès l’école maternelle.
De fait, en vingt ans, Erdoğan a bel et bien réussi à réhabiliter, en grande partie, ce qu’Atatürk avait eu l’ambition de déconstruire. A savoir : le port ostensible des signes religieux, femmes encouragées à quitter le monde actif pour se borner à la sphère domestique, soutien aux confréries et à l’enseignement religieux, criminalisation du blasphème, jusqu’au symbole très fort de la « transformation » d’Hagia Sophia en mosquée en 2020.
Alors qu’Atatürk avait décidé de faire de la basilique bâtie par Justinien un musée « rendu à l’humanité », refusant de choisir entre son passé chrétien et son passé musulman, Erdoğan a naturellement tranché en faveur de l’islam, rappelant ainsi qu’il se détournait de l’Europe et affirmant la Turquie comme puissance conquérante, à nouveau phare de l’islam sunnite.
Erdoğan et l’AKP s’associent volontiers à une volonté un peu fantasmée de reconstituer la sphère d’influence de l’Empire ottoman en impliquant militairement la Turquie dans des conflits qui se livrent dans des zones jadis placées sous sa juridiction.
Le discours idéologique de la Turquie vantant les mérites de l’époque ottomane, au-delà d’une séduction exercée sur la frange conservatrice de la population turque et sur le monde musulman, est régulièrement réduit par Erdoğan et l’AKP à une volonté un peu fantasmée de reconstituer la sphère d’influence de l’Empire ottoman en impliquant militairement la Turquie dans des conflits qui se livrent dans des zones jadis placées sous sa juridiction.
Dans ce contexte, l’irrédentisme turc s’exerce non seulement en Méditerranée, mais aussi en Syrie, en Libye, dans le Caucase au Haut-Karabakh, sans parler des rapprochements avec la Russie et des tensions croissantes avec les Européens.
L’objectif stratégique d’Ankara est bien de faire de la Turquie, tout à la fois, un interlocuteur incontournable et une plaque tournante énergétique centrale entre l’Europe et l’Asie, avec la Méditerranée comme pivot.
La Turquie connaît en effet une demande énergétique en pleine croissance, d’environ 7 à 8% par an, alors qu’elle importe plus de 90 % de sa consommation totale d’hydrocarbures, ce qui la rend dépendante de partenaires ambivalents comme la Russie et l’Iran.
De fait, multiplier les alliances et étendre sa zone d’influence lui permet donc d’assurer sa sécurité énergétique et de renforcer son positionnement au Moyen-Orient et en Méditerranée afin d’exploiter de nouvelles sources d’énergie.
C’est ainsi que les bonnes relations que la Turquie cultive avec l’Irak, le Qatar et l’Azerbaïdjan, de même que son implication en Syrie et en Libye, sans parler de volonté de damer le pion à l’Égypte, à Israël, à la Grèce et à Chypre. Et ce surtout depuis la découverte de gisements de gaz en Méditerranée orientale, sont assurément autant d’implications militaires ou diplomatiques justifiées par le tracé des ressources énergétiques dans l’« étranger proche » de la Turquie.
Et son implication en Libye correspond justement à ses objectifs tenant à son ambition de s’assoir comme leader régional et à conforter la sécurité énergétique de la Turquie.
De fait, dans la guerre civile qui oppose le Gouvernement d’accord national (GAN) du Premier ministre libyen Fayez el-Sarraj au Maréchal Haftar, appuyé par les forces russes du groupe Wagner et les Émirats arabes unis, Ankara s’est placée délibérément aux côtés du premier en lui fournissant une aide militaire substantielle
Cette victoire a du reste consacré le succès de l’axe Turquie-Qatar, soutien des Frères musulmans en Libye, face à l’axe opposé constitué de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui œuvraient en faveur d’Haftar.
Le contrôle du verrou libyen, notamment en matière d’immigration en provenance d’Afrique subsaharienne, apporte enfin un autre moyen de pression à la Turquie dans ses relations avec l’Union européenne, atout non négligeable pour s’imposer comme un interlocuteur de premier plan.
Qu’on y songe, la Turquie ne saurait se désintéresser de l’Afrique. Et ce pour des raisons à la fois économiques et stratégiques, mais aussi historiques.
