Roland Lombardi est docteur en histoire, géopolitologue, enseignant et spécialiste du Moyen-Orient et des relations internationales. Il est le rédacteur en chef du Dialogue et chroniqueur international pour Al Ain. Il a produit de nombreux articles spécialisés et de référence. Il est l’auteur Des trente honteuses, ou la fin de l'influence française dans le monde arabe et musulman (VA Éditions, 2019), Poutine d'Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2022). Son dernier livre, Abdel Fattah Al-Sissi, Le Bonaparte égyptiens ?, vient de paraître à l’orée de cette nouvelle année aux VA Éditions.
Le Dialogue : Votre dernier livre est la première biographie du président égyptien, au pouvoir depuis 2013, pourquoi ?
Roland Lombardi : Tout d’abord, je tiens à préciser que mon livre n’est pas une pure biographie et encore moins d’une hagiographie ou un réquisitoire ! J’ai simplement essayé d’entreprendre un portrait le plus précis possible d’Abdel Fattah al-Sissi, surtout au prisme de ces dix dernières années qui ont marqué l’Égypte, mais aussi à travers le contexte particulièrement dramatique du Moyen-Orient.
Bien que certains responsables occidentaux et que certains analystes, ont pris tardivement conscience que l’Égypte de Sissi était devenue, plus que jamais et dans une zone ayant connu une décennie de chaos, un facteur de stabilité important pour la région, que cet État est actuellement le pays arabe le plus peuplé (plus de 100 millions d’habitant) et qu’elle possède l’armée arabe la plus puissante et une position éminemment géostratégique, son président, au pouvoir depuis 2013, demeure un quasi inconnu et un véritable mystère pour les opinions publiques européennes et particulièrement française. Pire, avec la chape de plomb idéologique postmarxiste, le manichéisme béat et l’irréalisme géopolitique qui règnent sans partage dans les médias mainstream et surtout les milieux de la recherche occidentaux, Sissi a très mauvaise presse. Il est la plupart du temps moqué, critiqué pour sa gouvernance autoritaire et accusé de tous les maux. Or, il fallait rétablir certaines vérités. Imaginons simplement le monde arabe actuel sans Sissi ! Car un autre scénario, qui fait froid dans le dos, était possible avec le printemps du Nil : les plans du Qatar et de la Turquie sont un succès dans cette Égypte de 2012, première puissance militaire et pays le plus peuplé de la région. Les Frères musulmans au pouvoir parviennent à purger l’armée et Morsi s’affirmant tel un véritable « Erdoğan égyptien », aussi retors et brutal que l’original, mâtent dans le sang les manifestations populaires de l’été 2013 et instaurent la plus grande république islamiste du monde arabe ! Si certains commentateurs ou « spécialistes » osent encore nous présenter les Frères musulmans égyptiens comme des « islamistes modérés » (qui n’existent pas !) ou mieux, comme des victimes ou de gentils moines bouddhistes persécutés par un « méchant dictateur », la réalité est tout autre. De même, si Sissi n’avait pas usé de la force envers cette organisation islamiste, la plus dangereuse de la planète et matrice idéologique d’Al-Qaïda et de Daesh, l’Égypte aurait pu aussi connaître une situation à l’algérienne des années 1990 ou plus récemment syrienne, et avec assurément une crise migratoire bien plus grave qu’en 2015 ! Cela aurait été un tournant tragique pour toute la Méditerranée et tout le Moyen-Orient et il suffit juste d’imaginer le cauchemar pour la région, l’Europe et surtout les Égyptiennes et les Égyptiens !
De fait, « Sissi ou le chaos » n’était donc pas qu’une formule de propagande !
Que cela nous plaise ou non, aujourd’hui, le raïs égyptien est un sauveur pour certains. Pour d’autres, sûrement plus nombreux, il est un moindre mal.
