Depuis les années 2000 et la remise en question révisionniste sino-russe de l'unipolarisme américano-atlantiste, le monde vit une transition historique vers la multipolarité. Ceci est caractérisé non seulement par le retour de la realpolitik, des souverainismes identitaires, des empires civilisationnels régionaux, mais aussi par un processus global de « désoccidentalisation » de la mondialisation, elle-même redevenue un phénomène neutre découplé de son idéologisation mondialiste conçue par l’Occident.
La Chine est d’ailleurs devenue l’acteur majeur – non et anti-occidental – de cette « globalization » qui échappe en grande partie à ses créateurs occidentaux. Et cette vaste remise en question de l’ordre international mis en place par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale puis ensuite surtout par l’Occident, qui s’est arrogé la « victoire » de l’effondrement de l’URSS, est le fondement de la III -ème mondiale qui a été déclarée par la Russie révisionniste de façon directe et frontale avec l’invasion de l’Ukraine et par la Chine, de façon encore indirecte pour le moment, comme on le voit en mer de Chine et à Taïwan, mais tout aussi réellement. La Turquie et d’autres puissances multipolaristes ou « non alignées » comme l’Inde et des pays d’Afrique et d’Amérique restent dans une fausse position de neutralité en espérant soit profiter de l’affaiblissement des peuples européens et blancs-occidentaux spécialistes dans l’art de s’entretuer depuis des siècles et donc dans l’art du suicide collectif, soit se rallier à l’un des futurs vainqueurs et profiter d’un nouveau partage des parts du gâteau plus en leur faveur, en termes de puissance, de territoires et de systèmes de gouvernement et de valeurs.
Occidentalisme versus multipolarisme : ce qui sous-tend la guerre en Ukraine et d’autres à prévoir…
Comme l’a montré la guerre en Ukraine en cours, loin d’être terminée au moment où nous écrivons ces lignes (début février 2023), puisque Russes et Occidentaux redoublent d’efforts pour s’affronter par Ukrainiens interposés, ceci alors que le monde non-occidental (75 % de l’Humanité) reste neutre ou indifférent au sort des Ukrainiens, les règles de fonctionnement du nouveau monde multipolaire en gestation sont encore inconnues puisque nul ne peut dire à l’heure actuelle qui gagnera. Ces règles apparaitront après une période de forte crise, d’antagonismes, voire de chaos et donc de guerres interétatiques. Celles-ci sont écrites ici au pluriel car les guerres entre Arménie et Azerbaïdjan ou entre Ukraine et Russie (voir Russie-OTAN) ne sont que les premières d’une série encore difficile à énumérer et qui, avec celles imminentes entre la Chine et Taïwan, voire la Chine et les Etats-Unis ou encore entre l’Iran et Israël, l’Inde et le Pakistan, ou même entre la Turquie et des pays de l’UE, sont toutes des guerre ayant pour fondement la remise en question du statu quo international mis en place par les Occidentaux et une redéfinition des frontières internationalement reconnues, ce qui, en relations internationales, porte le nom de « révisionnisme ». Mais le reste du monde réplique à cette accusation de « révisionnisme » : « réviser un ordre et des frontières mal tracées mis en place par des anciens dominateurs, colonisateurs ou impérialistes dans le but de conserver une hégémonie, n’est-il pas légitime ? » … De la même manière l’Iran, la Corée du Nord, et même pour des raisons de réactions la Turquie, l’Arabie saoudite ou d’autres nations du seuil en Amérique latine ou en Asie, posent la question suivante : « à quel titre les Occidentaux et les autres puissances nucléaires officielles dont la Chine, l’Inde, le Pakistan, etc. seraient les seules à avoir le « droit » de posséder le feu atomique ?
Pour l'heure, ce qui est certain, c'est que la mondialisation n'est plus maîtrisée par l'Occident et qu’elle est surtout devenue un champ de rivalités géostratégiques et d'hypercompétition économique de plus en plus agressives multipliées par la crise économique mondiale, la crise sanitaire et les répercussions de la reprise post-covid compliquée puis la guerre en Ukraine couplée à la montée des prix des matières premières qui a commencé avant l’invasion russe de l’Ukraine.
