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Politique - Société

Sayyid Qutb : Le clair-obscur d’un intellectuel égyptien bouleversé par les passions

Le Dialogue

Sayyid Qutb (né le 9 octobre 1906 et mort exécuté le 29 août 1966) est un penseur égyptien dont l’histoire n’a retenu que la part intégriste, exclusive et extrémiste de son œuvre tardive.

 

L’idée ici, est d’essayer brièvement de mesurer le personnage, selon une métrique non linéaire, afin de mieux appréhender les zones d’ombre et de lumière de toute promesse maculée d’un Sayyid Qutb, tout comme d’un Céline ou d’un Heidegger !

Homme de lettres, le jeune Sayyid Qutb était membre, dans les années vingt, de l’Ecole poétique novatrice « Al-Diwan » autour du grand écrivain Abbas Mahmoud Al Aqqad. 

Il fut membre du Parti Wafd qu’il quitta vers la fin des années quarante pour joindre pour un temps, le Parti Socialiste avant le tournant historique de son séjour aux Etats-Unis en 1949.

A son retour des Etats-Unis, il dirige la revue Al Ishtirakiyya (Le Socialisme) avant d’adhérer effectivement au mouvement des Frères musulmans, vraisemblablement en 1951.

Pendant son séjour aux Etats-Unis, il souffre – dit-il - d’être musulman et de son teint basané dans une société « anti-nègre » et dénonce les injustices de la société américaine. 

Il finalise aux Etats-Unis son essai : Al-'adâla al-ijtimâ'iyya fîl-Islâm (La Justice sociale dans l’Islam) qui sera avec son pamphlet suivant : Ma'rakat al-Islâm wa al-ra'smâliyya (La Bataille de l'Islam et du capitalisme) la référence des tendances islamistes socialisantes en Egypte, avant qu’il ne se convertisse lui-même à l’islamisme radical. 

Auteur de la célèbre exégèse Fî zîlâl al-Corân (A l’ombre du Coran) dont certains chapitres ont été écrits pendant son incarcération pour opposition politique, il rédige également en prison son manifeste Ma'âlim fî al-tarîq (Repères sur le chemin) publié en 1964, deux ans avant qu’il n’y retourne pour la dernière fois, condamné à la pendaison pour tentative de coup d’état en 1966 contre le régime nassérien. 

En suivant la trajectoire de ce villageois du sud dans les bas fonds et les hauts lieux du Caire, nous devons entendre ses appels et ses cris aussi bien que ses hurlements et ses vociférations.

Ses travaux et jours n’étaient qu’une tumultueuse navigation à vue vers le Nord, de bâbord à tribord, entre les vents de l’esprit et les marées de la passion.

On perçoit dans ses plaidoyers pathétiques en faveur de la justice sociale, contre le colonialisme et pour la renaissance nationale, de vagues échos de Jeremy Bentham, de John Stuart Mill, de Karl Marx et du fabianisme de son contemporain Georges Bernard Shaw, mâtinés de fortes notes de romantisme allemand ; le tout accommodé aux ingrédients de la société égyptienne. 

Ses écrits participaient à la rhétorique régnante pour une virtuelle réforme globale des sociétés de l’outre-rive de la méditerranée. 

Il affirmait dans les années quarante : « Nous devons nous mêler aux Occidentaux chaque fois que nous en avons l'occasion, lire ce qui est écrit dans leurs langues à propos de la maison occidentale et de ses agréments. Nous devons nous armer de patience et les imiter …. ».

Il voyait dans l'institution d'un système de protection sociale du travail en Grande-Bretagne : « Une orientation mondiale et humaine, et non une initiative purement anglaise et locale que tous les pays du monde, indépendamment des divergences de leurs systèmes politiques et sociaux, et l’Égypte elle-même, ne peuvent faire autrement que de mettre en œuvre. » 

Sayed Qutb représentait alors la figure de l’intellectuel égyptien : préposé chargé de transmettre les modèles de la modernité. Modèles externes, clé en mains, médiatisés par la littérature de l’époque et imposés dans les faits par les progrès qu’ils offraient à la société égyptienne.

Il était à la fois, le sujet agissant du changement et l’objet du changement au fil de ses laborieuses métamorphoses.

Son statut d’intellectuel résolu et son rôle d’opérateur actif dans la société égyptienne s’avèrent ainsi aléatoires au gré de l’inconstance des passions de l’âme et de l’entêtement des pesanteurs de la réalité. 

Il affronte les obstacles au changement dans une société traditionnelle, jadis glorieuse, rebelle à toute réforme considérée comme une agression occidentale ou pro-occidentale.

 Il tente dans un premier temps, de confondre les conservateurs en appelant à établir le partage entre la vraie modernité bénéfique et universelle et ses avatars nocifs et superficiels.

Dans un deuxième temps, selon son récit, il découvre le sombre visage de la société américaine, où il a mal vécu pendant son séjour de deux ans, la honte d’être musulman et l’humiliation d’être traité comme un sous-homme, vu la couleur de sa peau.