Pour mémoire, l’Empire ottoman, avait étendu son autorité en Libye sous Soliman le Magnifique, en Tunisie et au sud de la mer Rouge, tout au long de l’actuelle Corne de l’Afrique, se rapprochant même du royaume du Kanem Bornou, à cheval sur le Tchad et le Niger.
L’influence religieuse ottomane se fit sentir au XIXe siècle jusqu’en Afrique du Sud. En 2005, Erdoğan est devenu le premier chef de gouvernement turc à se rendre en Afrique subsaharienne, obtenant la même année pour la Turquie le statut de pays observateur au sein de l’Union africaine.
Plus récemment, Sous l’impulsion d’Ahmet Davutoğlu, son Ministre des Affaires Étrangères elle a développé son réseau de représentations diplomatiques, passant de douze ambassades en 2008 à trente-neuf en 2016, tandis que trente-deux ambassades africaines ont aujourd’hui pignon sur rue à Ankara.
Entre 2003 et 2014, le volume des échanges entre la Turquie et l’Afrique a quadruplé, passant de 5,3 milliards de dollars à 23,4 milliards. Le bénéfice de ces relations bilatérales est économiquement avantageux, l’Afrique ouvrant de nouveaux marchés pour des investissements potentiels, au tournant des années 2010, dans un contexte de guerre permanente au Moyen- Orient, en Syrie et en Irak. Aussi, de 500 millions de dollars en 2008, les investissements turcs en Afrique ont-ils atteint 5 milliards en 2016, tandis que les exportations ont doublé entre 2007 et 2013.
La Corne de l’Afrique reste une cible prioritaire pour la Turquie, en raison de sa proximité immédiate avec la péninsule Arabique et le stratégique détroit de Bab el-Mandeb, par lequel transite près d’un tiers du commerce mondial.
Si cette implantation africaine alimente la concurrence avec les pays du golfe Persique, elle permet chemin faisant à Erdoğan de poursuivre sa chasse aux sorcières contre le réseau Gülen, très développé sur le continent, et d’œuvrer à son démantèlement.
Comment expliquer « l’échappée orientale » de la Turquie ?
L’« échappée orientale » de la Turquie peut s’expliquer par sa relation compliquée avec l’Europe, mais aussi par un tropisme orienté vers l’eurasisme et le panturquisme, profondément enracinés dans la psychè turque depuis le XIXe siècle
Le triumvirat Turquie, Iran et Russie
Au cours des années 2010, deux dossiers géopolitiques majeurs ont permis aux trois pays de confirmer un rapprochement de circonstance qui sert en premier lieu leurs intérêts régionaux, mais favorise aussi l’émergence d’un monde multipolaire opposé à l’uniformisation imposée par l’hyperpuissance américaine.
C’est d’abord le dossier du nucléaire iranien, qui a vu émerger une concurrence entre la Russie et la Turquie comme médiateur principal auprès des Occidentaux, et ce dès les débuts du programme nucléaire iranien en 2002.
La Déclaration de Téhéran, accord signé en mai 2010 entre l’Iran, la Turquie et le Brésil, reconnaissait en effet la « capacité diplomatique de la République islamique à remettre en cause l’ordre international occidental », mais a délibérément exclu la Russie qui se considérait pourtant, en vertu de son statut de membre du Conseil de sécurité de l’Onu, comme la seule médiatrice possible avec les Occidentaux sur le dossier nucléaire iranien.
L’Iran a demandé depuis lors, sans succès, l’intégration de la Turquie et du Brésil aux négociations du groupe 5+1, à la grande crispation de la Russie qui la soutient pourtant officiellement, dans sa volonté de réduire l’espace décisionnaire des Occidentaux sur ce dossier.
La guerre en Syrie est le second dossier majeur qui lit la Russie, la Turquie et l’Iran, leurs efforts politiques en vue du règlement du conflit ayant débouché sur le processus diplomatique d’Astana en janvier 2017.
Chacun sait que l’influence régionale de ces trois puissances dans ce cadre a été freinée en raison de l’opposition syrienne et des Kurdes. Étant entendu qu’Ankara s’était positionnée dès le début du conflit en faveur des rebelles syriens, quand Moscou et Téhéran soutenaient Bachar El- Assad.
