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Editos

Ordre ou désordre international ? L’Amérique et ses ennemis

Le Dialogue

Pour mieux comprendre les enjeux du désordre international actuel que certains assimilent à une IIIème guerre mondiale déclenchée avec la guerre en Ukraine et qui pourrait s’étendre à des fronts asiatiques et moyen-orientaux, revenons tout d’abord sur les différentes interprétations de ce qu'allait devenir, selon les plus grands auteurs anglo-saxons, le nouvel ordre international post-guerre froide. Ces politologues et stratèges ont émis des hypothèses a priori contradictoires quant à la configuration du « nouvel ordre mondial », annoncé par George H. Bush en 1990. La relecture de ces grandes écoles de pensée s'interrogeant sur l'avenir du monde post-bipolaire peut nous inciter, rétrospectivement, à critiquer ou valider leurs analyses à vocation plus ou moins prédictive, d'autant qu'elles ont toutes abordé d'une façon ou d'une autre la question du devenir de l'empire américano-occidental aujourd'hui contesté dans ses fondements mêmes par les outsiders russes et chinois (puis leurs alliés « multipolaristes » et anti-occidentaux). Cinq courants peuvent être distingués en la matière:

- l’école « unipolariste décliniste », autour des travaux du Britannique Paul Kennedy; 

- le courant « unipolariste optimiste » des Américains Francis Fukuyama ou Joseph Nye; 

- l'école de l'empire face à ses ennemis, de Zbigniew Brzezinski et Graham Allison;

-le paradigme civilisationnel de Samuel Huntington.

- la critique de la mondialisation anglo-saxonne productrice de réactions identitaires (McWorld versus Jihad) par Benjamin Barber

 

- Le « déclinisme »  de Paul Kennedy : La vision de Kennedy, auteur en 1987 de The rise and fall of the great powers, est simple : l'univers bipolaire a disparu, relayé par un monde unipolaire dominé provisoirement par les Etats-Unis condamnés, à plus ou moins brève échéance, à un inexorable déclin. Argument majeur: « Tout Empire périra ! ». Trente ans plus tard, force est de constater que cette vision a été singulièrement contredite par les faits: les Etats-Unis, au cours de cette période, n'ont nullement renoncé à leur statut d'hyperpuissance. Il n'est certes pas question de minimiser aujourd'hui la sévère crise financière et boursière qui a secoué l’économie américaine en  2007; ni de nier les conséquences dramatiques, des initiatives de l'administration Bush Junior en Irak. Il est aujourd'hui encore trop tôt pour pouvoir émettre un jugement objectif sur les prises de position d'un Donald Trump entre 2016 et 2020, d'autant que, en comparaison avec ses prédécesseurs, Donald Trump aura été plutôt un non-interventionniste et n'a pas commis les graves erreurs de politique étrangère de Bill Clinton, George Bush père et fils et même Obama (guerres d'ex-Yougoslavie, Irak 1 et 2, Libye, Afghanistan) 

Beaucoup d'experts brodent sans état d'âme sur le déclin de l'empire américain, que la nouvelle superpuissance chinoise cherche à déclasser. Ils ont oublié la rigoureuse mise en application du programme de « Missile Defense » (bouclier anti-missile susceptible d'assurer la protection du territoire américain et des alliés), sur laquelle nous reviendrons, et proclament un peu trop hâtivement la fin de l'hyperpuissance américaine avant même qu'elle n'ait été vaincue... En réalité, le déclin semble bien plus frapper l'Europe que les Etats-Unis. 

