De la fin du XIXe siècle à l’émergence de l’État islamique au Levant en 2014, les populations chrétiennes oscillent entre espoir et abattement, entre renaissance et exil. Dans un siècle de grandes mutations, la communauté chrétienne hétérogène a endossé plusieurs rôles.
Au début du XXe siècle, les Chrétiens d’Orient représentent ¼ de la population du Moyen-Orient. Aujourd’hui selon les dernières estimations, ils sont environ 4%. Proportionnellement, le chiffre a grandement diminué en raison du fort taux de natalité chez les musulmans. Or, les dynamiques démographiques prouvent bien que la population chrétienne a augmenté en nombre, passant de 2 millions en 1914 à environ 15 millions aujourd’hui.
Cette seconde partie revient sur un siècle de questionnements sur l’enracinement d’une communauté chrétienne plurimillénaire, sur son rôle dans l’Histoire et sur sa régénération face aux menaces régionales.
De la fin de l’Empire ottoman aux mandats européens
La déliquescence de l’Empire ottoman va de pair avec un durcissement de sa politique vis-à-vis des minorités religieuses. Dès la fin du XIXe siècle, le pouvoir central d’Istanbul tente de rallier tous les musulmans à sa cause en imposant le panislamisme (mouvement politico-religieux prônant l’union de tous les musulmans). Mais les citoyens arabes de l’Empire, toutes confessions confondues, veulent leur indépendance et s’organisent clandestinement. Sous la houlette des penseurs chrétiens Jurji Zaydan, Naguib Azoury, les frères Sélim et Béchara Taqla ou encore l’auteur libanais Gibran Khalil Gibran, l’idéologie panarabe émerge des consciences et tente de gommer les différences religieuses.
Cependant, le pouvoir central matte rapidement les manifestations. Les Chrétiens sont souvent pris pour cible et sont injustement qualifiés d’agents de l’extérieur. Les Arméniens de l’Empire subissent des massacres dès la fin du XIXe siècle. Ils sont assimilés à l’ennemi russe, car ils partagent la même religion orthodoxe. De surcroît, en guerre contre la Russie à partir de 1914, les dirigeants turcs ordonnent un massacre systématique des Arméniens et des autres minorités chrétiennes. Plus des deux tiers de la population arménienne sont décimés. Les survivants fuient vers la Russie et la Perse de l’époque. C’est le premier génocide du XXème siècle.
Avec la chute de l’Empire ottoman en 1923, les populations locales passent sous le joug des puissances européennes qui se partagent les restes de l’Empire déchu lors des accords de Sykes-Picot en 1916. La France hérite de la Syrie et du Liban, tandis que la Grande-Bretagne obtient l’Irak, la Jordanie et la Palestine. De ce fait, les populations locales qui rêvaient d’indépendance se retrouvent une fois de plus sous l’emprise d’une puissance tiers. Dès lors, une frustration s’empare des nationalistes arabes chrétiens et musulmans. En divisant le Proche-Orient, Paris et Londres entreprennent consciencieusement une régionalisation des communautés. Les Chrétiens n’ont plus un destin commun et des tensions au sein même de la communauté apparaissent.
Aujourd’hui encore, les stigmates du mandat ont des conséquences sur la faible polarisation du pouvoir central. Face à cette déception, des révoltes éclatent en Irak, en Syrie et au Liban pour demander le renvoi des troupes européennes. Deux visions s’opposent chez les Chrétiens d’Orient. Les deux prônent une opposition farouche au mandat pour des raisons diverses, à l’instar d’Antoine Saadé, libanais orthodoxe, qui se fait l’apôtre de la Grande Syrie en créant le parti social national syrien en 1932. D’autres, rêvent d’un État libanais majoritairement Chrétiens en niant son arabité à l’image de Pierre Gemayel, Chrétien maronite, qui fonde en 1936 le parti des Phalanges libanaises.
Finalement, l’hétérogénéité politique des Chrétiens explique le peu de collusion entre les différents coreligionnaires durant l’époque des mandats.
Au temps des indépendances : entre rêve et réalité
Au lendemain des indépendances dans les années 40, les Chrétiens d’Orient aspirent à jouer un rôle de premier plan dans la vie politique et économique de la région.
- Les premiers espoirs :
Au Liban la constitution de 1926, imposée par la France, prévoit que le Président de la République libanaise soit de confession chrétienne maronite. Malgré l’indépendance en 1943, la France garde un droit de regard sur le Liban. À cette époque, les Chrétiens représentent 52% de la population (cf. le recensement de 1932). La cohabitation avec les autres communautés est bonne. Il n’y a pas de réelle distinction communautaire au-delà du cadre strictement politique.
