Un policier porte un T-shirt sur lequel on peut lire "policiers en colère" lors d'une manifestation devant le commissariat central de l'Evêche à Marseille, dans le sud de la France, le 9 janvier 2018, après que des policiers ont été battus le soir du Nouvel An à Champigny-sur-Marne et d'autres agressions contre des policiers depuis le début de l'année. (Photo par ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP)
Le débat nécessaire sur la sécurité intérieure a été éclipsé pendant la campagne présidentielle de 2022 à la faveur d’un branle-bas de combat sur le front de la guerre russo-ukrainienne. Une petite aubaine politique pour Emmanuel Macron qui lui a permis de faire l’impasse sur un talon d’Achille que ses opposants politiques auraient voulu exploiter. Mais les Français dans tout cela ?
Malgré tous les éléments de langage, les fameuses leçons de “pédagogie” manquées et les litotes autour du “sentiment d’insécurité”, les Français n’ont pas perdu leur sens commun : en matière de sécurité intérieure, ils étaient 41% à accorder leur confiance en 2018 à Emmanuel Macron, puis seulement 31% en 2022 juste avant la présidentielle…Et malgré sa reconduction à l’Élysée pour cinq ans, le chiffre est descendu à 25% au mois d’août selon les enquêtes d’opinion de l’IFOP. Les analyses politiques se suivent et se ressemblent, mais elles s’accordent à souligner qu’il s’agit là du talon d’Achille de Jupiter depuis sa première campagne électorale au mitan de l’année 2017, un vrai défaut originel dans la cuirasse. Il suffit de jeter un coup d'œil dans le rétroviseur de l’histoire contemporaine pour s’en apercevoir…
Automne 2018 : Gérard Collomb quitte le siège du Tigre Clemenceau en pleine affaire Benalla, après seulement une année d’exercice sans engager de grands travaux si l’on met à part l’aveu d’échec qu’a constitué le dispositif des quartiers de reconquête républicaine. Ensuite, les affaires et les crises ne font que se succéder, fragilisant à chaque fois un peu davantage le pacte républicain.
La focalisation sécuritaire qui était fermement braquée sur la menace islamiste se déplace brutalement vers une révolte très intérieure, celle des Gilets jaunes qui rejettent viscéralement la figure d’Emmanuel Macron et son programme réformiste libéral. Les policiers et les gendarmes sont appelés à la rescousse pour faire tampon autour du pouvoir politique et deviennent des “variables d’ajustement du conflit social” ainsi que le clament les policiers en colère de l’association UPNI.
Policiers en colère
Les fonctionnaires des forces de l’ordre, particulièrement mis à contribution au cours de ce conflit social souvent violent, multiplient les mouvements d’humeur au cours du premier mandat d’Emmanuel Macron. Ils avaient pris un peu d’avance avec le mouvement des policiers en colère en réaction aux violences de Viry-Châtillon fin 2016, début 2017. Certains porteront même le gilet jaune au début du mouvement et l’élan spontané durera un bon moment. Mais, comme un signe des temps, la figure tutélaire de la colère policière très opposée aux syndicats, Maggy Biskupski se suicide avec son arme de service quelques jours seulement avant la première grande manifestation des Gilets jaunes en novembre 2018. Dès lors le mouvement des policiers en colère décline et se fait avaler par les partenaires sociaux du secteur, à quelques exceptions près.
Autre sujet de discorde, les policiers goûtent très peu le mélange des genres de l’affaire Benalla et les responsables syndicaux font entendre leur ressentiment lors de la commission d’enquête qui en découle au Sénat en 2018. Puis, ces mêmes syndicats organisent une grande marche dans le XIe arrondissement de Paris en octobre 2019.
Plusieurs sous-familles de la “grande famille” police se sentent bientôt lésées, les derniers de cordée ne manquent pas… Les policiers administratifs, techniques et scientifiques se mettent en grève et manifestent. Ils en ont le droit car leur statut est différent de celui des policiers dits d’active.
