Une femme se promène avec son enfant sur la place Miot alors qu'un épais smog et la pollution enveloppent la capitale Ajaccio sur l'île méditerranéenne française de Corse le 25 février 2021. Photo : Pascal POCHARD-CASABIANCA/ AFP .
La question de la neutralité carbone est cruciale pour le monde. Commençons par nous arrêter cinq minutes sur ce terme qui est souvent identifié à une neutralité microéconomique assez facile à atteindre en faisant de la compensation carbone. Je pense en fait que la neutralité dont on parle, ce n’est pas du tout ça. La neutralité dont on parle - je préfère le terme neutralité climat au terme neutralité carbone - est celle auquel se réfère le GIEC et celle auquel se réfère l’article 4 de l’Accord de Paris. Pour bien comprendre cette notion de neutralité climat, il faut revenir aux basiques du réchauffement climatique. Qu’est-ce qui réchauffe la planète ? Ce n’est pas le flux annuel de nos émissions, c’est le stock de gaz à effet de serre qui s’accumule au-dessus de nos têtes dans l’atmosphère. Tant que le stock de gaz à effet de serre continue à s’élargir, le réchauffement se poursuit. C’est fondamental. La notion de neutralité dans ce contexte du GIEC et de l’Accord de Paris, c’est tout simplement la situation dans laquelle, au niveau planétaire, on arrive à stabiliser ce stock de gaz à effet de serre, autrement dit à ramener le niveau de nos émissions brutes à la capacité d’absorption des gaz à effet de serre par ce qu’on appelle les puits de carbone, et les deux grands puits de carbone sont la biosphère, plus précisément les plantes et les sols qui stockent le CO2, et l’océan qui à long terme est le puits de carbone le plus important. Si on arrive demain à développer des techniques complémentaires, comme la capture directe du CO2, ce seront des quantités tout à fait minuscules par rapport à l’enjeu de la préservation et de l’accroissement des puits de carbone.
Cette année, c’est encore plus facile que les autres années de faire le point puisqu’on a le rapport du GIEC. Le rapport du GIEC nous dit que si nous voulons atteindre une cible de 1,5 degré, le budget carbone résiduel, c’est la quantité globale de CO2 que nous pouvons encore émettre au niveau des émissions de 2019, c’est huit à dix ans. Ça veut dire que la neutralité climatique de la planète doit être atteinte vers 2050. Si nous voulons atteindre les deux degrés Celsius, cette neutralité carbone, c’est vers 2070. Premier point évident, cela a été dit par les deux politiques qui m’ont précédé, la question du temps est absolument incontournable. Nous sommes sur des échéances absolument majeures. Deuxième point très important, la neutralité climat en 2050 ou en 2070, ce n’est pas un objectif ultime, c’est un point de passage. Car si nous regardons les scénarios du GIEC au-delà de 2050 ou au-delà de 2070, pour atteindre les 1,5 degré ou les deux degrés, il faut passer par des situations d’émission nettes négatives dans lesquelles le flux annuel de nos émissions sera inférieur aux capacités d’absorption des gaz à effet de serre. Troisième point très important, dans les deux à trois prochaines décennies, on sait déjà que les impacts du réchauffement climatique vont se durcir. Ça a été longuement abordé par tous les intervenants. On voit aujourd’hui que la question du réchauffement climatique et de son existence ne se pose plus, il est là. Ce que nous dit le GIEC, c’est que, quel que soit le scénario dans lequel nous sommes, compte tenu de la difficulté de stabiliser le stock, les impacts du réchauffement climatique dans les meilleurs scénarios continuent à se durcir jusqu’en 2042, 2050. Point complémentaire, cela veut dire que l’action par rapport au réchauffement climatique a deux volets, un volet action de réduction des émissions, mais également un volet adaptation au réchauffement climatique, à savoir l’ensemble des mesures qui vont nous rendre plus résilients par rapport à ces multiples impacts, qu’il s’agisse des vagues de chaleur, de la sécheresse, des incendies ou de la gestion de l’eau. Quatrième point, si nous voulons stabiliser le stock et atteindre la neutralité carbone, il faut agir sur deux jambes. Il faut agir sur la réduction des émissions brutes, mais il faut également agir sur la protection et le développement des puits de carbone qui absorbent le CO2 en fin de vie, et également sur la réduction des émissions de méthane et de protoxyde d’azote d’origine agricole dont on ne parle pas suffisamment. Ceci m’amène à mon deuxième slide. La neutralité climat nous impose deux immenses transformations de nos sociétés. Je partage l’opinion qui vient d’être émise, c’est difficile de parler de transition. C’est quelque chose de beaucoup plus restructurant, beaucoup plus impactant. Je ne sais pas s’il faut parler de révolution, mais ce n’est pas une transition avec l’idée que ça peut être une transition incrémentale. La première jambe, c’est le carbone fossile qui représente environ 70 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, à l’origine de l’utilisation de trois produits : le charbon, le pétrole