La position adoptée par un grand nombre de pays du sud vis-à-vis de la guerre en Ukraine fut de ne soutenir aucune des deux parties en conflit. Alors que la plupart d’entre eux ont voté, le 2 mars 2022, à l’assemblée générale des Nations Unies, contre l’invasion des forces armées russes en Ukraine, ils n’ont pas conservé cette même attitude au sujet des résolutions de caractère politique, telle celle du 7 avril de la même année de suspendre l'appartenance de la Russie au Conseil des droits de l'homme des Nations unies et qui fut adoptée par 58 abstentions ; en outre, ils n’ont pas emboîté le pas aux pays occidentaux en appliquant des sanctions économiques contre la Russie.
De telles positions posent la première pierre d’un nouveau système de politique étrangère qui porte le cachet de l’indépendance, de la prise de décisions sur la base des intérêts nationaux des États et de leur perception de l’ordre international sans soutien absolu et permanent porté à l’une des deux parties : c’est ce modèle politique que nous dénommons la nouvelle conception du non alignement.
En fait, elle n’est pas le fruit de la guerre en Ukraine. C’est une création qui existait bien auparavant dans les écrits de certains diplomates et académiciens égyptiens. Nous en trouvons les prémices dans l’article de l’ancien ministre égyptien des affaires étrangères Amr Moussa, intitulé « N’est-t-il pas temps pour un nouveau non alignement ?! » publié, en mai 2020, dans le quotidien arabe Asharq al-Awsat et où l’écrivain a détaillé sa proposition dans le cadre d’une analyse de la compétition américano-chinoise et les différends qui existent entre les deux pays au sujet de l’origine du virus du Covid 19.
On s’attendait- à une certaine époque- que l’Union européenne puisse devenir un acteur principal dans l’évolution de ce type de mouvement après qu’un certain nombre de politistes et d’intellectuels européens avaient propagé l’appel à l’adoption de la politique de « l’indépendance stratégique ». Elle se résume dans le comportement indépendant adopté par un ou plusieurs pays en vue de protéger leurs sécurités nationales et défendre leurs intérêts sans se plier aux pressions étrangères. Ce mouvement a navigué de conserve avec l’appel à l’augmentation des dépenses de la défense et le renforcement des industries militaires défensives en Europe. Le président français Macron était l’un des plus grands défenseurs de cette politique. Il a même proposé au cours de son premier mandat la création d’une armée et d’un système nucléaire européen de dissuasion de manière à réduire la dépendance de l’Europe de l’OTAN où les Etats Unis ont le dernier mot ainsi qu’à développer ses capacités particulières.
Cette prévision a été infirmée avec la déclaration de la guerre en Ukraine qui a confirmé que l’Europe dépend- sur le plan sécuritaire- des Etats Unis et que le rôle du Traité atlantique a été ressuscité à travers la coordination du soutien militaire dirigé vers l’Ukraine qu’une plus grande présence militaire sur les territoires européens fut accordée aux Etats Unis ainsi qu’un plus immense prestige dans leurs capitales. Cet affaiblissement s’est fait également sentir à travers une nouvelle conception stratégique du Traité atlantique reconnue par ses pays membres à leur réunion à Madrid en juin 2022.
Alors que le monde aujourd’hui vit dans des conditions diamétralement opposées à celles qui régnaient dans les années cinquante du siècle dernier, nous nous rendons compte que le nouveau mouvement de non alignement ne retient que juste la dénomination de son précédent, dirigé par les dirigeants Nasser de l’Egypte, Nehru de l’Inde et Tito de Yougoslavie et dont la première conférence a été tenu à Belgrade en 1961.
Au passé, il y avait deux blocs et deux alliances entre lesquels la guerre froide a éclaté sur des bases idéologiques ; alors qu’il n’ y avait pas d’économie mondiale ou d’importants échanges commerciaux qui engendreraient des intérêts commerciaux entre eux. La situation actuelle est contraire sur plusieurs points de vue : le bloc de l’Est s’est désintégré et le volume du commerce international a augmenté entre les grandes puissances. A titre d’exemple, les intérêts économiques échangés entre les Etats Unis et la Chine ont atteint un niveau impressionnant sur le plan des investissements et du commerce ; la Russie était la source principal de gaz d’un grand nombre de pays européens pour de très longues années et jusqu’au début de la guerre.
L’essence même de la nouvelle politique de non alignement réside dans l’adoption, par un ou plusieurs Etats, d’une position de ne pas s’engager dans les conflits en cours entre les grandes puissances et de ne pas soutenir durablement l’une des parties ; c’est à dire, ils se placent à distance égale des superpuissances ; ils s’en rapprochent ou s’en écartent en fonction de leurs intérêts pratiques. Certains de ces pays pourraient assurer une concertation ou une coordination avec des pays d’obédience commune mais ne visent nullement par-là à organiser un groupement international ou des institutions permanentes entre eux.
Ces Etats continueront à traiter, selon leurs propres intérêts nationaux, avec toutes les grandes puissances telles les Etats Unis, la Chine, la Russie et l’Union européenne sans lier entre ces relations et les conflits ou compétitions opposant les unes aux autres ces puissances internationales. La décision de l’Arabie Saoudite de restaurer ses relations diplomatiques avec la Chine en est l’exemple probant le plus récent.