Ensuite, ce sont les policiers de nuit qui organisent des rassemblements. En 2019, la police nationale bat des records de suicides. Enfin, au printemps 2021, au summum des désaccords profonds avec le ministre de tutelle Christophe Castaner, les policiers haussent encore le ton pour dire leur ras-le-bol professionnel en jetant symboliquement leurs menottes et en entonnant des marseillaises devant les préfectures et les commissariats. Exit l’irritant Castaner qui voulait faire agenouiller des policiers et gendarmes dans la cour de Beauvau en écho au fait-divers américain de l’affaire George Floyd, et arrivée de Gérald Darmanin. Celui-ci jouit d’une aura de bébé Sarko, forcément pro-sécuritaire dans l’esprit de certains. Le ministre est avenant avec les forces de sécurité, il les caresse dans le sens du poil. Si les Gilets jaunes reviennent, il faudra absolument sauver le soldat président.
Darmanin : une rustine sociale à Beauvau
Emmanuel Macron a-t-il enfin compris en 2021 qu’il était temps de relever ses manches de chemise à l’américaine ? Il reçoit une première fois les syndicats de police les plus influents à l’Élysée en octobre 2020, non sans leur demander de laisser préalablement leurs téléphones portables au vestiaire (les syndicalistes n’ont jamais vu cela), mais il ne parvient manifestement pas à les convaincre. Il arrive toutefois à leur mettre un contrat dans la main : tenir les troupes policières en ordre jusqu’à l’élection présidentielle en échange de lois favorables à leur institution et d’une grande concertation retransmise en direct sur les réseaux sociaux.
Parmi les nombreux dispositifs de sécurité intérieure lancés avec beaucoup de retard, les forces de sécurité sont donc invitées pendant de longs mois à s’asseoir pour les tables rondes du “Beauvau de la Sécurité”. Entre temps, les Français attentifs auront vu passer le livre blanc de la sécurité intérieure, le rapport Delarue sur les rapports entre presse et police, la très débattue loi sur la Sécurité globale (après une première mission parlementaire sur le continuum de sécurité) et enfin, une loi de programmation budgétaire LOPMI, portée par Gérald Darmanin. Cette dernière se trouve carrément à cheval sur les deux quinquennats, comme si le mandat du peuple relevait de la formalité.
Pourtant, le match présidentiel de 2022 promettait de se jouer sur le terrain de la Sécurité intérieure, c’était certain ! La fièvre autour d’Éric Zemmour était particulièrement alimentée par cette certitude. Presque tous les indicateurs étaient au rouge, aussi bien en ce qui concerne le fameux “sentiment d’insécurité”, que sur le plan de l’homicidité (homicides et tentatives cumulés), sans oublier le manque de places de prison, ni la part croissante et débordante de la représentation des immigrés dans la criminalité française… à laquelle il convient d’ajouter le trafic de drogue en plein boum, les mineurs isolés violents et drogués qui triment d’un larcin à l’autre pour des mafias maghrébines… n’en jetez plus ! Le Français était à bout, on l’avait calfeutré chez lui, on lui avait assuré qu’il n’avait pas besoin de masque sanitaire puisqu’il ne savait pas le porter, avant de l’obliger à le porter pour se promener en forêt ou sur la plage…
La guerre comme planche de salut
Mais c’est sans compter sur la planche de salut politique qu’Emmanuel Macron va empoigner à pleines mains : l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Envolées les diatribes enlevées d’Éric Zemmour, évanouies dans l’éther les propositions de Valérie Pécresse d’entasser des Algeco dans les prisons afin de compenser le manque de place pour les détenus, oubliés les ricanements outrés du Rassemblement national qui se font chaque jour un peu plus l’écho des préoccupations réelles des Français, un terrain que les macronistes ne songent même plus à occuper tant ils ont refusé de le faire. Ainsi le “quoi qu’il en coûte” est remplacé fissa par un grand cri du cœur pour l’Ukraine dans lequel quelques esprits chagrins pourraient déceler les accents d’un soupir de soulagement du côté du château présidentiel…
Soit ! Coûte que coûte et quoi qu’il en coûte, il faut se positionner sur ce conflit que le monde entier semble découvrir. Les droites ratent leur campagne, font des scores insuffisants, mais surtout, personne ne vient déranger le patron de l’Élysée sur son bilan sécuritaire. Personne n’ose se saisir de ce sujet pourtant si préoccupant dans le quotidien des Français. De sorte que la question n’est vidée, loin s’en faut !