En tout cas, qu’on l’aime ou pas, et ce n’est pas le rôle d’un observateur honnête intellectuellement que de faire ce genre de choix, on ne peut nier que même si les difficultés sont encore nombreuses pour réformer une économie archaïque et que les dangers et défis restent immenses, la modernisation et les changements apportés par Sissi à l’Égypte, ainsi que sa lutte acharnée (du jamais vu dans cette région !) contre les deux grands fléaux du monde arabe que sont l’islam politique et la corruption, sont véritablement « révolutionnaires », sans précédent historique et globalement positifs.
Ainsi, m’inspirant de la célèbre citation de Spinoza, « Je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines : Ne pas rire, ni pleurer, ni détester, mais comprendre », j’ai tenté, par cet ouvrage, d’expliquer, loin du sensationnalisme médiatique et des filtres idéologiques déformants et dépassés, ce qui s’est réellement passé et ce qui est en train vraiment de se jouer en Égypte et surtout de ce côté-là de la Méditerranée.
Quelles ont été vos sources et votre méthode de travail ?
Je me suis toujours efforcé d’être un chercheur de terrain. Je me rends régulièrement au Moyen-Orient pour mes travaux et ce, même durant les printemps arabes. Tunisie, Syrie… et surtout, j’étais présent, durant un long séjour pour parfaire mon arabe en Égypte pendant la Révolution de 2011. Ce pays est d’ailleurs devenu depuis, le sujet de prédilection de mes recherches. J’avais d’ailleurs écrit un article publié dans la revue Moyen-Orient, en janvier 2013, soit juste après l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans et six mois avant la reprise en main du pays par les militaires à la faveur d’un vaste mouvement populaire contre Morsi, où j’expliquais qu’il fallait s’attendre à une action de l’armée et qu’il fallait garder un œil sur un quasi inconnu à l’époque, un certain général Sissi…
Je me suis donc appuyé pour écrire ce livre sur toutes mes analyses, mes articles académiques ou de vulgarisation traitant de l’Égypte et de son président depuis près de dix ans. Enfin, pour étayer mon travail, j’ai tenu également, lors de mes différents séjours, à m’entretenir avec le maximum de témoins et d’acteurs, officiels, militaires, diplomates mais également des opposants politiques ainsi que les Égyptiens et les Égyptiennes de la rue qui sont aux premières loges quant à l’évolution en cours de leur pays.
Pourquoi ce parallèle, qui peut paraître étonnant au premier abord, avec Napoléon Bonaparte ?
En tant qu’historien, je sais que comparaison n’est jamais raison, surtout en histoire. Cependant, j’ai essayé de faire un parallèle avec, je le précise, le Bonaparte, Premier consul, pacificateur, grand réformateur, et non le Napoléon conquérant, pour aider à la compréhension de la personnalité de Sissi et éclairer les lecteurs sur ses défis, ses projets nationaux, ses ambitions et sa stratégie régionale. Avec Bonaparte, l’Égyptien possède de nombreuses similitudes quant à son parcours, son dynamisme et son volontarisme politique indéniable. Ainsi, comme le plus illustre des généraux français, Sissi est un méditerranéen, issu d’un milieu modeste et il a eu une enfance timide, taciturne mais studieuse, qui choisit la carrière des armes pour s’élever socialement. À la faveur d’une période révolutionnaire, comme le célèbre corse, le militaire égyptien est entré avec fracas et de manière inentendue dans l’Histoire en marche pour imposer, comme encore Bonaparte, le retour à la stabilité et un « césarisme éclairé », tout en se voulant grand législateur et grand bâtisseur pour l’avenir. Assurément, il laissera sa trace dans l’histoire de l’Égypte, mais également celle du monde arabe.
Dans nos démocraties occidentales moralisatrices à l’envi, qui sont pourtant loin d’être parfaites, on n’aime pas les régimes forts. On ne cesse de les critiquer. Certes, ils sont critiquables et absolument pas défendables. Il ne s’agit aucunement de les cautionner. Mais comme pour celui de Bonaparte, celui de Sissi est explicable en le contextualisant.