Les Etats-Unis restent en effet la première et la seule puissance capable d'intervenir dans tous les coins de la planète, grâce à ses 745 bases militaires dans 149 pays, ses 7 flottes, son budget de défense annuel de 720 milliards de dollars, autant que le budget total de tous les autres pays réunis (et 4,2 fois plus que celui de la Chine  - 178 milliards USD-. Sa domination satellitaire et technologique, son soft power culturel et sociétal universel, l'impérialisme de sa monnaie, l'Alliance atlantique, plus puissant système de défense mondial, sa maîtrise des institutions internationales (certes en décroissance, mais encore importante), et sa pratique des juridictions coercitives extraterritoriales, demeurent des instruments hégémoniques redoutables. Quant aux capacités de l'économie américaine à rebondir après les crises, toute l'histoire des Etats-Unis fourmille d'exemples révélateurs. Bref, en dépit d'inévitables difficultés conjoncturelles, les Etats-Unis revendiquent plus que jamais le statut inédit d'hyperpuissance, via la concrétisation progressive d'une véritable géopolitique orbitale. Est-ce à dire qu'ils ont toujours vocation à être les gendarmes du monde et qu'ils réussiront à stopper l'avancée fulgurante de l'outsider chinois ? Seul l'avenir le dira.

 

- L'unipolarisme « euphorique» de Fukuyama, et des néo-conservateurs américains : une option, elle aussi, balayée par les faits ! Pour le politologue et historien américain d’origine japonaise Francis Fukuyama,  auteur du célèbre ouvrage The end of history and the last man (1992), le monde post-guerre froide devenu unipolaire, dominé par une Amérique exemplaire et caractérisé par le triomphe du libéralisme capitaliste et de la démocratie, serait la "fin de l'histoire politique mondiale", le modèle indépassable pour les Nations. Rappelant que les Etats-Unis demeurent les plus puissants dans tous les domaines, tangibles (ressources de base, secteur militaire, énergie, sciences et technologie) comme intangibles (du patriotisme à la « culture universelle"), Fukuyama estime que « l'Occident a gagné la guerre froide et, à l'échelle du monde, les conflits entre les nations sont terminés (sic); l'idéologie communiste a échoué et lelibéralisme deviendra l'idéologie universelle ». Un consensus remarquable sur la légitimité de la démocratie libérale en tant que système de gouvernement idéal face à l'échec des systèmes idéologiques totalitaires. Bénie de Dieu, la nation américaine a le devoir d'implanter ses vertus démocratiques partout dans le mondeComme le rappelait Warren Christopher, ancien Secrétaire d'État de Bill Clinton, « la fin de la guerre froide nous a donné une possibilité sans précédent de façonner un monde plus sûr, dans lequel les intérêts et les idéaux américains peuvent s'épanouir ». Mais ces commentaires singulièrement optimistes se sont heurtés, au cours de la dernière décennie, à la réalité. Les faits sont têtus, disait Lénine. Cela est aussi vrai en géopolitique. L'option Fukuyama est, elle aussi, contredite par une série de faits, voire d'événements convergents, durant la dernière décennie. D'abord, Washington a sous-estimé l'évolution de la sécurité collective. Le maintien de la posture américaine  sous la forme traditionnelle a entraîné des dysfonctionnements, notamment dans un certain nombre de points chauds du globe, comme la Corne de l'Afrique ou, a fortiori, le Moyen-Orient et l'Asie méridionale. Les Etats-Unis ont aussi pris conscience tardivement que la revendication de leur leadership devait s'accompagner d'une diplomatie cohérente, étayée par la concrétisation de promesses ou de gestes significatifs: Barack Obama ne promettait-il pas dès le début de son premier mandat la fermeture définitive de la prison Guantanamo ? Dans un autre registre, Daesh n'aurait pas pu terrifier le monde arabe, s'emparer d'une partie de l'Irak et de la Syrie en 2014 si, en 2009, Barack Obama n'avait pas décidé de retirer d'un coup les troupes américaines sans "service après-vente". On est ainsi passé de l'excès de l'intervention militaire américaine en Irak voulue par les "néo-conservateurs" de l'administration Bush Jr, en 2003, qui ont stupidement créé un chaos en détruisant totalement l'État baathiste irakien, à un désengagement brutal qui a créé un vide et poussé les tribus sunnites massacrées par les chiites revanchards dans les bras des djihadistes à peine relâchés des prisons américaines d'Irak et des geôles syriennes à la faveur des révolutions arabes... Bref, le chaos généralisé. Dans un tout autre domaine, prétendre au premier rang en matière de culture et d'éducation... tout en quittant, en réintégrant, puis en quittant de nouveau l'UNESCO, était pour le moins contre-intuitif. 

