La France a sans doute atteint son apogée à la veille de la Révolution, portant paradoxalement sa puissance à un niveau inégalé. Quels étaient les leviers de cette puissance ? Peuvent-ils inspirer une politique de « renaissance » ?
Quand la France était la première puissance du monde, voilà une affirmation bien surprenante pour qualifier le règne de Louis XVI, premier monarque absolu à perdre sa tête sur l’échafaud ! C’est pourtant ce pari osé que relève avec un certain brio l’officier des Troupes de marine et enseignant à l’École de guerre économique (EGE) Raphaël Chauvancy. Il n’hésite pas à aller à contre-courant de l’historiographie traditionnelle pour faire du règne de Louis XVI, au moins jusqu’en 1787, un idéal de gouvernance et de puissance dont la France contemporaine pourrait encore s’inspirer.
Dans la mémoire collective, le règne de Louis XVI est entaché par une grave crise économique et sociale, doublée d’une perte de légitimité de l’état à travers la figure du roi serrurier et de son « Autrichienne ». Incapable de refréner les ardeurs réformatrices des représentants du Tiers-état et la frénésie révolutionnaire des sans-culottes parisiens, semblant ballotté par les événements, le couple royal et sa fin tragique marquent les esprits et font de la Révolution française un symbole de la lutte contre le despotisme et l’obscurantisme.
« Un roi plus énergique, ou mieux entouré, aurait surmonté la crise et fait l’économie d’une longue guerre civile et européenne. Ne manquent alors à Louis, mais cruellement, que les forces de l’esprit et de la volonté politique ». Mieux entouré, le roi l’a pourtant été. Ainsi de l’énergique ministre des affaires étrangères puis principal ministre à partir de 1781, Vergennes, pour lequel l’auteur ne tarit pas d’éloges. Plus que Louis XVI, c’est bien Vergennes qui permet à la France de réaffirmer son statut de puissance, ébranlé par le calamiteux traité de Paris (1763) venant clore la guerre de Sept Ans.
Les facteurs de la puissance
Mais qu’est-ce qu’une puissance pour Raphaël Chauvancy ? Reprenant les définitions les plus contemporaines, comme celles de l’amiral Mahan ou du philosophe Raymond Aron, l’auteur voit dans la puissance « l’effet de la projection d’une volonté raisonnée sur l’environnement humain, politique, économique, géographique et culturel. Elle se conçoit comme un réseau global, une gerbe de forces dont l’imbrication et la complémentarité constituent un maillage serré (…). Nous entendons ainsi la puissance comme multiforme et synergétique. ». On pourrait s’interroger sur la viabilité d’une définition aussi moderne pour un état d’Ancien Régime, mais c’est à travers celle-ci que Chauvancy entend démontrer que la France des années 1770-1780 était bien la première puissance du monde, ou presque.
La première partie de l’ouvrage s’attache donc à prouver que la France n’a rien à envier à sa principale concurrente pour l’hégémonie européenne, l’Angleterre. Bénéficiant d’une population aussi nombreuse que laborieuse, d’un commerce florissant et d’une industrie en pleine expansion, notamment grâce à l’espionnage pratiqué à l’encontre de l’industrieuse Albion, le royaume n’est pas qu’une simple puissance économique sans force, à l’instar de la Hollande : réorganisée après le désastre de la guerre de Sept Ans, l’armée voit sa puissance de feu grandement augmentée grâce au système Gribeauval, alors que la marine est renforcée par la mise en service de nouveaux vaisseaux sous l’impulsion du ministre Choiseul.
Excellemment sourcée et documentée, cette partie de l’ouvrage permet de refaire le point sur l’état de la France quelques années avant la Révolution. Loin de dresser un tableau noir du règne de Louis XVI, l’auteur révèle un paysage politique contrasté : si l’état est en faillite, la situation économique n’est pas catastrophique pour les habitants du royaume, loin s’en faut ; le roi reste apprécié même si dans les faits ce sont Choiseul puis Vergennes qui impulsent réellement les politiques du royaume ; l’armée et la marine sont conséquentes, tandis que le budget militaire exorbitant exigé par une guerre incite à privilégier les solutions diplomatiques au jeu des puissances ; la culture française enfin brille de mille feux à l’étranger, même si ce sont plutôt les idées des Lumières qui sont alors propagées.
