L'ancien Premier ministre israélien et chef du parti Likoud Benjamin Netanyahu s'adresse aux partisans au siège de la campagne à Jérusalem tôt le 2 novembre 2022, après la fin du vote pour les élections nationales. Netanyahu s'est rapproché de la reconquête du pouvoir après que les résultats des élections ont montré qu'un gouvernement majoritaire était à portée de main pour le vétéran de droite, mais les perspectives pourraient changer à mesure que les bulletins de vote sont comptés. (Photo par Menahem KAHANA / AFP)
L’élection législative israélienne de novembre dernier - la cinquième campagne en moins de trois ans - a mis fin à une période d’instabilité politique. Le camp de Benjamin Netanyahou l’a emporté nettement en obtenant une majorité claire de 64 sièges sur les 120 que compte l’unique chambre israélienne. Or, en ce début d’année, deux mois après les élections et quelques semaines après que le gouvernement de Netanyahou ait obtenu la confiance du parlement, on peut constater sans exagération aucune qu’à l’instabilité politique a succédé une grave crise de régime. Ce n’est pas une « simple » crise politique comme le pays en a connu depuis sa création et même avant car un appareil étatique embryonnaire a précédé la déclaration d’indépendance le 14 mai 1948. Et il ne s’agit pas non plus d’une réforme constitutionnelle ou institutionnelle importantes. Israël a également connu de telles réformes : les lois fondamentales des années 1990 ainsi que la loi sur l’élection directe du Premier ministre, abandonnée ensuite. Cette fois-ci, il est clair que le large consensus historique sur l’architecture de la démocratie libérale israélienne n’existe plus.
La nouvelle majorité, légalement et légitimement élue, s’est mise, aussitôt aux affaires, à démanteler les bases du système politique israélien en s’attaquant au « cœur du réacteur » : la séparation des pouvoirs.
Démocratie parlementaire avec une seule chambre des représentants élus sur des listes nationales, le pouvoir législatif israélien jouit d’une certaine indépendance grâce à un seuil relativement bas (4,2% de voix suffisent pour avoir une représentation de quatre députées) encourageant la multiplication des partis et rendant difficile l’émergence de « super partis » comme les Démocrates et les Républicains aux Etats-Unis ou comme jadis le PS et l’UMP en France. Le premier ministre est donc à la tête d’un gouvernement dont des nombreux ministres et pas les moindres ont leur propre base électorale indépendante. Ces ministres ne sont pas nommés par le premier d’entre eux mais lui arrachent par la négociation et le rapport de force leurs portefeuilles. Ce ne sont pas d’exécutants mais des associés. Ainsi, contrairement à la France, la majorité n’est jamais acquise et chaque grand projet de loi fait l’objet d’une négociation âpre où la survie du gouvernement est véritablement en jeu. Cependant, ces compromis négociés en amont du vote jouissent d’une grande légitimité. C’est de cette façon que la réforme du régime des retraites (67 ans pour les hommes…) a été promulguée il y a trois décennies sans rencontrer de résistances importantes. Autre avantage de ce système très représentatif : les différents courants et nuances sociologiques ou idéologiques composant la société israélienne ont leur représentation. C’est pourquoi des groupes comme les Arabes israéliens et les Ultraorthodoxes, pourtant plus ou moins hostiles au sionisme et à l’Etat juif, participent plutôt pacifiquement à la vie commune car leurs besoins et points de vue sont (plus ou moins) pris en compte grâce à leur poids politique.
Cela ne veut pas dire que les deux pouvoirs ne sont pas interdépendants – la plupart des ministres sont également députés – mais l’ensemble assure depuis plus de sept décennies un équilibre raisonnable et satisfaisant entre légitimité et gouvernabilité, entre dépendance et indépendance. Or, cet équilibre n’est pas suspendu dans l’air. Le troisième pouvoir – judiciaire – assure depuis 1948 le côté « check » (« freins ») dans l’ensemble « check and balances » (« freins et contrepoids »). Car, comme dans toutes les démocraties libérales, le côté « démocratie » est plus facile et compréhensible que le côté « libéral ». La démocratie est techniquement le gouvernement de la majorité. Mais est-ce que la majorité peut tout faire ? La réponse est non et le garant de ce que la majorité ne peut pas faire est ce « Tiers », le pouvoir judiciaire. Partout dans le monde les majorités élues sont gênée par les Juges qui les empêchent de faire tout ce qu’ils veulent, au rythme qu’ils veulent. Partout les Juges sont choisis par des mécanismes laissant à l’exécutif et au législatif leur mot à dire mais qui ensuite leur assurent une certaine indépendance. Mais plus important encore, ce qui couronne le système et garantit son bon fonctionnement, c’est le droit des juges constitutionnels d’avoir le dernier mot, c’est-à-dire d’invalider des lois votées légalement pas des élus jouissant de la majorité et donc représentant la volonté de la nation ! Les législateurs peuvent bien entendu changer les lois retoquées par le Conseil d’Etat mais ils ne disposent pas d’un joker permettant de s’assoir sur la décision des juges constitutionnels.