Des syndicats de police aux abonnés absents ?
Faut-il encore s’en étonner ? La macronie ne semble avoir tiré aucune leçon de ses propres échecs en matière de sécurité intérieure. Pire, le ministère de l’Intérieur donne l’impression à présent fonctionner en pilote automatique : d’une part Beauvau se félicite de ses maigres succès qui ont principalement consisté à sortir le carnet de chèque (aux dépens de ceux qui paient des impôts) pour acheter des voitures neuves, d’autre part le ministre persévère dans l’erreur avec une réforme policière sans dialogue social. Le résultat ne se fait pas attendre.
La réforme de la police nationale suscite l’ire inédite des fonctionnaires de la PJ qui voient d’un très mauvais œil le nouveau découpage hiérarchique des Directions départementales de la police nationale. Les rassemblements devant les services et les commissariats sont très suivis, les médias sont au rendez-vous et le directeur général de la police endosse à contrecœur le rôle du fusible tout trouvé puisqu’il se murmure qu’il est proche de la fin de carrière. Dommage pour Frédéric Veaux qui avait réussi à se tailler une image d’homme à l’écoute, plutôt magnanime, très concerné par la question du mal-être social des policiers, lui-même ancien flic, commissaire, préfet, passé par la PJ et le renseignement.
Là encore, les syndicats ratent totalement le débat, tout comme ils ont raté la mobilisation des policiers en colère par le passé… à l’instar des partenaires sociaux qui ont absolument manqué les Gilets jaunes. C’est que le bololo de la PJ tombe mal, car les syndicalistes de police sont en pleine carabistouille électorale à l’automne 2022. Alors, ils se raccrochent aux branches, comme ils peuvent. Unité-SGP se place très tôt au côté des péjistes mécontents, tandis que le nouveau groupe Alliance/Unsa se fait plus discret.
On peut y trouver deux raisons (spéculatives) : la famille PJ est assez négligeable d’un point de vue électoral. Ce sont des fonctionnaires discrets, qui ne constituent pas le gros de l’électorat professionnel. Par ailleurs, il s’est également dit que certaines personnalités syndicales auraient été associées à la réforme de la DDPN. Troisième possibilité : les syndicalistes, qui pour un certain nombre n’ont pas effectué beaucoup d’années de service actif sur la voie publique, ni dans les commissariats, ont manqué de culture judiciaire et n’ont tout simplement pas vu le problème. Il faut le dire et le redire : il ne s’agit pas que d’une réforme de la police judiciaire, mais également des services du renseignement territorial et des frontières. Les syndicalistes ont-ils été noyés dans les informations en pleine ligne droite électorale ? Laissons-leur ce bénéfice du doute par charité républicaine.
Macron, le semi-habile
Une des grandes forces d’Emmanuel Macron au fil des quinquennats aura été de maintenir l’illusion d’une France fonctionnelle et réactive au plan sécuritaire, notamment en utilisant des moyens administratifs et par des jeux d’écriture (on peut ici penser aux statistiques concernant la lutte contre les stupéfiants). L’autre ressource, presque instinctive, du président est de savoir activer les bons leviers en période de crise pour trouver l’opportunité qui lui sauve la mise médiatique. Les Gilets jaunes sont ainsi criminalisés et transformés en breloque à accrocher à la vareuse d’un président qui a si durement souffert… On oubliera au passage que sa morgue réformiste un brin hautaine aura peut-être provoqué cette grave crise sociale. Et puis, pas de chance : le pauvre (jeune et beau) président doit faire face à la crise du Covid. Comme d’habitude, les policiers et les gendarmes sont lourdement mis à contribution pour faire respecter les lois d’exception. L’Ukraine arrive plus tard, là encore, Emmanuel Macron joue en direct, sans hésitation, à l’instinct.