La stratégie belliciste américaine face aux puissances révisionnistes russe et chinoises
En réalité, les Etats-Unis jouent en Ukraine leur repli impérial sur l’Eurasie dans un contexte global de désoccidentalisation du monde et de rejet de leur hégémonie puis de leur modèle libéral-libertaire par le reste de monde quant à lui conservateur et identitaire. Et ils tentent par ailleurs en armant massivement l’Ukraine de dissuader la Chine d’imiter son allié russe à Taïwan par un stratagème consistant à affaiblir la Russie (« blood letting ») dans le bourbier ukrainien largement provoqué par eux, comme l’a bien montré le rapport de la Rand Corporation « Extending Russia », publié en 2019, qui invitait clairement le Pentagone à provoquer les Russes en Ukraine afin de les inciter à y prendre plus de territoires par réaction à l’appui occidental aux nationalistes ukrainiens antirusses, ceci dans le but de « saigner » l’armée russe de façon durable. Ceci explique pourquoi les Etats-Unis de Biden, qui se préparent à une guerre d’empires rivaux contre la Chine, ont intérêt à renforcer au maximum leur contrôle de l’Europe et à faire durer ce conflit le plus longtemps possible afin que l’armée russe soit trop occupée en Ukraine pour faire front aux côtés de la Chine.
En 1987, Paul Kennedy avait expliqué, comme Jean-Baptiste Duroselle, que "toute superpuissance à la recherche d’une domination globale finira par la perdre". Ce constat également émis, par Graham Allison avec son "piège de Thucydide", qui explique que non seulement la guerre avec l’outsider chinois est prévisible, voire inévitable, mais surtout que l’Histoire démontre sur deux millénaires que la puissance en place perd le plus souvent la guerre qu’elle a eu tort de livrer contre la puissance rivale… La raison majeure de l’effondrement des empires concurrencés par des outsiders est également l’attribution ruineuse de ressources économiques et financières à un pouvoir militaire souvent contre-productif comme les Américains l’ont compris à leurs dépens du Vietnam à l’Afghanistan en passant par l’Irak et maintenant l’Ukraine. D’où la préférence des stratèges néo-impérialistes états-uniens de faire de plus en plus livrer les guerres par « proxys », comme on le voit en Ukraine aujourd’hui, et de faire supporter une partie des dépenses et la plupart des dommages collatéraux par ces proxys et les alliés de l’Union européenne et du reste de l’Europe de l’Ouest. Cette stratégie d’interventionnisme militaire indirect, qui rappelle la Perfide Albion, lorsque l’empire britannique régnait dans les Indes et ailleurs par la politique de la délégation et du divide et imperat, est vantée par le dirigeant d’un autre organisme qui conseille le Pentagone et la CIA, George Friedman, à la tête de la société de renseignement et d’analyse stratégique Stratfor, lequel invitait déjà en 2015 les Etats-Unis à diviser les Européens, à faire cesser la pire menace pour les Etats-Unis que serait le rapprochement germano-russe, et à faire pourrir la situation en Ukraine en provoquant les Russes dans le cadre d’une stratégie d’encerclement et de cordon sanitaire ceinturant la Russie de la Baltique à la Mer noire (voire la conférence de presse de G. Friedman : https://www.youtube.com/watch?v=emCEfEYom4A). Aujourd’hui, le but affiché de Biden, Friedman ou jadis de Brezinski, est tout bonnement de rendre impossible l’émergence d’une puissance continentale européenne qui serait mortelle pour l’hégémonie mondiale de la puissance maritime américaine.
La guerre et le lobbying des grandes compagnies américaines d’armement dirigées par les donneurs de leçons politiquement corrects démocrates !