La critique de cet équilibre est légitime et nécessaire. L’étonnement des citoyens devant ces Dames et ces Messieurs que personne n’a élu et qui invalident des lois est naturel. Et bien entendu, il y a un nombre incalculable de mécanismes possibles pour choisir les juges et les contrôler de manière à éviter un « gouvernement des Juges ». Des débats sur ces questions font rage en Israël depuis des décennies avec deux sujets générant les frictions les plus nombreuses et les plus virulentes : la gestion du caractère juif de l’Etat d’Israël (qui est Juif ? Qui le décide ? Quel équilibre entre les droits des individus/universels et les droits collectifs/identitaires ?) et la gestion des rapports avec les citoyens arabes d’Israël et surtout avec les Palestiniens (qui ne sont pas citoyens israéliens) vivant dans des territoires sous contrôle militaire israélien. Ce sont donc principalement les colons (et leurs soutiens) et les Juifs orthodoxe et ultraorthodoxes qui voient de plus en plus, depuis les années 1970, les juges constitutionnels comme des ennemis.
Ces deux électorat – les ultraorthodoxes et le colons religieux – ne sont pas des groupes monolithiques mais ils arrivent de temps à autre à nouer des alliances qui ont pour objectif soit une efficacité électorale, soit le combat contre un adversaire commun. Et ce sont exactement ces deux objectifs qui les ont poussés l’été dernier à adopter une stratégie de bloc. Mais l’architecte de l’alliance était Netanyahou. Longtemps fidèle à la tradition de Menahem Begin (droite libérale, fondateur de la droite israélienne et Premier ministre entre 1977-1984), Netanyahou a changé, probablement influencé par sa femme Sarah Netanyahou et son fils ainé Yaïr. Mais surtout ce sont ses multiples ennuis avec la justice dans des affaires présumées de corruption et abus de pouvoir qui l’ont probablement décidé à créer une alliance illibérale avec justement ceux qui ont la Justice dans le viseur depuis longtemps. Il faut le savoir, la droite libérale est majoritaire en Israël. Même les élections de 2019 qui ont inauguré la période d’instabilité ponctuée de campagnes électorales sans décision ont donné une majorité claire à une politique de droite mais pas à une attaque contre la Justice. La politique de Netnayahou, oui ; Netanyahou l’homme et ses process, non. C’est ainsi que ses anciens lieutenants (Avigdor Lieberman, Naftaly Benet) sont devenus ses pires adversaires politiques, gouvernant pendant 16 mois à la tête d’une coalition hétéroclite dont le ciment était « tout sauf Bibi ».
Même les élections de novembre n’ont pas changé le tableau : en comptant les bulletins de votes, les Israéliens sont toujours divisés 50/50 entre pours et contres Bibi. C’est la capacité de ce dernier de forger des alliances et faire rentrer dans les rangs – en payant le prix fort – tous ceux qui envisageaient des aventures personnelles au détriment du bloc qui a transformé le match nul en victoire nette.
Donc « Bibi » avait un gouvernement de centre-droit capable de soutenir tous les dossiers sauf un : faire annuler son procès. Il s’est donc tourné vers les autres. Le prix à payer : voter une loi permettant au parlement par une majorité de 61 (pas simple, mais pas très spéciale non plus) à ignorer l’invalidation d’une loi par la cour constitutionnelle. Par ailleurs, l’idée d’une loi permettant de passer outre une invalidation de la cour constitutionnelle n’a pas rencontrée que des adversaires dans le camp libéral. Mais à un détail près : demander une majorité spéciale de 66% voire 75%. Ce qui dans les conditions israéliennes obligerait les majorités à trouver un soutien important au sein de l’opposition. Netanyahou a choisi autre chose et ce qu’il propose veut dire que n’importe quelle majorité pourrait conduire l’Etat sans freins transformant Israël en démocratie illibérale qui risque de dégenrer en dictature de la majorité.
La loi n’a pas été votée et au moment où j’écris ces lignes on ne sait pas encore si, comme l’âge de la retraite, la majorité requise pour contourner la cour constitutionnelle fera l’objet d’un compromis. Cependant, le projet de la majorité actuelle vise clairement à neutraliser le pouvoir judiciaire et fera tout pour l’obtenir par des mesures directes (comme la loi mentionnée plus haut) ou moins directes (prendre le contrôle de la nomination et la promotion des juges). Et bien sûr, il existe d’autres « freins et contrepoids », notamment les médias, la société civile et la communauté des affaires, très inquiets par la tournure que prennent les choses et le risque de voir Israël et son économie boycottés davantage. Les alliés d’Israël (les EU, l’Egypte, la Jordanie, le Maroc, les EAU et l’Arabie Saoudite) pourraient également mettre la pression sur Netanyahou. Enfin, les alliés politiques de Netanyahou se sont montrés souvent par le passé comme politiciens à la petite semaine, intransigeants avec une forte tendance à préférer le tout au rien, au compromis raisonnable. La manière dont ils ont géré les négociations aboutissant à la création du gouvernement en témoignent. Mais même si cette crise trouvera un dénouement pas trop malheureux, les mois, les années prochaines vont être très difficiles car la société israélienne doit faire face à toutes les contradictions, tous les non-dits et les ambiguïtés qui ont permis depuis presqu’un siècle de créer et maintenir un consensus sioniste. Derrière la crise constitutionnelle et le conflit de légitimités se trouvent les questions fondamentales de la définition et des frontières du projet politique juif, l’Etat d’Israël. Et c’est le genre de débats qui risquent – sans bien entendu que ce soit une fatalité - d’être réglé par la force.