Il sait aussi remplacer le fidèle Castaner quand son ethos politique est si usé qu’on y voit les grosses coutures rafistolées. Il donne Darmanin aux flics, un vrai cadeau, il se met même en danger puisqu’il se constitue un potentiel rival. A l'occasion, le dispensateur des biens terrestres (et supposé protecteur de la Cité) Jupiter descend de l’Olympe et fait quelques menus présents aux intouchables de la police que sont les nuiteux et les policiers administratifs, techniques et scientifiques. Ces derniers, par l’habileté et la passion véritable de leurs propres représentants (Option Nuit d’une part et le Snipat de l’autre), ressortent finalement grands gagnants de cette période riche en négociation. Les policiers de PJ auront peut-être moins de chance, à suivre…
Quoi qu’il en soit, Emmanuel Macron est habile, agile même, comme on dit maintenant dans le monde de l’entreprise. Mais les Français (les “Gaulois” serait-on tenté de dire) bénéficient-ils de ces qualités jupitériennes ? La Cité romaine est-elle assez proche du village celte ? Le ruissellement est-il au rendez-vous ? Le Français de Jacques Chirac se sent-il plus en sécurité qu’en 2017 ? A l’heure où les quartiers s’organisent en coupe réglée autour du trafic de stupéfiant, tandis que les Antilles françaises s’enfoncent obstinément dans la violence gratuite et le trafic d’armes, alors que nous nous apprêtons à organiser une coupe de monde de rugby (2023) et des Jeux olympiques (2024) seulement quelques années après les plus graves attaques terroristes subies sur notre sol, est-il permis de croire que l’économie d’un vrai débat national autour de la sécurité, l’immigration maghrébine, africaine et proche-orientale est possible ?
De l’affaissement du service public à la tentation de la privatisation
Surtout, il faut observer ce que propose ce gouvernement qui semble parfois résolument dépourvu de bon sens. Quand les flics hurlent au manque de moyens et d’effectifs, on leur promet des embauches jamais vues (sans mentionner les fonctionnaires qui partent en retraite ou changent de carrière), on assure que la réserve citoyenne de la police va permettre de mettre “du bleu dans la rue”. On évite toutefois de mentionner la profonde crise de vocation que traverse la filière de surveillant pénitentiaire (un autre ministère en difficulté, celui de la Justice), qui peine à recruter et va chercher toujours plus bas pour trouver des candidats.
Pour les fameux JO, on va même jusqu’à donner l’autorisation aux sociétés de sécurité privée d’embaucher des étudiants avec une licence temporaire, après une formation accélérée de trois semaines. Il faudra compter sur eux pour sécuriser les sites olympiques et les fan-zones…
Les syndicats de police, eux, restent sur leurs gardes et commencent à sortir les griffes pour le deuxième round de la réforme des retraites qui avait été interrompue par le long épisode sanitaire du Covid en 2020. Le 10 janvier dans un tract, Alliance prévient déjà : “Il est hors de question que les policiers travaillent plus longtemps ! On ne touche pas au statut spécial des policiers, nous répondrons présents si un rapport de force est nécessaire !” Les syndicalistes de police ne s’oublient pas et ils n’oublient pas leurs adhérents, ils connaissent la chanson et sont aux premières loges pour deviner les combats sociaux à venir.
Osez la nostalgie !
Mais les Français ? Mais les Français ! Le mandat a été donné à Emmanuel Macron et la France n’est pas à feu et à sang. Il serait ridicule de prétendre le contraire. Les Français doivent donc encore subir, ployer l’échine et souffrir en silence (devant CNews éventuellement) la chute de ce qu’ils tenaient pour acquis : une république sereine, semi-prospère et dans laquelle on oubliait parfois de fermer la porte de sa maison ou le carreau de sa voiture. Une France dans laquelle on ne se demandait pas deux fois si ses enfants ou son épouse pouvaient déambuler librement dans sur la voie publique sans craindre pour leur intégrité physique. Une France dans laquelle on n’était pas sommé de “respecter” le prophète de qui que ce soit. Une France dans laquelle on ne se défiait pas de ses propres fonctionnaires, où le secteur privé ne menaçait pas les services publics, une France où l’on avait confiance. A ce titre, l’agilité d’Emmanuel Macron pourrait déjà avoir révélé ses limites. Le Français de Jacques Chirac n’est peut-être pas aussi mondialisé que l’actuel locataire de l’Élysée l’aurait espéré. Mais s’en soucie-t-il ?