Le déploiement de la puissance
À ce stade de l’analyse, en déduire que la France était la première puissance du monde peut sembler quelque peu excessif. La deuxième partie vient pourtant étayer cette théorie : si le royaume des Lys apparaît comme l’étoile montante de l’Europe et par là, du monde, c’est qu’il n’est autre que le « gendarme » du Vieux Continent, imposant sa loi et ses traités, pesant de tout son poids politique sur ses alliés comme sur ses rivaux pour tirer avantage de chacune des situations du moment. Vergennes, fidèle à l’Europe westphalienne, impose cette doctrine d’équilibre des puissances face à toutes les nations expansionnistes et impérialistes.
Sur le continent, Paris doit ainsi contenir les ardeurs de son allié viennois, en quête de conquêtes et de prestige après son effacement au profit de la Prusse voisine dans l’espace allemand. La France maintient par ailleurs l’alliance avec l’Espagne des Bourbons pour s’assurer une flotte nombreuse, se rapproche de la Hollande, rivale économique de l’Angleterre, assure l’indépendance polonaise et s’oppose aux appétits russes en protégeant l’Empire ottoman.
Cette affirmation diplomatique n’est possible qu’en étant capable de faire pression sur les autres puissances : la France le prouve pleinement lors de la guerre d’indépendance américaine. Malgré la francophobie des treize colonies anglo-saxonnes encore marquées par la guerre de Sept Ans, l’adage selon lequel « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » trouve toute sa légitimité à cette occasion. Pour nuire à la puissance britannique et tenter de l’évincer d’Amérique, le gouvernement de Louis XVI soutient les insurgés et leur assure la victoire de Yorktown grâce au déploiement de la Royale dans la baie de Chesapeake (1781).
Une puissance sans prestige est-elle possible ?
Mais c’est là que le bât blesse. Les Français restent attachés à l’idée traditionnelle de la puissance : il faut de grandes victoires et des conquêtes territoriales, comme sous Louis XIV, pour satisfaire une opinion publique pesant de plus en plus sur la politique du royaume. Après la guerre de Sept Ans, l’intervention de La Fayette sans autre gain que l’indépendance des colonies américaines autrefois ennemies, reste incompréhensible. Le peuple gronde, alors que l’Angleterre poursuit sa conquête coloniale et que la France s’enfonce dans des tractations diplomatiques sans fin sur le Vieux Continent. Il faut des victoires militaires pour retrouver la fierté nationale qui fait tant défaut à cette époque, et que l’auteur n’analyse pas, bien au contraire : critiquant Napoléon pour les conflits terrestres qui jalonneront son règne, il fait abstraction de l’adhésion presque totale des Français pour « le petit caporal ». Le prestige d’une victoire qui vient raffermir la fierté de la nation vaut plus qu’un avantageux traité diplomatique et la mémoire le prouve : Napoléon fait toujours l’objet d’une profonde admiration, à l’inverse de Louis XVI ou de Vergennes, inconnus du grand public.
L’ouvrage n’en est pas moins intéressant : l’analyse globale de la puissance française est juste, surprenante même à l’aube de la Révolution, qui apparaît dès lors comme une effroyable régression. La question de l’économie du royaume, principale raison de la brutale remise en cause du régime, est bien mise en avant par l’auteur, qui dessine un tableau nuancé de l’époque. On pourrait presque conclure que Vergennes était en avance sur son temps : sa doctrine d’équilibre des puissances, appuyée par une armée puissante, dissuasive, est un concept moderne, qui n’est pas sans rappeler le multilatéralisme contemporain. La France était primus inter pares en Europe grâce à une stratégie globale et une volonté politique inébranlable. Saura-t-elle retrouver ces vertus pour renouer avec la puissance ? C’est toute la question que pose en réalité Raphaël Chauvancy avec cet essai qui, loin de se cantonner à une réflexion historique, propose en creux une politique de puissance pour notre temps.