Enfin, et surtout, les Etats-Unis n'ont pu, jusqu'à une date récente, contribuer efficacement à l'éradication du terrorisme islamiste international. Au contraire, ils ont même longtemps directement contribué à son expansion, via leur stratégie pro-islamiste en Afghanistan sous la guerre froide contre l'armée soviétique puis dans les Balkans en 1992-1999, et indirectement, par leurs folles aventures militaires en Irak, en Afghanistan ou en Libye. La mort de centaines de milliers d'innocents ("dommages collatéraux" des bombardements aériens massifs) ont été de ce point de vue  de véritables semences pour le djihadisme, ainsi que l'exprimait le général américain David Petraeus en affirmant  que "deux terroristes tués avec des dommages collatéraux humains en font naître quatre"...

On peut également mentionner que Washington a négligé le nouveau rôle croissant et de plus en plus hors contrôle des organisations supra-étatiques, des puissances multinationales et digitales, comme des nouveaux acteurs régionaux du monde multipolaire qui poursuivent leurs propres intérêts. Plus étonnant encore, l'échec de l'ALENA, pourtant contrôlé par les Etats-Unis... Quant à la gestion du contrôle des armements, le moins que l'on puisse écrire, c'est que depuis le 12 octobre 1999 et le refus du Congrès de ratifier le CTBT (Traité d'interdiction complète des essais nucléaires), puis de poursuivre Start III, le « gendarme du monde» a peu contribué à son évolution et a plutôt œuvré objectivement à une néo-guerre froide dangereuse avec la Russie de ce fait jetée dans les bras du rival chinois... Enfin, il convient de rendre justice au fait que Fukuyama est revenu en partie, par la suite, sur son idéalisme triomphal propre à l'école néo-conservatrice, notamment dans son ouvrage Trust : Social Virtues and Creation of Prosperity (1996), reconnaissant alors que la culture, donc l'identité et l'élément géocivilisationnel, ne peuvent pas être clairement séparée de l'économie, et que cela implique de relativiser le caractère universel des valeurs portées par l'Occident.

 

"L'empire américain face à ses ennemis", de Zbigniew Brzezinski et Graham Allison

En 1997, dans son bestseller Le Grand Echiquier, le célèbre politologue et stratège américain d’origine polonaise Zbigniew Brzezinski, expliquait que l’Eurasie, vaste ensemble allant de l’Europe de l’Ouest à la Chine via l’Asie centrale, constituait la scène centrale de la politique mondiale et qu'elle était l’enjeu principal pour l’Amérique. Selon lui, la Russie, puissance majeure du heartland (voir carte), devrait être endiguée sur son périmètre et ses flancs afin qu’elle ne redevienne jamais une grande puissance eurasienne. Quant à l'hyperpuissance américaine, devenue le cœur de l'empire occidental après la victoire contre l'URSS, elle devait impérativement prévenir l’émergence d’une puissance eurasienne antagoniste (la Russie, puis plus tard la Chine), donc conjurer toute alliance « anti-hégémonique » russo-européenne. Brzezinski suggère ainsi d’ « utiliser tout moyen pour prévenir l’émergence d’une coalition hostile [en Eurasie] qui pourrait défier la primauté de l’Amérique » ou la « possibilité d’un pays de se substituer aux Etats-Unis en tant qu’arbitre en Eurasie ». Il affirme qu'il faut soutenir les forces et Etats jadis occupés par l’Union soviétique ou ses alliés en visant particulièrement la Pologne, les Pays baltes, la Roumanie, et surtout l’Ukraine. Dans sa vision, cette dernière est un verrou destiné à « prévenir l’expansion russe dans son étranger proche », donc dernier rempart face à l’avancée de la Russie vers le Sud, d'où sa volonté de financer les forces anti-russes de l'Ouest de l'Ukraine afin de faire perdre à Moscou le contrôle de ce pays charnière entre la Russie, l'Europe et la Méditerranée (via la Crimée et la mer Noire et les détroits turcs. L'encouragement occidental à la Révolution orange de 2004 et à l'Euromaidan de 2013-2014, était annoncé noir sur blanc dans Le Grand Echiquier, avec les conséquences que l'on sait en termes de réaction prévisible de Moscou et donc de chaos (guerre civile en Ukraine en agression russe de l’Ukraine depuis février 2021). Sa préconisation du « double élargissement » (avancée le plus possible vers l'Est de l'OTAN et de l'UE) a en fait débouché sur une nouvelle guerre froide entre l'Occident atlantiste et la Russie post-soviétique qui pourrait devenir une guerre mondiale si les Etats-Unis continuent de vouloir à la fois endiguer (contain) ou refouler (roll back) les Russes, les Chinois, les Iraniens et les nord-coréens à la fois. En fait, la « doctrine Brezinski » poursuivait celle de John Foster Dulles, concepteur de la doctrine du Roll back contre l'URSS sous la Guerre froide, qui continua lui-même la vision du stratège anglais Halford John Mackinder, qui appelait à endiguer le heartland russe et d'encercler l'Eurasie avant même l'existence de la menace soviéto-communiste (voir carte). 