Le tragique voyage en 1949 aux Etats-Unis efface les images positives de ses séduisantes lectures de l’Occident européen. 

L’aspirant réformateur emprunte alors à l’Occident, sa propre autocritique annonçant l’inévitable « Crépuscule de l’Occident » matérialiste et décadent, et l’ascension d’un Orient spirituel.

Ainsi, la reconnaissance de l’autre s’estompe, et l’idée humaniste de la double vérité universelle portée à la fois par l’Occident et par l’Orient cède la place au rejet global de l’Occident au profit d’un Orient qui, bien compris, posséderait l’idéal de la liberté et de la justice sociale qu’il croyait trouver dans la modernité.

C’est à ce stade de l’historique personnel de ce penseur, à quarante ans passés, qu’il effectue, d’une manière émotionnelle, sa propre mise en cause en tant qu’agent de la modernité, pour outrepasser les frontières de la réforme humaniste et s’aventurer dans le no man’s land de l’islamisme radical.

L’exemple de Sayyid Qutb nous permet de mieux comprendre -sans l’aplatir- la structure instable et heurtée du paysage culturel égyptien dans lequel les continuités et les ruptures sont sociologiquement concevables. 

Cet exemple nous aide également, à rechercher dans les événements actuels : comment se dessinent, les adhésions (laïques ou religieuses) à la réforme humaniste, et comment surgissent les conversions (laïques ou religieuses) aux idéologies radicalisées.

Et corollairement tenter de voir : comment s’opèrent les transformations quand l’opérateur est, lui-même, matière de celles-ci ; et quand il ne perçoit qu’une réalité sélective aménagée au gré de ses aventures ? 

La singularité de cette figure de l’intellectuel égyptien, prend tout son sens en comparaison avec celle de l’intellectuel européen fondateur de la modernité.

A la sortie du Moyen âge, l’intellectuel engagé était un opérateur porteur d’un projet d’une nouvelle société qui s’imposait objectivement.

En ce sens, toutes les postures - inclusives et exclusives, pacifistes et bellicistes, réformistes et révolutionnaires - ne pouvaient aboutir qu’à la victoire annoncée des nouvelles forces économiques et sociales, dont les nouvelles valeurs étaient, de ce fait, consacrées dans le miroir de la pensée humaniste, de la philosophie des lumières et des règles normatives de la modernité.

Dans la société égyptienne en crise, le changement était une exigence éthique et sociale exacerbée par la lutte pour la libération nationale, et portée par une élite plus ou moins formée par l’occupant européen. Une élite en gestation, à la recherche d’un projet pour une société dont elle ne mesurait que partiellement les dimensions.

Ainsi, les lames de fond qui portaient les mouvements refondateurs européens ne faisaient que traverser par leurs modèles le ciel de l’élite égyptienne. 

Vu le manque ou l’insuffisance de nouvelles forces vives économiques et sociales, déterminantes et déterminées, l’échec de toute réforme rhétorique était inéluctable. Elle a été pour le moins constatée par Sayyid Qutb lui-même.

Ce constat prit chez lui - dans son livre « Repères sur le chemin » - l’allure d’un aveu semblable aux conversions purificatoires des grands pêcheurs, dont le protestantisme évangélique américain nous offre les témoignages !

Il affirme avoir pris conscience de son erreur de jugement et condamne le rôle nocif qu’il a joué auparavant, comme agent d’une modernité à la dérive, car « Humaine, trop humaine » elle est dans un état d’« ébriété » éloignée du « Commandement de Dieu ». Cette autocritique lui permet de garder la posture du grand leader d’opinion, sans pour autant en assurer toute la stature : incapable qu’il était de saisir la réalité avec sa complexité, il ne se remet absolument pas en cause, puisque l’aveu fait de lui un « nouveau-né » poussant son « cri primal ».

Ce nouvel homme surplombant la réalité jette l’anathème sur toutes les sociétés y compris les sociétés musulmanes (opposant l’Islam à lui-même),  et appelle à un Islam radical et purifié, dont les sentences prononcées ramèneraient l’enchantement du monde.

Voici comment nous lisons cette énième version de la quête du Graal, non pas celle du « Petit cheval » stalinien de « Hourra l’Oural » ; l’Aragon des années trente, mais celle du chevalier islamiste « mono-polaire Qutb ! » ; le « Cid Sayyid ! » égyptien des années soixante.

Sa mort introduisit dans l’imaginaire de ses disciples - sa postérité sunnite - la figure chiite du « Martyr » ; ainsi que le paradigme biblique de la fuite au désert loin de la civilisation, pour préparer la venue du Messie-Sauveur ou le retour de l’Imam-Vengeur portant le livre et le sabre.

Eternel retour des archétypes de l’humanité en formes de « crimes et châtiments ». Les tournures esthétiques et les fractures sociopolitiques, conséquences du réveil de ces attitudes archétypales et de leur gestion chaotique sur le terrain, requièrent l’apport de plusieurs disciplines : de la critique littéraire, de la psychanalyse, de la sociologie politique et des études des stratégies des conflits régionaux et planétaires…