De même, l’appartenance de la Turquie à l’Otan constitue une difficulté majeure, puisque la Russie et l’Iran considèrent l’organisation atlantique comme une double menace, militaire bien-sûr, mais aussi culturelle. Pour autant, le triumvirat Russie- Turquie-Iran est uni par une même méfiance envers les États-Unis, chacun pour ses propres raisons : le soutien américain aux Kurdes est une donnée problématique pour Ankara. Étant entendu que Téhéran a fait de la lutte contre l’impérialisme américain une question existentielle et multidimensionnelle (militaire, culturelle et économique depuis 1979).
Enfin, pour Moscou, il s’agit finalement de rejouer la Guerre froide en tant que grande puissance alternative face aux Américains.
Or les relations entre la Turquie et la Russie ont considérablement évolué en raison de la proximité entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan. La guerre en Ukraine aura toutefois fourni à la Turquie une occasion d’affermir son rôle de puissance régionale indépendante de son allié russe. Voisine de l’Ukraine dont elle est séparée par la mer Noire, la Turquie entretient une alliance avec Kiev en raison d’une solidarité « turcique ».
Quoiqu’il en soit, fort de sa position de verrou du Bosphore et de son alliance économique et politique avec Moscou, la Turquie a naturellement cherché à s’imposer comme médiatrice du conflit entre la Russie et l’Ukraine.
La Turquie entretient avec l’Iran une relation tout aussi ambivalente qu’avec la Russie, quoique plus marquée encore par la notion de compétition. L’expansionnisme turc inquiète Téhéran pour plusieurs raisons, ethniques et économiques, qui font également intervenir l’Azerbaïdjan, leur voisin commun.
La phase de réconciliation amorcée au printemps 2022 entre la Turquie et l’Arabie saoudite constitue un autre sujet de préoccupation pour Téhéran, qui craint l’union de leurs capacités militaires et financières. Si les deux anciennes rivales parviennent de fait à une coopération approfondie au Moyen-Orient, c’est toute l’architecture de l’influence régionale de l’Iran, à travers ses proxies, qui s’en trouverait fragilisée.
"une nouvelle donne géopolitique est en train de s’opérer sous nos yeux".
Pour l’avocat Ardavan Amir Aslani, "une nouvelle donne géopolitique est en train de s’opérer sous nos yeux". "Les Saoudiens cherchent à concentrer la totalité de leurs efforts sur la construction de cette ville nouvelle. Ils ne peuvent le faire tant qu’il existe un conflit avec l’Iran. Par ailleurs, ils voient la Turquie et se rappellent l’arrogance et la violence avec lesquelles la Turquie a stigmatisé la personne du prince héritier dans l’affaire Kashogi", explique Amir Aslani.
"Les Saoudiens pratiquent un islam qui n’est pas celui des Frères musulmans, celui qu’incarne Erdogan. La légitimité de leur État vient d’une distribution de l’argent du haut vers le bas. Chez les Frères musulmans, c’est l’inverse. Ces deux thèses s’opposent de manière fondamentale", ajoute Amir Aslani.
La diplomatie du chantage ourdie par Recep Tayyip Erdoğan, couplée avec l’agressivité militaire dans son ancienne sphère d’influence, de la Libye au Caucase, auront-ils raison de la patience de ses alliés et de ses voisins ? Précarisés par une crise économique sans précédent, les Turcs oseront-ils rompre avec l’hégémonie d’un parti et d’une idéologie à court d’arguments et qui n’ont pas su améliorer leurs conditions de vie ?
En cette année du centenaire de la République, le Président sortant est loin d’être assuré de sa réélection en mai 2023
Or le leader du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, a été désigné le 6 mars dernier pour défier Recep Tayyip Erdogan lors des élections prévues le 14 mai prochain. Il lui reste désormais que quelques semaines pour s'imposer face à un président affaibli par la crise économique et les séismes survenus en février dernier.
“La Turquie, nouveau califat ?”
Ardavan Amir-Aslani
Editions de l’Archipel, 2023