Aujourd’hui, quelle est la situation en Égypte et quel est son rôle sur la scène régionale et internationale ?
Sur le plan interne, Sissi sait pertinemment qu’il doit avant tout relever avec succès le défi majeur du redressement de l’économie égyptienne. Sur ce point, comme jamais cela n'avait été fait par ces prédécesseurs ni tout autre dirigeant du monde arabe, l’ancien militaire s’est attaqué en priorité aux trafics et à la corruption endémique qui touche ce pays et plus largement la région. Il a entrepris un assainissement drastique des finances, lancé des réformes structurelles profondes et « révolutionnaires », certes douloureuses mais nécessaires, dans l’économie et le social afin de moderniser l’Égypte.
D’ailleurs, c’est grâce à celles-ci, que l’Égypte a été le seul pays à pouvoir maintenir une croissance positive, au-dessus de 2%, après la crise de la Covid !
Le problème c’est que malgré les efforts « pharaoniques » du président égyptien, l’économie égyptienne reste en grande difficulté notamment à cause des crises financières et économiques qui touchent le monde depuis 2020, après la pandémie et aujourd’hui avec la guerre en Ukraine.
Sur le plan international, dès son arrivée au pouvoir, Sissi s’est allié dans une sorte d’Entente contre-révolutionnaire et anti-islamiste avec les Émirats arabes unis de Mohammed ben Zayed et avec la « nouvelle » Arabie saoudite de Mohammed ben Salman (qui n’a plus rien à voir avec celle d’avant 2015 !) puis la Russie de Poutine, de retour au Levant. Son principal objectif était donc de combattre franchement et concrètement, là encore sans les ambiguïtés de ses prédécesseurs ou de certains pays arabes, le radicalisme religieux, le terrorisme et l’islam politique notamment des Frères musulmans financés et soutenus par leurs parrains turcs et qataris dans toute la région.
De plus, on en parle peu en Occident, mais le raïs égyptien s’est imposé sur la scène régionale comme, je l’ai dit, un facteur de stabilité incontournable et surtout un médiateur de premier plan dans toutes les crises et les conflits qui ont frappé et frappent encore le Moyen-Orient et le sud de la Méditerranée. C’est peu connu, mais il a joué un grand rôle, certes discret, en Syrie et surtout, dans les négociations qui ont abouti aux Accords historiques d’Abraham, l’Égypte étant le premier pays arabe à avoir signé la paix avec Israël à la fin des années 1970.
On l’oublie aussi, mais c’est lui qui est parvenu, à chaque fois, à obtenir depuis 2013 jusqu'à aujourd’hui, tous les cessez-le-feu lors des affrontements entre l’État hébreu et le Hamas de la bande de Gaza !
Sissi est donc devenu un acteur majeur dans les pourparlers en Libye, au Yémen, mais aussi en Afrique comme dans les transitions politiques au Soudan ou au Tchad par exemple.
On l’a vu avec la dernière COP 27 au Caire, le leader égyptien est en train de faire reprendre toute sa place à l’Égypte sur l’échiquier des relations internationales et de lui redonner son rôle passé de phare du sunnisme et du monde arabe. Peut-être plus discret qu’à l’époque de Nasser mais sûrement plus efficace !
Enfin, et c’est important de le souligner, l’Égypte de Sissi n’est pas qu’un partenaire stratégique majeur de la France et qu’un simple client pour notre complexe militaro-industriel. Elle est surtout aujourd’hui et plus que par le passé, notre principal allié face au terrorisme jihadiste et surtout à l’islam radical qui est, soulignons-le (car on cherche trop à nous le faire oublier avec la Russie et sa guerre en Ukraine), notre seule véritable menace et notre grand défi géopolitique pour nous Français et Européens…
Propos recueillis par : Angélique Bouchard