Ceci dit, Brzezinski a été moins primairement impérialiste qu'on le croit : dans les années 2000, à la fin de sa vie, il a critiqué l'interventionnisme des néo-conservateurs et leurs guerres mal menées en Irak et Afghanistan qui ont contribué à faire perdre aux Etats-Unis leur pouvoir de séduction. Plus surprenant, celui qui apparut longtemps comme un russophobe acharné a fini par regretter lucidement, comme Georges Kennan peu avant lui, le fait que l'échec de l'intégration de la Russie dans l'orbite occidentale a jeté la Russie de Vladimir Poutine dans les bras du vrai ennemi de l'Empire américain : la Chine...

Passons au second théoricien de l'empire américano-occidental face à ses ennemis : Graham Allison, professeur à Harvard, comme Huntington et Fukuyama, Allison a théorisé l’affrontement apparemment inéluctable entre l’Amérique et son véritable ennemi qu'est la Chine depuis la chute de l'URSS. Dans son ouvrage publié en 2017 aux Etats-Unis, intitulé Destined for war, l'auteur s'appuie sur la théorie du piège de Thucydide, selon laquelle, une puissance dominante (comme les Etats-Unis) mais en déclin, tendrait à faire la guerre pour empêcher qu’une puissance rivale (la Chine), encore inférieure mais en pleine expansion, ne finisse par la remplacer. Le piège résiderait dans le fait que c'est la puissance dominante qui déclenche la guerre qui est vaincue par l'outsider...

Pour Allison, la poursuite et l'intensification constatées des rivalités entre les deux superpuissances sur presque tous les fronts (stratégique, politique, technologique, idéologique, énergétique et économique) rendent le choc militaire inévitable... Sauf si l'Oncle Sam et l'oncle Xi s'entendent dans une sorte de duopole/condominium pragmatique. L'auteur rappelle que, de l’Antiquité à nos jours, le "piège de Thucydide" s'est vérifié à seize reprises et a débouché douze fois sur une guerre que l'empire sortant a perdue face à l'outsider... Finalement, quelle que soit l'issue de la guerre qui vient entre les deux empires, Graham Allison dépeint un monde divisé, comme sous la guerre froide, mais cette fois-ci dans le cadre d'une lutte entre deux capitalismes concurrents, le capitalisme d'État maoïsto-confucéen, d'une part, et le capitalisme occidentalo-libéral, de l'autre. Certes, on peut espérer que la dissuasion, pas seulement nucléaire, mais économique et financière (interdépendance), donc la raison et les intérêts mutuels, empêcheront ce scénario pessimiste du conflit militaire direct et le limiteront à un conflit/bras-de-fer économique. Le pire n'est jamais certain, et lorsqu'il advient, ce n'est pas toujours de là où on l’avait envisagé...