Si l’Occident veut continuer à jouer un rôle majeur en faveur de la stabilité et retrouver son pouvoir de séduction, largement perdu à cause de son « arrogance », pour paraphraser Samuel Huntington, il devra accepter la constitution de sphères d’influence régionales souveraines autour de la Chine, de la Russie, de l'Inde, de la Turquie, du Brésil, de l’Egypte, de l’Afrique du sud, notamment, ce qui ne l'empêchera pas de protéger ses propres zones d'influence en Amérique du Nord et du Sud, et de maintenir des liens étroits avec l’Europe. Sa politique étrangère devra renoncer à l'impérialisme de ses juridictions extraterritoriales et devra plus se recentrer sur l’impératif de promouvoir un équilibre global du pouvoir, ce qui signifie l'abandon des politiques contre-productives de regime change. Mais rien n'indique que cette tendance, bien plus incarnée par les électeurs de Donald Trump que par ceux des démocrates, prisonniers de leur moralisme interventionniste, l'emportera. La preuve en est qu’à peine élu, le président Biden n’a rien fait pour empêcher la guerre en Ukraine, que son industrie d’armement, très liée au parti démocrate, souhaitait pour écouler des armes aux pays de l’Otan et à l’Ukraine, bien au contraire : son action diplomatique et sa politique étrangère ont été aussi belligènes à Taïwan qu’en Ukraine, à tort ou à raison, et pas seulement avec la visite de Nancy Pelosi. C’est là un fait indéniable. Les Etats-Unis comme l’OTAN nous entraînent chaque jour un peu plus dans une guerre de plus en plus directe OTAN-Russie, une guerre qui va continuer de se dérouler des mois ou des années en Ukraine et plus largement en Europe de l’Est, donc très loin du territoire américain… Signe qui ne trompe pas : l’amiral Rob Bauer, président du Comité militaire de l’Otan, a affirmé fin janvier dernier que « L’OTAN est prête pour une confrontation directe avec la Russie ». Il a ainsi demandé à ce que le réarmement de l’Alliance soit une priorité et a appelé leurs membres à passer au plus vite à une économie de guerre… Faite juste après la décision américaine et européenne de livrer aux Ukrainiens plus de 300 chars et plus de 30 avions de combat, ce propos montre bien que la 3ème guerre mondiale a déjà commencé sur le sol d’Eurasie entre les Occidentaux et la Russie, et que les dirigeants de ces pays mentent aussi vulgairement que les propagandistes russes lorsqu’ils nient être belligérants ou co-belligérants. Et du côté des démocraties libérales, les peuples n’ont pas plus été consultés sur l’opportunité de la guerre, que du côté de la Russie autoritaire…
En guise de conclusion
Alors que la 3ème guerre mondiale, essentiellement en Europe comme les deux premières, a déjà commencé, les Nations unies ne parviennent toujours pas à se renouveler : le Conseil de sécurité permanent est toujours composé des mêmes cinq grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et refusent de partager ce club de happy few avec de nouveaux grands acteurs comme l'Inde ou le Brésil. L’Iran et la Turquie retrouvent comme la Chine ou la Russie des accents et des projets de conquêtes néo-impériaux, ce qui remet en question l’hégémonie de l’empire global US tout aussi conquérant. Et l’on observe dans ce contexte un discrédit croissant du multilatéralisme onusien cher aux adeptes de l'école idéaliste des relations internationales, et donc à un retour en grâce de la Realpolitik, déjà en action dans la quasi-totalité du monde non-occidental, c’est-à-dire hors l’aire euro-américaine industrialisée-atlantiste. Au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine, un signe n’avait pas trompé : 75% de l’Humanité, donc la Chine, l’Amérique latine et toute l’Afrique, avait refusé de condamner la Russie ou ne l’avait condamnée que formellement. Et cet ensemble « multipolariste », qui voit la guerre en Ukraine comme une « guerre de blancs », a toujours refusé jusqu’à maintenant d’appliquer les sanctions décidées par les seuls pays occidentaux plus le Japon (timidement) et la Corée du Sud… Des sanctions qui, pour les Européens de l’Ouest qui paient du gaz qatari ou de schiste américain 5 fois plus cher que le gaz russe par gazoducs (sabotés par les Anglo-saxons en septembre 2022, Nord stream I et II), s’apparentent à des « auto-sanctions »…
La période de transition géostratégique qui, après la fin du monde bipolaire (1990), a vu le triomphe éphémère de l'unipolarité américaine et qui évolue progressivement vers un multipolarisme - avec la montée de la Chine et d'autres puissances émergentes et réémergentes comme l'Inde, la Russie, le Brésil, la Turquie ou l'Indonésie - pourrait être appelée nouveau désordre mondial ou marche vers un multilatéralisme asymétrique[1]. Et ce passage d’un système occidentalo-centré à un autre, polycentrique ou anarchique, ne va pas se faire sans dégâts, voire sans un chaos global, comme le laisse entrevoir l’engrenage et le pourrissement des situations à Taïwan, en Mer de Chine, en Méditerranée orientale, dans la zone Yémen-Iran-Proche-Orient, entre l’Inde et le Pakistan, et, bien sûr entre Russes et pro-occidentaux en Ukraine, de la zone baltique à la très sismique Mer Noire….
[1] Un multilatéralisme asymétrique désigne un partage du pouvoir en plusieurs pôles mais déséquilibré, divisé en acteurs géostratégiques de premier plan (Etats-Unis, Chine) et acteurs de moindre importance régionalement puissants (Russie, Allemagne, Inde, Japon, Brésil, Indonésie, Afrique du Sud, Turquie.