et le gaz. Si nous n’accélérons pas ce qu’on appelle la transition énergétique en réduisant et en éliminant notre dépendance aux fossiles, nous n’atteindrons jamais la neutralité carbone dans les temps, que ce soit dans le scénario 1,5 degré ou deux degrés. Il convient d’accélérer cette transition. Or, cette transition est dure et fondamentalement dure parce que c’est la première transition énergétique dans l’histoire de l’humanité où il ne s’agit pas de rajouter une nouvelle source d’énergie décarbonée, les renouvelables. Il faut retirer trois sources. Il faut passer d’une logique additive à une logique de substitution et c’est sortir de cette addiction fossile qui cause les immenses traumatismes dans nos sociétés. C’est la raison pour laquelle la logique économique derrière cette transition est tout à fait nouvelle. C’est une logique de rationnement, rationnement des émissions, mais également une logique de rationnement au sens non pas de distribuer des tickets de rationnement, mais de retirer les énergies fossiles, donc de reconvertir et de retirer tout le capital lié à l’usage des énergies fossiles. Or, nos sociétés savent assez bien investir lorsqu’elles ont les bonnes habitations, elles savent très mal désinvestir. Imaginons que dans 20 ans, nous ayons accompli cette prouesse de retirer les émissions de CO2 d’origine fossile, serions-nous nécessairement en situation de neutralité climat ? Tout dépend de ce qu’on fait sur la deuxième jambe, ce que j’appelle le carbone vivant. Le carbone vivant, c’est celui que nous travaillons chaque fois que nous produisons des biens agricoles. C’est le carbone vivant que nous travaillons lorsque nous allons utiliser l’océan pour fournir un certain nombre de produits. C’est évidemment le carbone lié à la forêt. Il n’y aura pas de neutralité carbone si, parallèlement à ce qu’on appelle à mon avis assez facilement la transition énergétique, on ne fait pas cette deuxième révolution sur le carbone vivant. En réalité, c’est aussi de l’énergie. Parce que produire de l’alimentation, c’est notre énergie primaire. C’est quoi l’enjeu ? Sur Terre, c’est l’enjeu de l’agroécologie. C’est l’enjeu de l’agroécologie parce que 25 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce sont des émissions liées aux process agricoles ou des émissions de déforestation dont la première cause et l’expansion des terres pour des usages agricoles, que ce soit l’agriculture ou l’élevage. Cette transition agroécologique est fondamentale. Le puits de carbone marin est également extraordinairement important pour préserver la capacité de stockage du CO2 dans l’océan. Il faut préserver la biodiversité marine. C’est un enjeu immense et très mal connu encore aujourd’hui, car on sait beaucoup mieux ce qui se passe sur la biodiversité terrestre que sur la biodiversité marine.
La dimension géopolitique des questions climatiques et de neutralité carbone
En fait, le thème de la neutralité carbone et du climat est foncièrement géopolitique. On est en plein dans la géopolitique. Vous voyez que les deux enjeux que j’ai cités, carbone fossile, carbone vivant, agroécologie, c'est fondamentalement les enjeux économiques liés à la guerre en Ukraine. Sur l’énergie, c’est effectivement le cas aussi sur les enjeux alimentaires, car le conflit ukrainien bouscule dramatiquement les conditions d’approvisionnement alimentaire dans le monde, menace d’aggraver épouvantablement la malnutrition dans le monde et met en cause les modèles agricoles monospécialisés qu’on a développés à des échelles excessives. Pour l’économiste que je suis, la marche vers la neutralité carbone chamboule complètement notre façon de voir l’économie. J’ai appris à enseigner l’économie en enseignant que l’abondance, c’était le progrès et que les crises, ça venait de la rareté. Depuis 15 ans, j’enseigne une économie que je change d’une année sur l’autre parce que si on veut avoir un progrès durable, il faut tenir compte des frontières monétaires qui sont les plafonds monétaires, le changement climatique, la biodiversité dont j’ai parlé, donc il faut limiter toutes les atteintes à ces frontières naturelles planétaires. Est-ce que ça veut dire pour autant qu’il faut viser la décroissance pour la décroissance ? Non parce qu’on a aussi à l’intérieur de ce qu’on appelle le donut, le beignet rond aux États-Unis, c’est une belle figure décrite par une collègue de l’université d’Oxford, il faut mettre toutes les ressources pour apporter le bien-être aux populations qui en ont besoin. Si on veut avoir un tout petit peu d’adhésion sociale, il ne faut pas dire aux gens qu’il faut se serrer la ceinture, se resserrer la ceinture, encore se resserrer la ceinture et se priver. Non. Il faut trouver des ressources mieux réparties pour satisfaire les besoins de base. Dans ces besoins de base, figure également toute la question de l’adaptation aux impacts du réchauffement climatique. Pardonnez-moi d’avoir légèrement dépassé mon temps de parole. Merci beaucoup pour votre attention et à mon tour, je nous souhaite une excellente édition de l’université E5T.
