Des touristes passent devant la peinture murale vandalisée du président américain Donald Trump sur la barrière de séparation controversée d'Israël dans la ville cisjordanienne de Bethléem le 3 janvier 2020. Le Pentagone a déclaré que le président américain Donald Trump avait ordonné le "meurtre" de Qasem Soleimani après une foule pro-iranienne a assiégé cette semaine l'ambassade américaine dans la capitale irakienne. Le chef suprême de l'Iran, l'ayatollah Ali Khamenei, a rapidement promis une "vengeance sévère" pour la mort de Soleimani, la plus grande escalade à ce jour dans une guerre par procuration redoutée entre l'Iran et les États-Unis sur le sol irakien. / AFP / AHMAD GHARABLI
Le Proche-Orient, depuis l’accession des Etats à l’indépendance, a toujours vu ceux-ci s’opposer selon des coalitions régionales rivales, souvent des plus antagonistes, organiques, instituées ou tacites. Partiellement écarté de la Guerre froide (même si nombre de conflits l’ont en bonne partie recoupée), la région a été longtemps le cadre d’un affrontement majeur entre Israël et les pays arabes. Les Accords de Camp David, en 1979, ont mis fin à cet état de conflit permanent, qui avait participé entre autres à l’éclatement du conflit libanais. Avec, succès majeur de l’Administration Trump en matière diplomatique, les Accords Abraham, on peut dire que le conflit israélo-arabe a achevé son objet au bout de trois- quart de siècle.
Depuis la fin de la Guerre froide, et à plus forte raison depuis 20 ans, c’est-à-dire, clairement, depuis l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, des axes régionaux irréductibles l’un à l’autre. La structuration de ces axes répond pour l’essentiel à un antagonisme majeur, celui du bloc chiite, autour de l’Iran, et d’un groupe de pays sunnites regroupé autour de l’Arabie saoudite et de la plupart des monarchies du Golfe. Avec, dans l’entre-deux, la Turquie qui, dans la centième année de son existence contemporaine, joue un rôle stratégique majeur dans la région.
Le « croissant chiite »
Autour de l’Iran s’est développé, depuis le début des années 2000 et l’arrivée spectaculaire des Etats-Unis dans la région à la faveur de l’improbable opération irakienne, un « Croissant chiite », pour reprendre les propres termes du roi de Jordanie Abdallah II. Le centre névralgique en est le régime iranien qui, au fur et à mesure de la montée de l’islamisme radical sunnite, a perdu sa prétention à incarner la subversion islamique dans toute sa dimension absolue. Mais qui conserve sa légitimité à représenter la revendication populaire arabe et islamique sur une question essentielle, celle de Jérusalem et de la Palestine.
L’intervention américaine, en voulant imposer la loi du nombre au Proche-Orient, a fait de l’Irak un territoire où le pouvoir se dispute essentiellement désormais entre factions chiites. Mais où le rôle de l’Iran est depuis majeur, même si la revendication de cette terre originelle du chiisme, notamment autour de ses autorités religieuses, peut réduire quelque peu le poids de Téhéran dans le pays. Un pays qui fut longtemps le lien névralgique du Croissant chiite et de l’influence iranienne au Proche-Orient, la Syrie.
Dirigée depuis plus d’un demi-siècle par sa composante alaouite, secte schismatique issue du chiisme, la Syrie est, depuis le déclenchement du conflit en 2011, un pays sous tutelle à la fois russe et iranienne, qui assurent la survie du régime. L’effondrement de son économie, la fin de sa tutelle sur le Liban (où le régime prélevait chaque année plus de 5 milliards de dollars indispensables à sa survie) fait de la Syrie un pays aujourd’hui en sursis. Certes, l’État syrien (qui garde certains soutiens du fait de la radicalité islamiste avérée de la grande majorité des opposants) voit son territoire partagé en zones d’influences où la Turquie exerce un rôle particulièrement déterminant.
