Le président brésilien Lula da Silva ( à droite) et le chancelier allemand Olaf Scholz ( à gauche) discutent après une réunion au palais du Planalto à Brasilia, le 30 janvier 2023. L'Allemagne a promis lundi 31 millions d'euros supplémentaires (33 millions de dollars) pour l'Amazonie brésilienne en tant que chancelière Olaf Scholz a rendu visite au géant sud-américain sous le choc de la destruction de la forêt tropicale sous l'ex-président Jair Bolsonaro. Photo : Sergio Lima / AFP
Alors que plusieurs pays européens remettent en cause leur stratégie de neutralité face à la guerre en Ukraine, l'Amérique latine trouve une certaine unanimité dans sa position de « non-alignement actif ». Une façon d'affirmer son indépendance géostratégique.
L'Amérique latine a longtemps été le « terrain de jeu » géopolitique des grandes nations. Les Etats-Unis considérant souvent ce territoire comme une chasse gardée face à aux puissances adverses, dont les ex-empires coloniaux. Ce qui explique en grande partie les soubresauts des révolutions et contre-révolutions. La guerre froide a polarisé cet affrontement géopolitique entre superpuissances aux dépens des pays d'Amérique du sud et Amérique centrale, et a nourri une certaine réticence des gouvernements de cette partie du continent à s'impliquer dans des conflits plus globaux. La montée en puissance économique du Brésil et son intégration au sein des BRICS (avec la Chine, la Russie, l'Inde et l'Afrique du Sud) a renforcé le camp de ces « réticents ». Et la récente conférence de Munich sur la sécurité et la guerre en Ukraine a mis en évidence le fossé qui sépare désormais l'Occident du sud et du reste de ses alliés traditionnels. Lors de ce sommet, l'Amérique latine était notamment représentée par le ministre brésilien des affaires étrangères, Mauro Vieira, et la vice-présidente colombienne Francia Márquez, qui ont défendu une même position de « non-alignement actif ». Cette neutralité radicale (ou « neutralité active », selon la définition de Denis de Rougemont*) était déjà apparue lors du vote du 23 février à l'ONU pour condamner le retrait « immédiat, complet et inconditionnel de la Russie ». Les choix des gouvernements « bolivariens » ont été sans surprise : le Nicaragua a voté contre, alors que Nicolás Maduro recevait ce jour-là à Caracas Nikolái Pátrushev, l'un des proches de Poutine (le Vénézuela étant provisoirement privé de son droit de vote aux Nations Unies à cause de son endettement abyssal). Mais d'autres ont choisi de s'abstenir : la Bolivie, Le Salvador, et même Cuba, pourtant en situation d'asphyxie économique et qui pouvait ici obtenir quelques gages auprès de l'ex-« grand-frère ». De son côté, l'ancien principal colombien -et lauréat du prix Nobel de la paix- Juan Manuel Santos a reflété dans son discours le point de vue d'une grande partie des Latino-Américains en soulignant qu'il faut « parfois penser davantage à la façon de mettre fin à une guerre qu'à la façon de la gagner ». En Amérique latine, l'agression russe est perçue comme étrangère par une large partie de l'opinion publique. Ce qui explique un certain consensus entre des mandataires sont perçus comme rivaux. Le président mexicain Andrés Manuel López Obrador n’a ainsi pas hésité à critiquer le chancelier Olaf Scholz pour avoir envoyé des chars Léopard à Kiev « contre la volonté des Allemands ».
Liberté de ton
Les actes sont d'ailleurs ici plus éloquents que les paroles. Le Chili et le Brésil disposent de chars Léopards ; la Colombie, le Pérou, le Mexique, l'Argentine, le Brésil et l'Équateur possède d'hélicoptères MIG et de missiles antichars et sol-air russes compatibles avec ceux de l'armée ukrainienne, alors que les forces aériennes péruviennes ont des chasseurs MIG et Sukhoi. Mais du Mexique jusqu'à Ushuaïa, les refus d'envoyer du matériel militaire sont unanimes. Le président colombien Gustavo Petro a même osé dire qu'il préférait « que ces armes finissent par rouiller dans des décharges plutôt que de servir à prolonger la guerre ». Olaf Scholz est donc revenu les mains vides de son voyage à Santiago, Buenos Aires et Brasilia, à la fin du mois de janvier dernier. Luiz Inacio Lula da Silva n'a pas dérogé à cette règle, en refusant expressément de vendre à Berlin des obus d'artillerie destinés à être réexportés vers l'Ukraine.
Depuis sa réélection, le président brésilien semble s'attacher à maintenir une posture de chef d'État équidistant dans ses relations internationales, jusqu'à renvoyer dans un premier temps dos à dos Zelenski et Poutine, avant de modérer et nuancer son point de vue devant Joe Biden lors d'une visite à la Maison Blanche. Mais en conservant sa liberté de ton et en se gardant d'égratigner la Russie. Avant son départ pour Pékin (prévu cette semaine mais retardé pour cause d'infection pulmonaire), Lula a fait savoir qu'il avait un plan de paix pour l'Ukraine à présenter à son homologue chinois. L'initiative a certes peu de chances de succès, mais elle confirme sa stratégie de « non-alignement actif ». Il est vrai que, dans ses relations avec la Russie, d'autres intérêts plus prosaïques sont en jeu : grâce aux importations d'engrais russes, les exportations agricoles du Brésil ont augmenté de 36,1 % en 2022, pour atteindre 75 milliards de dollars. La balance commerciale brésilienne a ainsi clôturé l'année dernière avec un excédent record de 61,8 milliards de dollars. Comme d'autres chefs d'État sud-américains, Lula ne voit pas non plus d'un mauvais œil le renforcement diplomatique avec Pékin. Car si les gouvernements de la région résistent mieux qu'avant aux pressions géopolitiques, c'est justement aussi grâce à la Chine, actuellement premier partenaire commercial des principales économies d'Amérique latine (à l'exception du Mexique). Après plusieurs années de stagnation voire de baisse, les investissements chinois ont également renoué avec la croissance, notamment au Brésil, où ils ont augmenté de 200 % pour la seule année 2021.
Évidemment, la stratégie de neutralité radicale n'est certes pas désintéressée.
* L'écrivain et journaliste suisse Denis de Rougemont est cofondateur (en 1940) et rédacteur du manifeste de la Ligue du Gothard, groupe de résistance aux fascismes européens victorieux. Il publie un article virulent contre lors de l'entrée des Allemands à Paris (« À cette heure où Paris…. ») qui redonne un sens plus engagé à la neutralité de son pays. Ce qui lui vaudra une condamnation en Suisse, avant d'être contraint à l'exil.