Le traité climat de 1992 a trois défauts essentiels, il réclame pour 192 États l'unanimité, deuxième partie aussi, il établit des responsabilités communes, mais différenciées, ce qui fait des jalousies, et la dernière chose, c'est qu'il y a un paragraphe trois, il y a un article trois, paragraphe cinq, qui vous dit que le climat, en aucun, la politique du climat ne saurait remettre en cause l'économie mondiale et comment dirais-je, la mondialisation. Donc ce n'est pas là où se fait le droit dans l'état actuel des choses. Ce n'est pas dans ces traités internationaux. Je ne nie pas l'extraordinaire importance de l'Accord de Paris. Je ne le nie pas du tout. Mais il faut bien comprendre que pour que le droit fonctionne, il faut qu'il soit effectif. C'est ça le sujet. Il faut qu'il rentre dans le dur et qu'il soit une contrainte. Et la société civile a inventé quelque chose de tout simple qu'est le contentieux climatique. Alors je me suis préoccupé, et c'est là-dessus que je voudrais intervenir assez rapidement, sur les raisons pour lesquelles, dans le contentieux climatique, c'est une aide extraordinaire, mais on n'est pas arrivés encore jusqu'à présent à promouvoir suffisamment et donner force juridique aux énergies renouvelables. Le combat dans le contentieux climatique se divise toujours en deux parties. C'est le plan de Christian de Pertuis, c'est classique, c'est-à-dire la lutte contre le stockage, contre ce qu'on appelle la réduction, la lutte pour la réduction et deuxièmement, la lutte pour l'adaptation. Alors dans la première catégorie, il y a deux grandes catégories de procès, donc, il y a les procès contre les États et contre les grandes entreprises. Les procès contre les États, en Europe, on a une trilogie absolument extraordinairement importante rendue par les Cours suprêmes et ce n'est pas n'importe quoi. La première décision, c'est la Hollande affaire Urgenda 2019 qui oblige le gouvernement hollandais à augmenter sa diminution des émissions. La deuxième grande décision est Corinne Lepage, qui est largement là-dessus puisque c'est son initiative, je ne fais que l'assister sur ce sujet-là, c'est l'affaire de Grande-Synthe, la commune qui est en dessous du niveau de la mer et qui a obtenu déjà deux arrêts du Conseil d'État qui met en demeure le gouvernement de modifier sa trajectoire parce qu'il est démontré effectivement dans cet arrêt, à la suite de cette procédure, qu'on ne pourra jamais atteindre les fameux 40 % de réduction en 2030 et la neutralité climatique en 2050. Donc c'était une analyse de la trajectoire qui oblige effectivement, la dernière décision importante, c'est une décision de la République fédérale d'Allemagne qui a cette dimension extraordinaire qui dit : "Votre plan pour 2030, il n'est pas si mal que ça, mais après 2030, vous ne faites pas ce qu'il faut et vous allez sacrifier les générations futures." Il y a effectivement une vision démocratique, une vision de la démocratie dans l'écologie qui était votre préoccupation tout à l'heure. Alors qu'est-ce qu'il en est concrètement ? Dans le contentieux contre les États, malheureusement, les juridictions disent : "Moi, je m'occupe de la trajectoire", mais je ne sais pas comment vous allez faire, est-ce qu'il faut faire 30 % de renouvelable ? Est-ce qu'il faut faire des puits de carbone supplémentaires ? Ils ne vous disent pas ça. Il n'y a qu'un seul contentieux qui est très intéressant, c'est la décision rendue par un tribunal civil en Hollande qui est l'affaire Shell, qui oblige la société Shell et ses 11 000 filiales à se prendre au jeu de sa planification climatique et à suivre les directives publiques, c'est-à-dire de réduire ces émissions à 45 %. C'est une révolution extraordinaire qui a fait un bruit dans le monde des énergies fossiles que vous n'imaginez pas, d'ailleurs, à tel point que, au passage, Shell a mis son siège en Grande-Bretagne. Je vous dis ça au passage, mais ça n'a pas d'importance, n'est-ce pas ? C'est la jurisprudence qui nous intéresse. Alors effectivement, c'est plutôt dans cette lutte contre les grandes émissions que l'on trouve la solution. Alors il existe dans le contentieux de l'adaptation beaucoup de décisions de justice qui luttent contre les projets et les procès climaticides. Et je pourrais vous donner plein d'exemples là-dessus. Et on est en train de monter actuellement des obligations de ce qu'on appelle étude d'impact climatique, c'est-à-dire qui s'intéressent à l'effet direct de l'installation d'ouvrages, mais aux effets indirects. Par exemple, il y a des décisions en Australie qui ont été rendues et qui vous disent, c'est très bien, votre mine de charbon, j'ai compris les études d'impact sur l'environnement, mais ce qui m'intéresse, c'est l'effet indirect, où vous allez mettre votre charbon, à qui vous allez le vendre ? Donc on est dans une dimension de recherche.