Mais c’est le Liban qui subit de la façon la plus aiguë les turpitudes de l’influence iranienne. Depuis le retrait syrien en 2005, le Hezbollah y assure la maîtrise stratégique, ravalant l’armée libanaise, pourtant gage essentiel de l’unité nationale, à un rôle supplétif de maintien de l’ordre. Gangréné par la corruption de la classe politicienne, le Liban a eu de plus à subir les conséquences dramatiques de l’explosion du port de Beyrouth depuis le 4 août 2020. Le mandat de Michel Aoun, qui s’est achevé en octobre 2022 sans qu’un successeur n’ait pu être désigné, aura été catastrophique sur tous les plans, le propre gendre du président, Gebran Bassil, s’étant révélé comme une des figures emblématiques de l’impéritie de l’État et de la corruption.
La contestation populaire contre le Hezbollah demeure très, vive au Pays du Cèdre, à plus forte raison lorsque l’on sait que la tutelle sur les services de sécurité et de renseignement, mis en cause dans l’explosion du port, ont été offerts au Hezbollah par Aoun et les siens en échanges de soutiens électoraux.
L’axe sunnite moderne face à l’axe chiite totalitaire
Face à l’axe trouvant sa source dans les seuls intérêts stratégiques de Téhéran, dont le régime connait la plus forte vague de contestation depuis 1979, s’est dressé un bloc sunnite et arabe qui est allé jusqu’à accepter, de façon officielle (Égypte, Émirats Arabes Unis, Bahreïn, Soudan) ou tacite (Arabie saoudite) le droit d’existence d’Israël, notamment par le biais des Accords d’Abraham.
Celui-ci, appuyé par les Etats-Unis, entend faire de l’Iran ennemi privilégié, et a décidé derechef de sortir de la logique d’affrontement avec Israël. Cette logique est très largement sous-tendue par le reflux de la question palestinienne, qui ne demeure plus que dans l’univers revendicatif des populations arabes et islamiques, y compris dans les pays occidentaux.
Ces axes sont-ils pour autant appelés à se pérenniser ?
C’est moins leur logique de structuration que la résilience des Etats qui le composent qui interrogent. Le régime iranien, s’il est désormais contesté dans l’ensemble des franges de la société et particulièrement dans la jeunesse, ne reculera devant aucune extrémité pour se maintenir. Son discours mobilisateur anti-occidental s’est depuis largement dilué dans son impéritie et le déclassement économique et social accéléré du pays. La Syrie n’est plus qu’un pays fantomatique, et la survie du régime, appuyé essentiellement sur sa composante alaouite très minoritaire est aujourd’hui en suspens. Tout est plus que jamais lié à la seule volonté de la Russie, et dans une moindre mesure de l’Iran, dont les intérêts vitaux se démarquent de plus en plus de la pérennité du système Assad.
Le Liban, dont la population s’est totalement découplée d’une classe politicienne corrompue, clientéliste et soumise aux influences extérieures (principalement le Hezbollah, courroie de transmission des intérêts de l’Iran, mais aussi certains milieux sunnites réceptifs aux mots d’ordre de l’Arabie saoudite, qui a récemment obtenu la démission d’un ministre de l’Information), voir son modèle remis en question, saigné de plus par l’émigration massive de ses principales forces vives, aux rangs desquels, essentiellement, la jeunesse chrétienne.
L’Arabie saoudite et les Etats du Golfe, pour leur part, doivent désormais faire face à l’insuffisance de la rente pétrolière par rapport à une population en pleine croissance démographique qui se défiera de plus en plus du discours légitimant politico-religieux versé par des monarchies en perte de crédibilité et de légitimité.
Dans ce jeu régional, la Turquie tend à se poser comme élément médian.
Mais la tentative d’Erdogan, à la faveur des révolutions arabes de 2011, d’étendre son influence sur des régimes un temps dirigés par les déclinaisons locales des Frères musulmans (Egypte, Tunisie, Lybie) a fait long après le reflux de ces derniers. Ankara semble aujourd’hui, oscillant également entre Washington et Moscou, avoir opté pour une position médiane au plan régional. Sauf que la ligne dite du « zéro ennemi » était en 2002 prônée et promue par le stratège de l’AKP, Ahmet Davutoglu, aujourd’hui pourfendeur d’Erdogan.
Les échéances de 2023, au moment du centenaire de la Turquie contemporaine, seront capitales sur la logique interne du pays et sur sa dimension régionale. Un Proche-Orient toujours, pour reprendre les termes de Georges Corm, soumis à l’éclatement, mais, de plus, voyant les logiques internes traversées par les instabilités : plus que jamais, l’Orient compliqué est également menacé dans ses fondements.