En Syrie et en Irak, une laïcité orientale s’instaure sous l’influence d’un penseur chrétien orthodoxe Michel Aflak. Ce dernier est le fondateur du parti Baath (résurrection en arabe) en 1944. Cette idéologie s’impose avec Hafez Al-Assad en Syrie à partir de 1970 et en 1968 avec Saddam Hussein en Irak. Elle prône la primauté de l’arabité sur l’appartenance religieuse et communautaire ainsi qu’une indépendance à l’égard de l’Occident. De ce fait, les Chrétiens peuvent exercer des postes à haute responsabilité dans l’armée ou au sein du Parlement. C’est le cas de Tarek Aziz qui est ministre des Affaires étrangères sous Saddam Hussein.
En Égypte sous le règne de Gamal Abdel Nasser (1954-1970), la communauté copte qui représente la plus importante population chrétienne au Moyen-Orient, connaît un renouveau, une impulsion mais de courte durée face à l’islamisation galopante de la société.
Avec la création de l’État d’Israël en 1948, les Chrétiens palestiniens jouent un rôle majeur dans le mouvement national. Ils sont à l’avant-garde de la lutte contre l’occupation illégitime de la Palestine. Georges Habache est le fondateur du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). Certains s’investissent dans la littérature politique comme Edward Saïd et se font les portes paroles des Palestiniens contre l’occupation israélienne.
- Vers une marginalisation progressive :
Les défaites militaires arabes face à Israël (en 1948, 1956, 1967 et 1973) chamboulent le relatif équilibre confessionnel et poussent les Chrétiens palestiniens à s’auto-marginaliser de la vie politique. L’exode massif des Palestiniens engendre des difficultés d’ordre économique et social au sein des pays hôtes (Jordanie, Syrie et Liban). En raison de la fragilité et des dissensions politiques vis-à-vis de la cause palestinienne, le Liban sombre dans une guerre « civile » aux multiples facettes de 1975 à 1990. Une partie des Chrétiens se ligue contre les Palestiniens, perçus comme responsables de cette guerre. Une autre frange de la population les soutient, car ils représentent la lutte contre Israël. Le pays implose et connaît une guerre fratricide entre Chrétiens en 1989. Désunis et influencés par l’extérieur, ils perdent leurs prérogatives politiques au profit des musulmans suite aux accords de Taëf qui mettent fin à la guerre en octobre 1989.
Face aux multiples échecs et humiliations subis par les nations arabes, petit à petit l’Islam radical éclipse le panarabisme avec le soutien officieux de l’Occident. Cette idéologie prolifère majoritairement au sein des couches populaires musulmanes sunnites. Le Chrétien y est considéré comme l’ennemi, car injustement et faussement assimilé à l’Occident.
Les Chrétiens d’Orient face à l’islamisme : entre exil, soumission et résistance
Avec la destruction de l’appareil étatique irakien et ce, depuis l’invasion américaine de 2003, l’Irak est devenu un terrain fertile pour l’islamisme radical. En 2013-2014, l’État islamique s’enracine au Levant et pousse des centaines de milliers de familles chrétiennes sur la route de l’exil. En septembre 2013, le village chrétien de Maaloula en Syrie tombe aux mains des islamistes du Front Al-Nosra (branche d’Al Qaeda en Syrie). Selon les témoignages des habitants « ils sont arrivés sur leurs pick-up en criant les Chrétiens au tombeau ». Églises et cimetières sont ravagés et les tombes pillées. Pour les islamistes, les Chrétiens d’Orient sont le cheval de Troie de l’Occident en terre arabe. Cette sémantique impose un parallèle mensonger et absurde entre Occident et Christianisme, alors que le berceau de la Chrétienté se situe en Orient.
L’État islamique sanctuarise ses acquis territoriaux. En 2014, avec la prise de la plaine de Ninive en Irak, les populations chaldéennes prennent l’exil de peur d’être persécutées et massacrées. Les populations qui restent sous l’emprise des djihadistes sont obligées de se soumettre. Ils se convertissent et doivent appliquer les codes de la charia. Dans le meilleur des cas, les femmes doivent se voiler, les hommes doivent porter des vêtements amples et ne peuvent fumer. Dans le pire des cas, les Chrétiennes servent d’esclaves sexuelles aux djihadistes et les hommes de main-d’œuvre bon marché en étant continuellement opprimés.
D’autres font le choix courageux de former des milices armées pour combattre les djihadistes dès 2013. En Syrie, de nombreux groupuscules chrétiens sont créés dans les banlieues d’Homs et d’Alep avec l’aide des Russes et des Iraniens. Ils forment les supplétifs de l’armée régulière syrienne. Somme toute, l’arrivée de Daesh a provoqué un choc rédhibitoire pour de nombreuses populations chrétiennes.
Le sectarisme politique, la menace terroriste sunnite et les politiques occidentales contestables marginalisent la communauté chrétienne. Aujourd’hui plus que jamais, les Chrétiens d’Orient doivent se restructurer politiquement et économiquement et mettre en avant leurs particularismes s’ils ne veulent pas être définitivement considérés comme les oubliés de l’Histoire orientale.